Obermann/V

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Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 48-54).

LETTRE V.

Saint-Maurice, 18 août, I.

J’attendais pour vous écrire que j’eusse un séjour fixe. Enfin je suis décidé ; je passerai l’hiver ici. Je ferai auparavant des courses peu considérables ; mais, dès que l’automne sera avancée, je ne me déplacerai plus.

Je devais traverser le canton de Fribourg, et entrer dans le Valais par les montagnes ; mais les pluies m’ont forcé de me rendre à Vevay, par Payerne et Lausanne. Le temps était remis lorsque j’entrai à Vevay ; mais, quelque temps qu’il eût fait, je n’eusse pu me résoudre à continuer ma route en voiture. Entre Lausanne et Vevay le chemin s’élève et s’abaisse continuellement, presque toujours à mi-côte, entre des vignobles assez ennuyeux, à mon avis, dans une telle contrée. Mais Vevay, Clarens, Chillon, les trois lieues depuis Saint-Saphorien jusqu’à Villeneuve, surpassent ce que j’ai vu jusqu’ici. C’est du côté de Rolle qu’on admire le lac de Genève ; pour moi je ne veux pas en décider, mais c’est à Vevay, à Chillon surtout, que je le trouve dans toute sa beauté. Que n’y a-t-il dans cet admirable bassin, à la vue de la dent de Jamant, de l’aiguille du Midi et des neiges du Velan, là, devant les rochers de Meillerie, un sommet sortant des eaux, une île escarpée, bien ombragée, de difficile accès ; et, dans cette île, deux maisons, trois au plus ! Je n’irais pas plus loin. Pourquoi la nature ne contient-elle presque jamais ce que notre imagination compose pour nos besoins ? Ne serait-ce point que les hommes nous réduisent à imaginer, à vouloir ce que la nature ne forme pas ordinairement ; et que, si elle se trouve l’avoir préparé quelque part, ils le détruisent bientôt ?

J’ai couché à Villeneuve, lieu triste dans un si beau pays. J’ai parcouru, avant la chaleur du jour, les collines boisées de Saint-Tryphon, et les vergers continuels qui remplissent la vallée jusqu’à Bex. Je marchais entre deux chaînes d’Alpes d’une grande hauteur ; au milieu de leurs neiges, je suivais une route unie le long d’un pays abondant, qui semble avoir été, dans des temps reculés, presque entièrement couvert par les eaux.

La vallée où coule le Rhône, depuis Martigny jusqu’au lac, est coupée, à peu près au milieu, par des rochers couverts de pâturages et de forêts, qui forment les premiers gradins des dents de Morcle et du Midi, et qui ne sont séparés que par le lit du fleuve. Vers le nord, ces rocs sont en partie couverts de bois de châtaigniers surmontés par des sapins. C’est dans ces lieux un peu sauvages qu’est ma demeure sur la base de l’aiguille du Midi. Cette cime est l’une des plus belles des Alpes : elle en est aussi l’une des plus élevées, si l’on ne considère pas uniquement sa hauteur absolue, mais aussi son élévation visible, et l’amphithéâtre si bien ménagé qui développe toute la majesté de ses formes. De tous les sommets dont des calculs trigonométriques ou les estimations du baromètre ont déterminé la hauteur, je n’en vois aucun, d’après le simple aperçu des cartes et l’écoulement des eaux, dont la base soit assise dans des vallées aussi profondes ; je me crois fondé à lui donner une élévation apparente à peu près aussi grande qu’à aucun autre sommet de l’Europe.

A la vue de ces gorges habitées, fertiles, et pourtant sauvages, je quittai la route d’Italie, qui se détourne en cet endroit pour passer à Bex, et, me dirigeant vers le pont du Rhône, je pris des sentiers à travers des prés tels que nos peintres n’en font guère. Le pont, le château et le cours du Rhône, en cet endroit, forment un coup d’oeil très-pittoresque ; quant à la ville, je n’y vis de remarquable qu’une sorte de simplicité. Le site est un peu triste, mais de la tristesse que j’aime. Les montagnes sont belles, la vallée est unie ; les rochers touchent la ville et semblent la couvrir ; le sourd roulement du Rhône remplit de mélancolie cette terre comme séparée du globe, et qui paraît creusée et fermée de toutes parts. Peuplée et cultivée, elle semble pourtant affligée ou embellie de toute l’austérité des déserts, lorsque des nuages noirs l’obscurcissent, roulent sur les flancs des montagnes, en brunissent les sombres sapins, se rapprochent, s’entassent, et s’arrêtent immobiles comme un toit ténébreux : ou lorsque, dans un jour sans nuages, l’ardeur du soleil s’y concentre, en fait fermenter les vapeurs invisibles, agite d’une ardeur importune ce qui respire sous le ciel aride, et fait de cette solitude trop belle un amer abandon.

Les pluies froides que je venais d’éprouver en passant le Jorat, qui n’est qu’une butte auprès des Alpes, et les neiges dont j’ai vu se blanchir alors les monts de la Savoie, au milieu de l’été, m’ont fait penser plus sérieusement à la rigueur, et plus encore à la durée des hivers dans la partie élevée de la Suisse. Je désirais réunir les beautés des montagnes et la température des plaines. J’espérais trouver dans les hautes vallées quelques pentes exposées au midi, précaution bonne pour les beaux froids, mais très-peu suffisante contre les mois nébuleux, et surtout contre la lenteur du printemps. Décidé pourtant à ne point vivre ici dans les villes, je me croyais bien dédommagé de ces inconvénients si je pouvais avoir pour hôtes de bons montagnards, dans une simple vacherie, à l’abri des vents froids, près d’un torrent, dans les pâturages et les sapins toujours verts.

