Obermann/XXX

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Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 109-111).

LETTRE XXX.

Paris, 7 mars, III.

Il faisait sombre et un peu froid ; j’étais abattu, je marchais parce que je ne pouvais rien faire. Je passai auprès de quelques fleurs posées sur un mur à hauteur d’appui. Une jonquille était fleurie. C’est la plus forte expression du désir : c’était le premier parfum de l’année. Je sentis tout le bonheur destiné à l’homme. Cette indicible harmonie des êtres, le fantôme du monde idéal fut tout entier dans moi ; jamais je n’éprouvai quelque chose de plus grand et de si instantané. Je ne saurais trouver quelle forme, quelle analogie, quel rapport secret a pu me faire voir dans cette fleur une beauté illimitée, l’expression, l’élégance, l’attitude d’une femme heureuse et simple dans toute la grâce et la splendeur de la saison d’aimer. Je ne concevrai point cette puissance, cette immensité que rien n’exprimera ; cette forme que rien ne contiendra ; cette idée d’un monde meilleur, que l’on sent et que la nature n’aurait pas fait ; cette lueur céleste que nous croyons saisir, qui nous passionne, qui nous entraîne, et qui n’est qu’une ombre indiscernable, errante, égarée dans le ténébreux abîme.

Mais cette ombre, cette image embellie dans le vague, puissante de tout le prestige de l’inconnu, devenue nécessaire dans nos misères, devenue naturelle à nos cœurs opprimés, quel homme a pu l’entrevoir une fois seulement, et l’oublier jamais ?

Quand la résistance, quand l’inertie d’une puissance morte, brute, immonde, nous entrave, nous enveloppe, nous comprime, nous retient plongés dans les incertitudes, les dégoûts, les puérilités, les folies imbéciles ou cruelles ; quand on ne sait rien, quand on ne possède rien ; quand tout passe devant nous comme les figures bizarres d’un songe odieux et ridicule ; qui réprimera dans nos cœurs le besoin d’un autre ordre, d’une autre nature ?

Cette lumière ne serait-elle qu’une lueur fantastique ? Elle séduit, elle subjugue dans la nuit universelle. On s’y attache, on la suit : si elle nous égare, elle nous éclaire et nous embrase. Nous imaginons, nous voyons une terre de paix, d’ordre, d’union, de justice, où tous sentent, veulent et jouissent avec la délicatesse qui fait les plaisirs, avec la simplicité qui les multiplie. Quand on a eu la perception des délices inaltérables et permanentes ; quand on a imaginé la candeur de la volupté, combien les soins, les vœux, les plaisirs du monde visible sont vains et misérables ! Tout est froid, tout est vide ; on végète dans un lieu d’exil, et, du sein des dégoûts, on fixe dans sa patrie imaginaire ce cœur chargé d’ennuis. Tout ce qui l’occupe ici, tout ce qui l’arrête n’est plus qu’une chaîne avilissante : on rirait de pitié, si l’on n’était accablé de douleur. Et lorsque l’imagination reportée vers ces lieux meilleurs compare un monde raisonnable au monde où tout fatigue et tout ennuie, l’on ne sait plus si cette grande conception n’est qu’une idée heureuse, et qui peut distraire des choses réelles, ou si la vie sociale n’est pas elle-même une longue distraction.