Oblomov/III

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Chapitre III
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III


— Y est-il ? demanda dans l’antichambre une voix bruyante et rude.

— Où voulez-vous qu’on aille à cette heure ? répondit Zakhare d’une voix plus rude encore.

On vit entrer un homme d’une quarantaine d’années, appartenant à la grosse espèce, long, large des épaules et du buste, ayant les traits gros, la tête puissante, le cou fort et court, les yeux grands et à fleur de tête, les lèvres épaisses. Il suffisait de jeter un coup d’œil sur cet homme pour avoir l’idée de quelque chose de grossier et de mal soigné.

On voyait qu’il ne visait pas à l’élégance dans sa toilette et rarement on le trouvait rasé de frais. Mais il paraît que cela lui était indifférent ; il n’avait pas honte de son costume, il le portait avec une sorte de dignité cynique. C’était M. Michée Taranntieff, compatriote d’Oblomoff.

Taranntieff regardait tout d’un air malveillant et presque dédaigneux. Plein d’une visible aversion pour ce qui l’entourait, il était prêt à tout insulter, les hommes et les choses. On aurait pu croire à un esprit aigri par l’injustice, à un mérite méconnu, enfin à un caractère énergique, persécuté par le sort qu’il subissait de mauvaise grâce, mais sans se décourager.

Il avait le geste ample et hardi, le verbe haut, prompt et presque toujours colère ; à quelque distance il semblait qu’on entendît le roulement de trois chariots vides sur le pavé. Personne n’avait le don de l’intimider : il ne mâchait pas le mot, et était en général d’un commerce désagréable avec tout le monde, sans en excepter ses amis. Il avait toujours l’air de dire aux autres qu’en causant avec eux, ou même en dînant, ou en soupant chez eux, il leur faisait beaucoup d’honneur.

Taranntieff était doué d’un esprit vif et rusé ; personne ne savait mieux que lui résoudre une question de la vie ordinaire ou débrouiller une affaire litigieuse. Dans l’une ou l’autre circonstance, il développait sur-le-champ une théorie pour le cas présent, déduisait très-subtilement les preuves à l’appui, et, pour conclure, finissait toujours par brutaliser celui qui lui avait demandé conseil.

Pourtant, vingt-cinq ans auparavant, il avait débuté dans un ministère, en qualité d’expéditionnaire, et il avait grisonné dans cet emploi. Il ne lui était jamais venu en la tête, ni à lui ni à personne, qu’il aurait pu obtenir de l’avancement. Le fait est que Taranntieff n’était qu’un beau parleur ; en paroles il trouvait à tout une solution claire et facile, surtout dans les affaires d’autrui ; mais dès qu’il fallait remuer un doigt, bouger de place, en un mot, appliquer la théorie imaginée par lui-même et entrer dans la pratique, faire preuve d’ordre, d’activité, il était un autre homme : c’est là justement qu’il se montrait insuffisant.

La besogne lui devenait à charge ; il était embarrassé, indisposé, ou il lui survenait une autre affaire, qu’il ne devait pas entamer non plus.

S’il l’entame, Dieu vous préserve de l’issue. C’est un véritable écolier : ici, il a manqué d’attention ; là, il ignore quelques menus détails ; ici, il est en retard, et finit par laisser l’affaire en plan, ou bien il la prend à rebours : c’est ainsi qu’il gâche tout, sans remède : par dessus le marché, il vous dit des injures.

Son père, praticien de province de la vieille roche, avait voulu lui léguer ses roueries de chicaneur, et lui faire parcourir adroitement sa carrière dans les tribunaux ; mais le sort en avait décidé autrement. Le père, qui avait jadis appris l’abc pour quelques kopeks, ne voulut point que son fils restât en arrière de son siècle : il résolut de lui faire enseigner quelque autre chose que la chicane. Il l’envoya trois années durant chez le pope étudier le latin.

