Observations sur le sens figuré de certains mots qui se rencontrent dans la poésie arabe

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OBSERVATIONS

Sur le sens figuré de certains mots qui se rencontrent dans la poésie arabe.

Au nombre des difficultés qui s’opposent à la parfaite intelligence de la poésie de toutes les nations musulmanes, il faut mettre en première ligne l’emploi de certains mots dans un sens métaphorique : de là surgit pour l’étudiant un grand embarras, car il est porté à assigner à ces mots leur sens propre, et alors le vers dans lequel ils se trouvent est inintelligible ; ou bien, après des efforts, souvent infructueux, pour deviner la pensée que le poëte a voulu exprimer, le lecteur demeure convaincu qu’il est impossible de la saisir. C’est surtout chez les poëtes regardés par les littérateurs arabes comme modernes, c’est-à-dire, chez ceux qui ont vécu postérieurement au premier siècle de l’hégire, qu’on reconnaît ce goût passionné pour le langage métaphorique. Dans la description de l’objet de leur affection, ils se complaisent à prodiguer des termes parfaitement clairs pour eux, mais incompréhensibles pour le lecteur européen. De ces expressions, il en est que tout étudiant a dû remarquer, car elles se présentent presque à chaque page des livres qui traitent de l’histoire littéraire des Arabes. Dans les vers suivants, tirés en grande partie d’ouvrages inédits, on verra des exemples de l’emploi figuré de certains mots qui se rencontrent très-souvent, et en comparant les différents passages dans lesquels ils se trouvent, on parviendra à reconnaître la signification que les poëtes leur ont assignée.

Hariri a dit dans sa seconde séance (édition de M. de Sacy, page 25), فاطرَتْ اوُاوُاَ من نرجس « elle a versé des perles d’un narcisse. » Cela signifie que cette personne a versé des larmes ; mais quel rapport y a-t-il entre l’œil et le narcisse ? Le vers suivant fournira la réponse à cette question.

الورد فر الخـــــدود عــــــــــــــصّٗ
و نرجس الـــعــــيـــــون ذابـــــلَ

Les roses qu’on voyait dans ses joues étaient fraîchement épanouies ; les narcisses de ses yeux languissaient.

C’est donc entre les yeux remplis de langueur, et la fleur du narcisse dont la tête penche mollement sur sa faible tige, que le poète a trouvé un point de ressemblance : cela lui a suffi ; il ne balance pas de créer une métaphore qui pourra seulement être comprise d’uu peuple chez lequel l’idée de langueur et celle de faiblesse peuvent s’exprimer par le même mot. Par une analogie semblable, on dit : قابى اسعف « Mon cœur est plus faible que vos yeux ; » c’est-à-dire : Mon cœur ne peut résister à tes regards langoureux.

Un mot qui se rencontre très-souvent dans la poésie, c’est عذار idhar, par lequel on désigne cette partie de la têtière de la bride qui passe sur la joue du cheval ; il est employé aussi pour signifier la joue ; mais ce mot a encore une signification intermédiaire, savoir : le duvet qui vient de naître sur les joues. C’est surtout dans ce dernier sens que les poëtes l’emploient, comme le lecteur s’en apercevra par les exemples suivants (mais il sera bon de le prévenir d’avance que la question à laquelle ces exemples donneront lieu, ne sera traitée qu’à la fin de cet article) :

اعشقَ ما ڪنتُ يـــــومَ قالـــــوا
ندا عار خدّه الــــعــــــــــذار
وجــــنـــــتَـــــيْــــــه وصار فر روض
آسُ و ورد و وجــــلّــــنـــــــــــار

La plus grande passion que j’ai jamais éprouvée fut dans ce jour où l’on me dit : Lidhar a paru sur sa joue, et le myrte, la rose et la fleur du grenadier, se montrent dans le jardin de sa figure.

La rose et la fleur du grenadier se comprennent ; elles représentent la couleur des joues et des lèvres : mais pourquoi le myrte ? un autre passage va nous l’expliquer :

واخضر فر صدغَيْة آسُ عـــــذاره
واحمرّ فر وجناته الــــــتـــــغـــــاح

Le myrte de son idhar verdoyait, et les pommes de ses joues rougissaient.

Le myrte signifie donc la même chose que l’idhar, c’est-à-dire, la barbe de la joue ; mais la verdure de l’idhar est une expression fort singulière qui aurait besoin d’éclaircissements : la comparaison des extraits suivants pourra les fournir :

قُلْ فر ٱجضرار عذاره وقــوامـــه
جلع الربيعُ علر غصون الــبـــــان

En parlant de sa taille et de la verdure de sa joue, dis que c’est le printemps qui a revêtu de feuillage les branches du saule.

