Obermann/VII

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Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 56-63).

LETTRE VII.

Saint-Maurice, 3 septembre, I.

J’ai été jusqu’à la région des glaces perpétuelles, sur la dent du Midi. Avant que le soleil parût dans la vallée, j’étais déjà parvenu sur le massif de roc qui domine la ville, et je traversais le replain[1] en partie cultivé qui le couvre. Je continuai par une pente rapide, à travers d’épaisses forêts de sapins, dont plusieurs parties furent couchées par d’anciens hivers : ruines fécondes, vaste et confus amas d’une végétation morte et reproduite de ses vieux débris. A huit heures, j’atteignis au sommet découvert qui surmonte cette pente, et qui forme le premier degré remarquable de la masse étonnante dont la cime restait encore si loin de moi. Alors je renvoyai mon guide, je m’essayai avec mes propres forces ; je voulais que rien de mercenaire n’altérât cette liberté alpestre, et que nul homme de la plaine n’affaiblît l’austérité d’une région sauvage. Je sentis s’agrandir mon être ainsi livré seul aux obstacles et aux dangers d’une nature difficile, loin des entraves factices et de l’industrieuse oppression des hommes.

Je voyais avec une sorte de fermeté voluptueuse s’éloigner rapidement le seul homme que je dusse trouver dans ces vastes précipices. Je laissai à terre montre, argent, tout ce qui était sur moi, et à peu près tous mes vêtements, et je m’éloignai sans prendre soin de les cacher. Ainsi, direz-vous, le premier acte de mon indépendance fut au moins une bizarrerie, et je ressemblai à ces enfants trop contraints, qui ne font que des étourderies lorsqu’on les laisse à eux-mêmes. Je conviens qu’il y eut bien quelque puérilité dans mon empressement de tout abandonner, dans mon accoutrement nouveau ; mais enfin, j’en marchais plus à mon aise, et tenant le plus souvent entre les dents la branche que j’avais coupée pour m’aider dans les descentes, je me mis à gravir avec les mains la crête des rocs qui joint ce sommet secondaire à la masse principale. Plusieurs fois je me traînai entre deux abîmes dont je n’apercevais pas le fond. Je parvins ainsi jusqu’aux granits.

Mon guide m’avait dit que je ne pourrais pas m’élever davantage. Je fus en effet arrêté longtemps ; mais enfin je trouvai, en redescendant un peu, des passages plus praticables, et, les gravissant avec l’audace d’un montagnard, j’arrivai à une sorte de bassin rempli d’une neige glacée et encroûtée que les étés n’ont jamais fondue. Je montai encore beaucoup ; mais, parvenu au pied du pic le plus élevé de toute la dent, je ne pus atteindre la pointe, dont l’escarpement se trouvait à peine incliné, et qui m’a paru surpasser d’environ cinq cents pieds le point où j’étais.

Quoique j’eusse traversé peu de neiges, comme je n’avais pris aucunes précautions contre elles, mes yeux, fatigués de leur éclat et brûlés par la réflexion du soleil de midi sur leur surface glacée, ne purent bien discerner les objets. D’ailleurs beaucoup des sommets que j’apercevais me sont inconnus : je n’ai pu être certain que des plus remarquables. Depuis que je suis en Suisse, je ne lis que de Saussure, Bourrit, Tableau de la Suisse, etc., mais je suis encore fort étranger dans les Alpes. Je n’ai pu néanmoins méconnaître la cime colossale du mont Blanc, qui s’élevait sensiblement au-dessus de moi ; celle du Velan ; une autre plus éloignée, mais plus haute, que je suppose être le mont Rosa ; et la dent de Morcle, de l’autre côté de la vallée, vis-à-vis, près de moi, mais plus bas, par-delà les abîmes. Le bloc que je ne pouvais escalader nuisait beaucoup à la partie la plus frappante peut-être de cette vaste perspective. C’est derrière lui que s’étendaient les longues profondeurs du Valais, bordées de l’un et de l’autre côté par les glaciers de Sanetz, de Lauter-Brunnen et des Pennines, et terminées par les dômes du Gothard et du Titlis, les neiges de la Furca, les pyramides du Schreckhorn et du Finster-aar-horn.

Mais cette vue des sommets abaissés sous les pieds de l’homme, cette vue si grande, si imposante, si éloignée de la monotone nullité du paysage des plaines, n’était pas encore ce que je cherchais dans la nature libre, dans l’immobilité silencieuse, dans l’air pur. Sur les terres basses, c’est une nécessité que l’homme naturel soit sans cesse altéré, en respirant cette atmosphère sociale si épaisse, si orageuse, si pleine de fermentation, toujours ébranlée par le bruit des arts, le fracas des plaisirs ostensibles, les cris de la haine et les perpétuels gémissements de l’anxiété et des douleurs. Mais là, sur ces monts déserts, où le ciel est immense, où l’air est plus fixe, et les temps moins rapides, et la vie plus permanente ; là, la nature entière exprime éloquemment un ordre plus grand, une harmonie plus visible, un ensemble éternel. Là, l’homme retrouve sa forme altérable, mais indestructible ; il respire l’air sauvage loin des émanations sociales ; son être est à lui comme à l’univers : il vit d’une vie réelle dans l’unité sublime.

