Obermann/LXXXVI

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Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 387-390).

LETTRE LXXXVI.

Im., 16 novembre, IX.

Vous avez très-bien deviné ce que je n’avais fait que laisser entrevoir. Vous en concluez que déjà je me regarde comme un célibataire, et j’avoue que celui qui se regarde comme destiné à l’être est bien près de s’y résoudre.

Puisque la vie se trouve sans mouvement quand on lui ôte ses plus honnêtes mensonges, je crois avec vous que l’on peut perdre plus qu’on ne gagne à se tenir trop sur la défensive, à se refuser à ce lien hasardeux qui promet tant de délices, qui occasionne tant d’amertumes. Sans lui la vie domestique est vide et froide, surtout pour l’homme sédentaire. Heureux celui qui ne vit pas seul, et qui n’a pas à gémir de ne point vivre seul.

Je ne vois rien que l’on puisse de bonne foi nier ou combattre dans ce que vous dites en faveur du mariage. Ce que je vous objecterai, c’est ce dont vous ne parlez pas.

On doit se marier, cela est prouvé ; mais ce qui est devoir sous un rapport peut devenir folie, bêtise ou crime sous un autre. Il n’est pas si facile de concilier les divers principes de notre conduite. On sait que le célibat en général est un mal ; mais que l’on puisse en blâmer tel ou tel particulier, c’est une question très-différente. Je me défends, il est vrai, et ce que je dis tend à m’excuser moi-même ; mais qu’importe que cette cause soit la mienne, si elle est bonne. Je ne veux faire en sa faveur qu’une observation dont la justesse me paraît évidente. Je suis bien aise de vous la faire à vous, qui m’auriez volontiers contesté, un certain soir, l’extrême besoin d’une réforme pour mettre de l’unité, de l’accord, de la simplicité dans les règles de nos devoirs ; à vous, qui m’avez accusé d’exagération lorsque j’avançais qu’il est plus difficile et plus rare d’avoir assez de discernement pour connaître le devoir que de trouver assez de forces pour le suivre. Vous aviez pour vous de grandes autorités anciennes et modernes ; j’en avais d’aussi grandes, et de très-bonnes intentions peuvent avoir trompé sur cela les Solon, les Cicéron, et d’autres encore.

L’on suppose que notre code moral est fait. Il n’y a donc plus qu’à dire aux hommes : Suivez-le ; si vous étiez de bonne foi, vous seriez toujours justes[1]. Mais moi, j’ai le malheur de prétendre que ce code est encore à faire ; je me mets au nombre de ceux qui y voient des contradictions, principes de fréquentes incertitudes, et qui plaignent les hommes justes, plus embarrassés dans le choix que faibles dans l’exécution. J’ai vu des circonstances où je défie l’homme le plus inaccessible à toute considération personnelle de prononcer sans douter, et où le moraliste le plus exercé ne prononcera jamais aussi vite qu’il est souvent nécessaire d’agir.

Mais de tous ces cas difficiles, je n’en veux qu’un : c’est celui dont j’ai à me disculper, et j’y reviens. Il faut rendre une femme heureuse, et préparer le bonheur de ses enfants ; il faut donc avant tout s’arranger de manière à avoir la certitude, ou du moins la probabilité de le pouvoir. On doit encore à soi-même et à ses autres devoirs futurs de se ménager la faculté de les remplir, et par conséquent la probabilité d’être dans une situation qui nous le permette, et qui nous donne au moins la partie du bonheur nécessaire à l’emploi de la vie. C’est autant une faute qu’une imprudence de prendre une femme qui remplira nos jours de désordre, de dégoûts ou d’opprobre ; d’en prendre une qu’il faudra chasser ou abandonner ; ou une avec qui tout bonheur mutuel sera impossible. C’est une faute de donner la naissance à des êtres pour qui on ne pourra probablement rien. Il fallait être à peu près assuré, sinon de leur laisser un sort indépendant, du moins de leur donner les avantages moraux de l’éducation, et les moyens de faire quelque chose, de remplir dans la société un rôle qui ne fût ni misérable ni déshonnête.

Vous pouvez, en route, ne point choisir votre gîte, et considérer comme supportable l’auberge que vous rencontrez. Mais vous choisirez au moins votre domicile ; vous ne vous fixerez pas pour la vie, vous n’acquerrez pas un domaine sans avoir examiné s’il vous convient. Vous ne ferez donc pas au hasard un choix plus important encore, et par lui-même, et parce qu’il est irrévocable.

Sans doute il ne faut pas aspirer à une perfection absolue ou chimérique ; il ne faut pas chercher dans les autres ce qu’on n’oserait prétendre leur offrir soi-même, et juger ce qui se présente avec assez de sévérité pour ne jamais atteindre à ce qu’on cherche. Mais approuverons-nous l’homme impatient qui se jette dans les bras du premier venu, et qui sera forcé de rompre dans trois mois avec l’ami si inconsidérément choisi, ou de s’interdire toute sa vie une amitié réelle pour en conserver une fausse ?

Ces difficultés dans le mariage ne sont pas les mêmes pour tous ; elles sont en quelque sorte particulières à une certaine classe d’hommes, et dans cette classe elles sont fréquentes et grandes. On répond du sort d’autrui ; on est assujetti à des considérations multipliées, et il peut arriver que les circonstances ne permettent aucun choix raisonnable jusqu’à l’âge de n’en plus espérer.


  1. C’est le sens du mot de Solon et du passage du de Officiis qui ont apparemment donné lieu de citer Cicéron et Solon.