Obermann/XX

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Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 87-89).

LETTRE XX.

Fontainebleau, 27 août, II.

Combien peu il faut à l’homme qui veut seulement vivre, et combien il faut à celui qui veut vivre content et employer ses jours ! Celui-là serait bien plus heureux qui aurait la force de renoncer au bonheur, et de voir qu’il est trop difficile ; mais faut-il rester toujours seul ? La paix elle-même est un triste bien si on n’espère point la partager.

Je sais que plusieurs trouvent assez de permanence dans un bien du moment, et que d’autres savent se borner à une manière d’être sans ordre et sans goût. J’en ai vu se faire la barbe devant un miroir cassé. Les langes des enfants étaient étendus à la fenêtre ; une de leurs robes pendait contre le tuyau du poêle ; leur mère les lavait auprès de la table sans nappe, où étaient servis, sur des plats recousus, du bouilli réchauffé et les restes du dindon du dimanche. Il y aurait eu de la soupe si le chat n’eût pas renversé le bouillon (E). On appelle cela une vie simple : pour moi, je l’appelle une vie malheureuse, si elle est momentanée ; je l’appelle une vie de misère, si elle est forcée et durable ; mais, si elle est volontaire, si l’on ne s’y déplaît pas, si l’on compte subsister ainsi, je l’appelle une existence ridicule.

C’est une bien belle chose, dans les livres, que le mépris des richesses ; mais avec un ménage et point d’argent, il faut ou ne rien sentir, ou avoir une force inébranlable ; or je doute qu’avec un grand caractère on se soumette à une telle vie. On supporte tout ce qui est accidentel ; mais c’est adopter cette misère que d’y plier pour toujours sa volonté. Ces stoïciens-là manqueraient-ils du sentiment des choses convenables, qui apprend à l’homme que vivre ainsi n’est point vivre selon sa nature ? Leur simplicité sans ordre, sans délicatesse, sans honte, ressemble plus, à mon avis, à la sale abnégation d’un moine mendiant, à la grossière pénitence d’un fakir, qu’à la fermeté, qu’à l’indifférence philosophique.

Il est une propreté, un soin, un accord, un ensemble dans la simplicité même. Les gens dont je parle n’ont pas un miroir de vingt sous, et ils vont au spectacle ; ils ont de la faïence écornée, et des habits de fin drap ; ils ont des manchettes bien plissées à des chemises d’une toile grossière. S’ils se promènent, c’est aux Champs-Élysées ; ces solitaires y vont voir les passants, disent-ils ; et, pour voir ces passants, ils vont s’en faire mépriser et s’asseoir sur quelques restes d’herbe parmi la poussière que fait la foule. Dans leur flegme philosophique ils dédaignent les convenances arbitraires, et mangent leur brioche à terre, entre les enfants et les chiens, entre les pieds de ceux qui vont et reviennent. Là ils étudient l’homme en jasant avec les bonnes et les nourrices : là ils méditent une brochure, où les rois seront avertis des dangers de l’ambition ; où le luxe de la bonne société sera réformé ; où tous les hommes apprendront qu’il faut modérer ses désirs, vivre selon la nature, et manger des gâteaux de Nanterre.

Je ne veux pas vous en dire plus. Si j’allais vous mener trop loin dans la disposition à plaisanter sur de certaines choses, vous pourriez rire aussi de la manière bizarre dont je vis dans ma forêt : il y a bien quelque puérilité à se faire un désert auprès d’une capitale. Il faut que vous conveniez pourtant qu’il reste encore de la distance entre mes bois près de Paris, et un tonneau dans Athènes (F) ; et je vous accorderai, de mon côté, que les Grecs, policés comme nous, pouvaient faire plus que nous des choses singulières, parce qu’ils étaient plus près des anciens temps. Le tonneau fut choisi pour y mener publiquement, et dans la maturité de l’âge, la vie d’un sage. Cela est bien extraordinaire, mais l’extraordinaire ne choquait pas excessivement les Grecs. L’usage, les choses reçues, ne formaient point leur code suprême. Tout chez eux pouvait avoir son caractère particulier ; et ce qu’il était rare d’y rencontrer, c’était une chose qui leur fût ordinaire et universelle. Comme un peuple qui fait ou qui continue l’essai de la vie sociale, ils semblaient chercher l’expérience des institutions et des usages, et ignorer encore quelles étaient les habitudes exclusivement bonnes. Mais nous à qui il ne reste aucun doute là-dessus, nous qui avons, en tout, adopté le mieux possible, nous faisons bien de consacrer nos moindres manières, et de punir de mépris l’homme assez stupide pour sortir d’une trace si bien connue. Au reste, ce qui m’excuse sérieusement, moi qui n’ai nulle envie d’imiter les cyniques, c’est que je ne prétends ni me faire honneur d’un caprice de jeune homme, ni, au milieu des hommes, opposer directement ma manière à la leur, dans les choses que le devoir ne me prescrit point. Je me permets une singularité indifférente par elle-même, et que je juge m’être bonne à certains égards. Elle choquerait leur manière de penser : il me semble que c’est le seul inconvénient qu’elle puisse avoir, et je la leur cache afin de l’éviter.