Voilà ce que je voulais éprouver, ce que je cherchais du moins. Incertain de moi-même dans l’ordre de choses arrangé à grands frais par d’ingénieux enfants[2], je montai demander à la nature pourquoi je suis mal au milieu d’eux. Je voulais savoir enfin si mon existence est étrangère dans l’ordre humain, ou si l’ordre social actuel s’éloigne de l’harmonie éternelle, comme une sorte d’irrégularité ou d’exception accidentelle dans le mouvement du monde. Enfin je crois être sûr de moi. Il est des moments qui dissipent la défiance, les préventions, les incertitudes, et où l’on connaît ce qui est, par une impérieuse et inébranlable conviction.

Qu’il en soit donc ainsi. Je vivrai misérable et presque ridicule sur une terre assujettie aux caprices de ce monde éphémère ; opposant à mes ennuis cette conviction qui me place intérieurement auprès de l’homme tel qu’il serait. Et s’il se rencontre quelqu’un d’un caractère assez peu flexible pour que son être, formé sur le modèle antérieur, ne puisse être livré aux empreintes sociales, si, dis-je, le hasard me fait rencontrer un tel homme, nous nous entendrons ; il me restera ; je serai à lui pour toujours ; nous reporterons l’un vers l’autre nos rapports avec le reste du monde ; et, quittés des autres hommes, dont nous plaindrons les vains besoins, nous suivrons, s’il se peut, une vie plus naturelle, plus égale. Cependant qui pourra dire si elle serait plus heureuse, sans accord, avec les choses, et passée au milieu des peuples souffrants ?

Je ne saurais vous donner une juste idée de ce monde nouveau, ni exprimer la permanence des monts dans une langue des plaines. Les heures m’y semblaient à la fois et plus tranquilles et plus fécondes, et, comme si le roulement des astres eût été ralenti dans le calme universel, je trouvais dans la lenteur et l’énergie de ma pensée une succession que rien ne précipitait et qui pourtant devançait son cours habituel. Quand je voulus estimer sa durée, je vis que le soleil ne l’avait pas suivie ; et je jugeai que le sentiment de l’existence est réellement plus pesant et plus stérile dans l’agitation des terres humaines. Je vis que, malgré la lenteur des mouvements apparents, c’est dans les montagnes, sur leurs cimes paisibles, que la pensée, moins pressée, est plus véritablement active. L’homme des vallées consume, sans en jouir, sa durée inquiète et irritable ; semblable à ces insectes toujours mobiles qui perdent leurs efforts en vaines oscillations, et que d’autres, aussi faibles, mais plus tranquilles, laissent derrière eux dans leur marche directe et toujours soutenue.

La journée était ardente, l’horizon fumeux et les vallées vaporeuses. L’éclat des glaces remplissait l’atmosphère inférieure de leurs reflets lumineux ; mais une pureté inconnue semblait essentielle à l’air que je respirais. À cette hauteur, nulle exhalaison des lieux bas, nul accident de lumière ne troublait, ne divisait la vague et sombre profondeur des cieux. Leur couleur apparente n’était plus ce bleu pâle et éclairé, doux revêtement des plaines, agréable et délicat mélange qui forme à la terre habitée une enceinte visible où l’œil se repose et s’arrête. Là l’éther indiscernable laissait la vue se perdre dans l’immensité sans bornes ; au milieu de l’éclat du soleil et des glaciers, chercher d’autres mondes et d’autres soleils comme sous le vaste ciel des nuits ; et par-dessus l’atmosphère embrasée des feux du jour, pénétrer un univers nocturne.

Insensiblement des vapeurs s’élevèrent des glaciers et formèrent des nuages sous mes pieds. L’éclat des neiges ne fatigua plus mes yeux, et le ciel devint plus sombre encore et plus profond. Un brouillard couvrit les Alpes ; quelques pics isolés sortaient seuls de cet océan de vapeurs ; des filets de neige éclatante, retenus dans les fentes de leurs aspérités, rendaient le granit plus noir et plus sévère. Le dôme neigeux du mont Blanc élevait sa masse inébranlable sur cette mer grise et mobile, sur ces brumes amoncelées que le vent creusait et soulevait en ondes immenses. Un point noir parut dans leurs abîmes ; il s’éleva rapidement, il vint droit à moi ; c’était le puissant aigle des Alpes, ses ailes étaient humides et son œil farouche ; il cherchait une proie, mais à la vue d’un homme il se mit à fuir avec un cri sinistre, il disparut en se précipitant dans les nuages. Ce cri fut vingt fois répété ; mais par des sons secs, sans aucun prolongement, semblables à autant de cris isolés dans le silence universel. Puis tout rentra dans un calme absolu ; comme si le son lui-même eût cessé d’être, et que la propriété des corps sonores eût été effacée de l’univers. Jamais le silence n’a été connu dans les vallées tumultueuses ; ce n’est que sur les cimes froides que règne cette immobilité, cette solennelle permanence que nulle langue n’exprimera, que l’imagination n’atteindra pas. Sans les souvenirs apportés des plaines, l’homme ne pourrait croire qu’il soit hors de lui quelque mouvement dans la nature ; le cours des astres lui serait inexplicable ; et jusqu’aux variations des vapeurs, tout lui semblerait subsister dans le changement même. Chaque moment présent lui paraissant continu, il aurait la certitude sans avoir jamais le sentiment de la succession des choses ; et les perpétuelles mutations de l’univers seraient à sa pensée un mystère impénétrable.