L’enfant, qui ne manquait pas de moyens naturels, apprit en trois ans la grammaire et la syntaxe latine, il fut sur le point de déchiffrer Cornélius Népos ; mais le père pensa qu’il en savait assez, que même ces connaissances lui donnaient un avantage immense sur la vieille génération, et qu’enfin des études plus approfondies pourraient peut-être faire tort à son service dans les tribunaux.

À l’âge de seize ans, Michée, ne sachant que faire de son latin, se mit à l’oublier dans la maison paternelle ; mais en échange, et en attendant l’honneur de paraître au commissariat de police ou au tribunal de première instance, il fut de tous les festins et parties fines de son père.

À cette école et dans les conversations intimes, l’intelligence de Michée s’aiguisa jusqu’à la finesse la plus subtile. L’adolescent impressionnable écoutait d’une oreille attentive les histoires des collègues de son père sur mille affaires civiles et criminelles, sur des cas curieux qui avaient passé par les mains de ces chicaneurs de la vieille roche.

Cette éducation fut sans résultat ; malgré tout, Michée ne devint ni un praticien ni un chicaneur. Le succès eût certainement couronné tant d’efforts, si le destin n’avait détruit les projets du vieillard. Des instructions paternelles Michée s’était approprié les théories, restait la pratique ; mais le père mourut, le fils n’eût pas le temps d’entrer dans les affaires et fut emmené à Pétersbourg par un protecteur qui lui trouva l’emploi d’expéditionnaire dans un ministère, et qui ensuite l’oublia.

C’est ainsi que Taranntieff resta théoricien toute sa vie. Dans la bureaucratie de Pétersbourg il n’eut que faire de son latin et de sa connaissance de la théorie pour tourner à sa guise les affaires justes ou douteuses ; et cependant il portait et reconnaissait en lui-même une force assoupie, enfermée en lui par des circonstances éternellement hostiles, sans espoir de se produire au dehors ; — ainsi que dans les contes un charme enferme entre des murs étroits les mauvais esprits dépouillés de leur pouvoir malfaisant.

Peut-être était-ce la conscience de cette force inactive qui rendait Taranntieff grossier, malveillant, colère et hargneux. Il considérait avec amertume et mépris ses occupations actuelles : faire des expéditions, enfiler des copies, etc. Une seule, une dernière espérance lui souriait néanmoins dans le lointain ; passer à un emploi dans les fermes d’eau-de-vie. Cet emploi eut seul compensé avantageusement à ses yeux la perte de la carrière à laquelle le destinait son père et où il n’avait pu entrer.

En attendant, cette théorie de la vie et de ses actes, que son père lui avait construite et enseignée, cette théorie de vénalité et de prévarication, n’ayant pas trouvé en province un théâtre digne d’elle, s’appliquait à Pétersbourg à toutes les minuties de son existence infime et inutile ; à défaut des rapports officiels, elle se glissait dans toutes ses relations personnelles.

Il était vénal de sa nature et par principe ; en l’absence d’affaires et de clientèle, il usait de sa finesse pour rançonner ses collègues et ses amis. Dieu sait comment et pourquoi, partout où il le pouvait, tantôt par sa ruse, tantôt par son insolence, il les forçait à lui payer à dîner, exigeait d’eux une considération dont il était indigne, et les querellait à tout bout de champ.

Jamais il n’eut honte de s’habiller de vêtements déjà portés, mais il n’était point sans inquiétude, lorsque dans le courant de la journée il n’avait pas en perspective un dîner pantagruélique, arrosé d’une raisonnable quantité de vins et d’eau-de-vie.

C’est pourquoi, dans le cercle de ses relations, il jouait le rôle d’un grand chien de garde, qui aboie après tout le monde et ne permet à personne de bouger, mais qui en même temps est toujours prêt à happer le morceau de bœuf, d’où qu’il vienne.

Tels étaient les deux familiers d’Oblomoff. Pourquoi venaient-ils chez lui, ces deux prolétaires ? Pourquoi ? Ils le savaient très-bien : pour boire, manger et fumer de bons cigares. Ils y trouvaient un abri chaud et commode, et toujours la même réception, sinon cordiale, du moins indifférente.