[On sait que les poètes comparent la taille mince et flexible de l’objet de leur amour à un saule.]

وتڪاد الشمس تــشــــبـــــهـــــه
ونڪاد القمـر حــــڪـــــيـــــــه
ڪيغر لا خيضـر عــــــارضـــــــه
ومياه الحسن تــــــســــــقــــــيـــــــــه

Le soleil lui ressemble presque (par son éclat) ; la lune aussi paraît lui ressembler.

Comment sa joue ne verdirait-elle pas, arrosée comme elle l’est des eaux de la beauté ?

Comme l’herbe bien arrosée pousse avec abondance, on lui compare le duvet qui naît sur les joues[1] ; il semble aussi que les poètes y ont vu une ressemblance entre les couleurs, ce qui est moins naturel ; cependant on a comparé l’idhar à une violette :

اضان الى فوادى السقـمَ لـّـــــــــا
اضان الى شقيشته النــــــنـــــفـــــسجَ

En unissant la violette à l’anémone, il a uni une maladie à mon cœur !

La maladie désigne ici l’amour, et l’anémone représente les joues vermeilles, comme on voit par ce vers :

وهَنْ عجن اننى خُدلتُ جـــــدّه
وايس سوى خال نها و شقنـــــق

Qui s’étonnera que j’aie été trompé par cette joue, quand il ne s’y trouvait qu’une petite tache de beauté et une anémone ?

Le poète joue ici sur la double signification des mots, car le dernier hémistiche de ce vers peut signifier aussi : quand il ne s’y trouvait qu’un oncle maternel et un frère. Encore un exemple :

مالخدّ وردُ و الاواحظ نـــــر جــــــس
و الثغر نَوْرُ و العذار بــــنــــغـــــسج

Les joues sont des roses, les yeux des narcisses, les dents des marguerites, et l’idhar une violette.

C’est donc une espèce de ressemblance entre la couleur de l’idhar et celle de la violette qui a autorisé l’emploi de cette métaphore.

La barbe qui naît sur la joue est encore désignée par le mot عقرب scorpion ; les vers suivants en fournissent des exemples :

همّت تقبله عقارب صــــدغــــــــه
فاوتلّ ناظره عايها جــــنجــــــرا

Les scorpions de ses joues voulaient lui embrasser la bouche, mais ses yeux dégainèrent contre eux la lame perçante (de leurs regards).

دَنَّ العذارُ جدّه و انــــثــــــنى
عن اثم مبسمه البرود الاشنــــن
لا غَرْوَ اَٗنْ حُسِيَ الردَى فر لشمــــه
فالـريق سمٌّ فاتلٌ الــــعــــقــــــــرب

L’idhar glissait doucement sur sa joue (c’est-à-dire, poussait sur sa joue en s’étendant), mais il évita d’approcher cette bouche si fraîche et si reluisante.

Il ne faut pas s’étonner qu’il ait craint d’y trouver le trépas, puisque la salive est un poison mortel aux scorpions.

جذر القلبُ منه عقـربَ ســـدخ
قد سَعَتْ فوق ساِلٍف فــــضّــــيّ

Mon cœur l’a craint à cause du scorpion qui rampait sur sa joue argentée.

Il paraît donc que la croissance lente de la barbe sur la joue, croissance désignée par les verbes سعى et دن rappelait aux poëtes la marche traînante du scorpion, et qu’ensuite ils ont employé le mot scorpion pour signifier le favori.

Le lecteur vient de voir l’idhar comparé à l’herbage verdoyant ; dans les vers suivants il sera assimilé au basilic odorant, dont l’équivalent en arabe désigne aussi une espèce d’écriture, ce qui donne occasion aux poètes de jouer sur le double sens du mot :

ڪتب العذار نليقة مسكــــيّــــة
فر خدّه شطرًا من الــــرحيــــان

L’idhar a tracé avec un tampon de musc (noir) un trait de rihan (l’écriture ainsi nommée) sur cette joue (blanche).

يا قلمَ الرحيان فر جــــــــــــدّه
يبرى فوادى جلَّ من قد نــــراك

Ô plume qui as tracé sur sa joue cette écriture rihan qui tourmente mon cœur ! puisse celui qui t’a taillée être glorifié !

Le mot نمل fourmi, s’emploie pour désigner les petites taches noires qui naissent sur la figure, et qu’on regardait comme des taches de beauté ; ainsi on lit dans un poëme :

لو لم يڪن من عسل ريــــقــــه
ما دبّ فر عــــارضــــة الــــغـــــلُ

Si sa bouche n’était pas un rayon de miel, la fourmi ne ramperait pas sur sa joue.