Je voudrais avoir conservé des traces plus sûres, non pas de mes sensations générales dans ces contrées muettes, elles ne seront point oubliées, mais des idées qu’elles amenèrent et dont ma mémoire n’a presque rien gardé. Dans des lieux si différents, l’imagination peut à peine rappeler un ordre de pensées que semblent repousser tous les objets présents. Il eût fallu écrire ce que j’éprouvais ; mais alors j’eusse bientôt cessé de sentir d’une manière extraordinaire. Il y a dans ce soin de conserver sa pensée pour la retrouver ailleurs quelque chose de servile, et qui tient aux soins d’une vie dépendante. Ce n’est pas dans les moments d’énergie que l’on s’occupe des autres temps ou des autres hommes : on ne penserait pas alors pour des convenances factices, pour la renommée, ou même pour l’utilité publique. On est plus naturel, on ne pense pas même pour user du moment présent ; on ne commande pas à ses idées, on ne veut pas réfléchir, on ne demande pas à son esprit d’approfondir une matière, de découvrir des choses cachées, de trouver ce qui n’a pas été dit. La pensée n’est pas active et réglée, mais passive ou libre : on songe, on s’abandonne ; on est profond sans esprit, grand sans enthousiasme, énergique sans volonté ; on rêve, on ne médite point. Ne soyez pas surpris que je n’aie rien à vous dire après avoir eu, pendant plus de six heures, des sensations et des idées que ma vie entière ne ramènera peut-être pas. Vous savez comment fut trompée l’attente de ces hommes du Dauphiné qui herborisaient avec Jean-Jacques. Ils parvinrent à un sommet dont la position était propre à échauffer un génie poétique : ils attendaient un beau morceau d’éloquence ; l’auteur de Julie s’assit à terre, se mit à jouer avec quelques brins d’herbe, et ne dit mot.

Il pouvait être cinq heures lorsque je remarquai combien les ombres s’allongeaient, et que j’éprouvai quelque froid dans l’angle ouvert au couchant où j’étais resté longtemps immobile sur le granit. Je n’y pouvais prendre de mouvement : la marche était trop difficile sur ces escarpements. Les vapeurs étaient dissipées, et je vis que la soirée serait belle, même dans les vallées.

J’aurais été dans un vrai danger si les nuages se fussent épaissis ; mais je n’y avais pas songé jusqu’à ce moment. La couche d’air grossier qui enveloppe la terre m’était trop étrangère dans l’air pur que je respirais, vers les confins de l’éther (D) : toute prudence s’était éloignée de moi, comme si elle n’eût été qu’une convenance de la vie factice.

En redescendant sur la terre habitée, je sentis que je reprenais la longue chaîne des sollicitudes et des ennuis. Je rentrai à dix heures ; la lune donnait sur ma fenêtre. Le Rhône roulait avec bruit : il ne faisait aucun vent ; tout dormait dans la ville. Je songeai aux monts que je quittais, à Charrières que je vais habiter, à la liberté que je me suis donnée.


  1. Ce mot, qu’il serait difficile de remplacer par une expression aussi juste, a été adopté ici apparemment pour cette raison : comme il est usité dans les Alpes, je ne l’ai point changé.
  2. Jeune homme qui sentez comme lui, ne décidez point que vous sentirez toujours de même. Vous ne changerez pas, mais les temps vous calmeront : vous mettrez ce qui est à la place de ce que vous aimiez. Vous vous lasserez ; vous voudrez une vie commode : ce consentement est très-commode. Vous direz : si l’espèce subsiste, chaque individu ne faisant que passer, c’est peu la peine qu’il raisonne pour lui-même et qu’il s’inquiète. Vous chercherez des délassements ; vous vous mettrez à table, vous verrez le côté bizarre de chaque chose, vous sourirez dans l’intimité. Vous trouverez une sorte de mollesse assez heureuse dans votre ennui même, et vous passerez en oubliant que vous n’avez pas vécu. Plusieurs ont enfin passé de même.