L’événement en a décidé autrement. J’ai trouvé ici un climat doux ; non pas dans les montagnes, à la vérité, mais entre les montagnes. Je me suis laissé entraîner à rester près de Saint-Maurice. Je ne vous dirai point comment cela s’est fait, et je serais très-embarrassé s’il fallait que je m’en rendisse compte.

Ce que vous pourrez d’abord trouver bizarre, c’est que l’ennui profond que j’ai éprouvé ici pendant quatre jours pluvieux a beaucoup contribué à m’y arrêter. Le découragement m’a pris ; j’ai craint pour l’hiver, non pas l’ennui de la solitude, mais l’ennui de la neige. Du reste, j’ai été décidé involontairement, sans choix, et par une sorte d’instinct qui semblait me dire que tel était ce qui arriverait.

Quand on vit que je songeais à m’arrêter dans le pays, plusieurs personnes me témoignèrent de l’empressement d’une manière obligeante et simple. Le propriétaire d’une maison fort jolie et voisine de la ville fut le seul avec qui je me liai. Il me pressa d’habiter sa campagne, ou de choisir entre d’autres, dont il me parla, et qui appartenaient à ses amis. Mais je voulais une situation pittoresque, et une maison où je fusse seul. Heureusement je sentis à temps que, si j’allais voir ces diverses demeures, je me laisserais engager par complaisance, ou par faiblesse, à en prendre une, quand même elles seraient toutes fort éloignées de ce que je désirais. Alors le regret d’un mauvais choix ne m’aurait laissé d’autre parti honnête à prendre que de quitter tout à fait l’endroit. Je lui dis franchement mes motifs, et il me parut les goûter assez. Je me mis à parcourir les environs, à visiter les sites qui me plaisaient davantage, et à chercher une demeure au hasard, sans m’informer même s’il y en avait dans ces endroits-là.

Je cherchais depuis deux jours ; et c’était dans un pays où, près de la ville, on trouve des lieux reculés comme au fond des déserts, et où, par conséquent, je n’avais destiné que trois jours à des recherches que je ne voulais pas étendre au loin. J’avais vu beaucoup d’habitations dans des lieux qui ne me convenaient point, et plusieurs sites heureux sans bâtiments, ou dont les maisons de pierre et de construction misérable commençaient à me faire renoncer à mon projet, lorsque j’aperçus un peu de fumée derrière de nombreux châtaigniers.

Les eaux, l’épaisseur des ombrages, la solitude des prés de toute cette pente, me plaisaient beaucoup ; mais elle est inclinée vers le nord, et comme je voulais une exposition plus favorable, je ne m’y serais pas arrêté sans cette fumée. Après avoir fait bien des détours, après avoir passé des ruisseaux rapides, je parvins à une maison isolée à l’entrée des bois et dans les prés les plus solitaires. Un logement passable, une grange en bois, un potager fermé d’un large ruisseau, deux fontaines d’une bonne eau, quelques rocs, le bruit des torrents, la terre partout inclinée, des haies vives, une végétation abondante, un pré universel prolongé sous les hêtres épars et sous les châtaigniers jusqu’aux sapins de la montagne : tel est Charrières. Dés le même soir, je pris des arrangements avec le fermier ; puis j’allai voir le propriétaire, qui demeure à Montey, une demi-lieue plus loin. Il me fit les offres les plus obligeantes. Nous convînmes aussitôt, mais d’une manière moins favorable pour moi que sa première proposition. Ce qu’il voulait d’abord n’eût pu être accepté que par un ami ; et, ce qu’il me força d’accepter eût paru généreux de la part d’une ancienne connaissance. Il faut que cette manière d’agir soit naturelle dans quelques lieux, surtout dans certaines familles. Lorsque j’en parlai dans la sienne à Saint-Maurice, je ne vis point que cela surprît personne.

Je veux jouir de Charrières avant l’hiver. Je veux y être pour la récolte des châtaignes, et j’ai bien résolu de ne pas perdre la tranquille automne.

Dans vingt jours je prends possession de la maison, de la châtaigneraie, d’une partie des prés et des vergers. Je laisse au fermier l’autre partie des pâturages et des fruits, le jardin potager, l’endroit destiné au chanvre, et surtout le terrain labouré.

Le ruisseau traverse circulairement la partie que je me suis réservée. Ce sont les plus mauvaises terres, mais les plus beaux ombrages et les recoins les plus solitaires. la mousse y nuit à la récolte des foins ; les châtaigniers, trop pressés, y donnent peu de fruit ; l’on n’y a ménagé aucune vue sur la longue vallée du Rhône ; tout y est sauvage et abandonné ; on n’a pas même débarrassé un endroit resserré entre les rocs, où les arbres, renversés par le vent et consumés de vétusté, arrêtent la vase et forment une sorte de digue ; des aunes et des coudriers y prirent racine, et rendent ce passage impénétrable. Cependant le ruisseau filtre à travers ces débris ; il en sort tout rempli d’écume pour former un bassin naturel d’une grande pureté. De là il s’échappe entre les rocs ; il roule sur la mousse ses flots précipités ; et beaucoup plus bas, il ralentit son cours, quitte les ombrages, et passe devant la maison sous un pont de trois planches de sapin.

On dit que les loups, chassés par l’abondance des neiges, descendent, en hiver, chercher jusque-là les os et les restes des viandes qu’il faut à l’homme même dans les vallées pastorales. La crainte de ces animaux a longtemps laissé cette demeure inhabitée. Pour moi, ce n’est pas ce que j’y craindrai. Que l’homme me laisse libre, du moins près de leurs antres !