Obermann/XI

La bibliothèque libre.
Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 69-73).

LETTRE XI.

Paris, 27 juin, II.

Je passe assez souvent deux heures à la bibliothèque ; non pas précisément pour m’instruire, ce désir-là se refroidit sensiblement ; mais parce que, ne sachant trop avec quoi remplir ces heures qui pourtant roulent irréparables, je les trouve moins pénibles quand je les emploie au dehors que s’il faut les consumer chez moi. Des occupations un peu commandées me conviennent dans mon découragement : trop de liberté me laisserait dans l’indolence. J’ai plus de tranquillité entre des gens silencieux comme moi que seul au milieu d’une population tumultueuse. J’aime ces longues salles, les unes solitaires, les autres remplies de gens attentifs, antique et froid dépôt des efforts et de toutes les vanités humaines.

Quand je lis Bougainville, Chardin, Laloubère, je me pénètre de l’ancienne mémoire des terres épuisées, de la renommée d’une sagesse lointaine, ou de la jeunesse des îles heureuses ; mais, oubliant enfin et Persépolis, et Bénarès, et Tinian même, je réunis le temps et les lieux dans le point présent où les conceptions humaines les perçoivent tous. Je vois ces esprits avides qui acquièrent dans le silence et la contention, tandis que l’éternel oubli, roulant sur leurs têtes savantes et séduites, amène leur mort nécessaire, et va dissiper en un moment de la nature, et leur être, et leur pensée, et leur siècle.

Les salles environnent une cour longue, tranquille, couverte d’herbe, où sont deux ou trois statues, quelques ruines et un bassin d’eau verte qui paraît ancienne comme ces monuments. Je sors rarement sans m’arrêter un quart d’heure dans cette enceinte silencieuse. J’aime à rêver en marchant sur ces vieux pavés que l’on a tirés des carrières, pour préparer aux pieds de l’homme une surface sèche et stérile. Mais le temps et l’abandon les remettent en quelque sorte sous la terre en les recouvrant d’une couche nouvelle, et en redonnant au sol sa végétation et des teintes de son aspect naturel. Quelquefois je trouve ces pavés plus éloquents que les livres que je viens d’admirer.

Hier, en consultant l’Encyclopédie, j’ouvris le volume à un endroit que je ne cherchais pas, et je ne me rappelle pas quel était cet article ; mais il s’agissait d’un homme qui, fatigué d’agitations et de revers, se jeta dans une solitude absolue par une de ces résolutions victorieuses des obstacles, et qui font qu’on s’applaudit tous les jours d’en avoir eu une de volonté forte. L’idée de cette vie indépendante n’a rappelé à mon imagination ni les libres solitudes de l’Imaüs, ni les îles faciles de la Pacifique, ni les Alpes plus accessibles et déjà tant regrettées. Mais un souvenir distinct m’a présenté d’une manière frappante, et avec une sorte de surprise et d’inspiration, les rochers stériles et les bois de Fontainebleau.

Il faut que je vous parle davantage de ce lieu un peu étranger au milieu de nos campagnes. Vous comprendrez mieux alors comment je m’y suis fortement attaché.

Vous savez que, jeune encore, je demeurai quelques années à Paris. Les parents avec qui j’étais, malgré leur goût pour la ville, passèrent plusieurs fois le mois de septembre à la campagne chez des amis. Une année ce fut à Fontainebleau, et deux autres fois depuis nous allâmes chez ces mêmes personnes, qui demeuraient alors au pied de la forêt, vers la rivière. J’avais, je crois, quatorze, quinze et dix-sept ans, lorsque je vis Fontainebleau. Après une enfance casanière, inactive et ennuyée, si je sentais en homme à certains égards, j’étais enfant à beaucoup d’autres. Embarrassé, incertain ; pressentant tout peut-être, mais ne connaissant rien ; étranger à ce qui m’environnait, je n’avais d’autre caractère décidé que d’être inquiet et malheureux. La première fois, je n’allai point seul dans la forêt ; je me rappelle peu ce que j’y éprouvai, je sais seulement que je préférai ce lieu à tous ceux que j’avais vus, et qu’il fut le seul où je désirai de retourner.