Mais pourquoi Oblomoff les recevait-il ? Il ne pouvait trop s’en rendre compte. Il paraît pourtant que c’était pour la même cause qui, jusqu’à nos jours, au fond de la province, au foyer de nos Oblomofki éloignées, dans chaque maison opulente, rassemble une ruche de gens des deux sexes et de même acabit, sans pain, sans profession, sans bras pour produire, bien qu’ils aient un estomac pour consommer, — mais pourvus presque toujours d’un grade et d’un état. On trouve encore des sybarites qui ont besoin d’un pareil complément dans la vie : ils s’ennuieraient sans ce meuble inutile.

Qui serait là pour chercher une tabatière égarée, ou pour ramasser un mouchoir tombé à terre ? À qui pourrait-on se plaindre d’une migraine, en exigeant que le confident s’y intéresse, ou bien raconter un mauvais rêve et en demander l’explication ? Qui ferait la lecture à monsieur, quand il est couché, et l’aiderait à s’endormir ? Quelquefois le prolétaire est expédié à la ville voisine pour des emplettes ; il se rend utile dans le ménage. Sans lui ne faudrait-il pas courir soi-même partout !

Taranntieff faisait beaucoup de bruit, et tirait Oblomoff de l’immobilité et de l’ennui. Il criait, disputait et devenait une sorte de spectacle, épargnant au paresseux barine l’obligation de parler et d’agir lui-même. Dans la chambre où régnaient le sommeil et le repos, Taranntieff apportait la vie, le mouvement et quelquefois des nouvelles du dehors.

Oblomoff pouvait, sans remuer un doigt, écouter, regarder quelque chose de vif qui remuait et parlait en sa présence. En outre, il avait encore la simplicité de croire que Taranntieff était en effet capable de lui donner un bon conseil.

Oblomoff subissait les visites d’Alexéeff pour un autre motif non moins grave. S’il voulait vivre à sa guise, c’est-à-dire rester couché, dormir ou se promener dans la chambre, Alexéeff, lui aussi, savait s’effacer : il se taisait, sommeillait, ou feuilletait un livre, ou regardait paresseusement çà et là, en bâillant jusqu’aux larmes, les tableaux et les chinoiseries. Il était de force à rester ainsi trois jours entiers.

Mais si Oblomoff finissait par s’ennuyer d’être seul, s’il sentait le besoin de s’épancher, de parler, de lire, de raisonner, de s’émouvoir, il avait là un auditeur toujours bénévole et un compagnon toujours docile, toujours d’accord et partageant également et son silence, et sa conversation, et son émotion, et sa manière de voir, quelle qu’elle fût.

Les autres visiteurs venaient rarement, et ne restaient qu’un instant, ainsi que l’avaient fait les trois premiers ; avec eux s’affaiblissait de plus en plus la cordialité des relations. Quelquefois Oblomoff s’amusait d’une nouvelle, il en causait cinq minutes ; ensuite, satisfait de cet effort, il se taisait.

Il fallait avec ces amis user de réciprocité, prendre part à ce qui les intéressait. Ils étaient plongés dans les flots de la société ; chacun comprenait la vie à sa façon, qui n’était pas celle d’Oblomoff ; et ils voulaient l’entraîner avec eux : tout cela lui déplaisait, lui répugnait, le contrariait dans ses goûts.

Il y avait un homme selon son cœur : celui-là ne le laissait pas non plus en repos ; cet homme aimait le progrès, et le monde, et la science, et tout ce qui vit, mais d’un amour plus profond, plus chaud, plus sincère, et Oblomoff, quoiqu’il fût affable avec tous, n’avait d’amitié vraie que pour ce seul ami, n’avait foi qu’en lui seul, — peut-être parce qu’ils avaient grandi, étudié et vécu ensemble. C’était M. André Stoltz. Il était absent, mais Oblomoff l’attendait d’un moment à l’autre.








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