L’année suivante, je parcourus avidement ces solitudes ; je m’y égarais à dessein, content lorsque j’avais perdu toute trace de ma route, et que je n’apercevais aucun chemin fréquenté. Quand j’atteignais l’extrémité de la forêt, je voyais avec peine ces vastes plaines nues et ces clochers dans l’éloignement. Je me retournais aussitôt, je m’enfonçais dans le plus épais du bois ; et, quand je trouvais un endroit découvert et fermé de toutes parts, où je ne voyais que des sables et des genièvres, j’éprouvais un sentiment de paix, de liberté, de joie sauvage, pouvoir de la nature sentie pour la première fois dans l’âge facilement heureux. Je n’étais pas gai pourtant : presque heureux, je n’avais que l’agitation du bien-être. Je m’ennuyais en jouissant, et je rentrais toujours triste. Plusieurs fois j’étais dans les bois avant que le soleil parût. Je gravissais les sommets encore dans l’ombre, je me mouillais dans la bruyère pleine de rosée ; et quand le soleil paraissait, je regrettais la clarté incertaine qui précède l’aurore. J’aimais les fondrières, les vallons obscurs, les bois épais ; j’aimais les collines couvertes de bruyère ; j’aimais beaucoup les grès renversés et les rocs ruineux ; j’aimais bien plus ces sables mobiles, dont nul pas d’homme ne marquait l’aride surface sillonnée çà et là par la trace inquiète de la biche ou du lièvre en fuite. Quand j’entendais un écureuil, quand je faisais partir un daim, je m’arrêtais, j’étais mieux, et pour un moment je ne cherchais plus rien. C’est à cette époque que je remarquai le bouleau, arbre solitaire qui m’attristait déjà, et que depuis je ne rencontre jamais sans plaisir. J’aime le bouleau ; j’aime cette écorce blanche, lisse et crevassée ; cette tige agreste ; ces branches qui s’inclinent vers la terre ; la mobilité des feuilles, et tout cet abandon, simplicité de la nature, attitude des déserts.

Temps perdus, et qu’on ne saurait oublier ! Illusion trop vaine d’une sensibilité expansive ! Que l’homme est grand dans son inexpérience : qu’il serait fécond, si le regard froid de son semblable, si le souffle aride de l’injustice ne venait pas dessécher son cœur ! J’avais besoin de bonheur. J’étais né pour souffrir. Vous connaissez ces jours sombres, voisins des frimas, dont l’aurore elle-même, épaississant les brumes, ne commence la lumière que par des traits sinistres d’une couleur ardente sur les nues amoncelées. Ce voile ténébreux, ces rafales orageuses, ces lueurs pâles, ces sifflements à travers les arbres qui plient et frémissent, ces déchirements prolongés semblables à des gémissements funèbres ; voilà le matin de la vie : à midi, des tempêtes plus froides et plus continues ; le soir, des ténèbres plus épaisses, et la journée de l’homme est achevée.

Le prestige spécieux, infini, qui naît avec le cœur de l’homme, et qui semblait devoir subsister autant que lui, se ranima un jour : j’allai jusqu’à croire que j’aurais des désirs satisfaits. Ce feu subit et trop impétueux brûla dans le vide, et s’éteignit sans avoir rien éclairé. Ainsi, dans la saison des orages apparaissent, pour l’effroi de l’être vivant, des éclairs instantanés dans la nuit ténébreuse.

C’était en mars : j’étais à Lu**. Il y avait des violettes au pied des buissons, et des lilas dans un petit pré bien printanier, bien tranquille, incliné au soleil de midi. La maison était au-dessus, beaucoup plus haut. Un jardin en terrasse ôtait la vue des fenêtres. Sous le pré, des rocs difficiles et droits comme des murs ; au fond, un large torrent, et par delà, d’autres rochers couverts de prés, de haies et de sapins ! Les murs antiques de la ville passaient à travers tout cela : il y avait un hibou dans leurs vieilles tours. Le soir, la lune éclairait ; des cors se répondaient dans l’éloignement ; et la voix que je n’entendrai plus…! Tout cela m’a trompé. Ma vie n’a encore eu que cette seule erreur. Pourquoi donc ce souvenir de Fontainebleau, et non pas celui de Lu** ?