Comme les allusions à l’écriture et à la grammaire ont accueillies avec faveur par les Arabes, même quand elles se rencontrent dans la poésie, on trouve l’idhar comparé à la lettre lam ل à cause de sa forme, et à la lettre noun ن pour la même raison ; dans ce dernier cas, la petite tache sur la joue est censée représenter le point diacritique :

ڪتن الجمال على صحيفة خـــــدّه
نونًا واعجمها بنقطة جــــالـــــــه

La beauté a écrit un noun sur la tablette de sa joue, et elle y a mis un grain de beauté pour lui servir de point diacritique.

Voici encore une allusion grammaticale :

لام العذار اطالت فيك تسهيدى
ڪانها افرلغراى لامُ تــــوكــــيــــد

Le lam de l’idhar a prolongé mon insomnie (c’est-à-dire, la beauté de tes traits m’a empêché de dormir) ; on dirait qu’il remplit les fonctions de lam de corroboration, pour donner plus de force à ma passion.

Comme l’on a comparé l’idhar à la lettre lam ل, on compare aussi la taille d’une jeune personne à la lettre élif ا ; or, le lam et l’élif réunis forment la particule la, qui en français signifie non : les amateurs des pointes ont ici beau jeu, et ils n’ont pas manqué de profiter de cette occasion favorable ; mais il est inutile de citer encore des exemples de ces futilités. Je ne dois cependant pas oublier l’expression خلع العذار « se laisser emporter par ses passions, se dépouiller de toute pudeur, » et qui se disait originairement du cheval qui se débarrasse de sa bride et s’emporte.

Les passages que je viens de rapporter donnent lieu à une question très-grave : pourquoi trouve-t-on si souvent chez les poètes musulmans tant de morceaux dans lesquels ils dépeignent l’objet de leur amour sous des attributs qui ne sont pas ceux du sexe féminin ? J’ai longtemps hésité à aborder cette question ; j’aurais préféré la laisser indécise ; mais elle se serait présentée de nouveau, à propos de plusieurs passages de ma traduction du dictionnaire biographique d’Ibn-Khallikan : j’ai donc pensé qu’il vaudrait mieux la traiter tout de suite, que d’en remettre l’examen à une époque future.

J’ai observé que plus les mœurs des musulmans subissaient l’influence de la civilisation, plus il était regardé comme inconvenant de faire des allusions au sexe, soit dans la conversation, soit dans les écrits. Il devenait donc nécessaire de dépeindre l’objet aimé, en employant des adjectifs et des verbes du genre masculin (on sait que la seconde et la troisième personne du verbe arabe ont chacune une forme particulière pour le genre féminin) ; ce changement de genre est même permis dans certains cas par le génie de la langue arabe. Ce que la jalousie des mœurs avait exigé, et que le bon ton avait adopté, fut ensuite confirmé par l’assentiment public. Encore aujourd’hui, au Caire, dans les morceaux chantés par les musiciens qui parcourent les rues, il faut employer le genre masculin toutes les fois qu’il y est question d’amour ; autrement la morale publique s’en formaliserait, et le chanteur s’exposerait à une sévère punition pour avoir manqué à la décence et enfreint un règlement de police. Le poëte musulman a donc été obligé de se conformer à cette règle posée par l’opinion générale, mais il a donné toute extension à la permission qu’on lui laissait d’employer le genre masculin pour les adjectifs et les verbes ; il a osé employer des attributs qui ne conviennent qu’au sexe masculin.

Une autre circonstance qui a beaucoup contribué à amener ce changement, ce fut l’exemple des hommes qui par la sainteté de leur vie avaient mérité la vénération publique ; quand ils consacraient leurs talents poétiques à dépeindre les transports de l’amour divin, de cette passion ardente qui ravit l’âme de la créature par la contemplation des perfections qui se trouvent réunies dans l’auteur de son existence, ils cherchaient à éloigner de leurs descriptions toute pensée sensuelle. Ils ont exclu de leurs poésies ce qui pourrait rappeler la femme ; et, sentant l’impossibilité de généraliser en quelque sorte la beauté, ils ont pris pour modèles les seuls objets qui leur restaient. Les liaisons qu’ils ont décrites ne furent pas toujours le fruit de leur imagination : elles paraissent avoir existé quelquefois ; des hommes doués des mœurs les plus pures, des docteurs, zélés observateurs de la loi, des juges honorés de l’estime universelle n’ont fait aucun secret de ces inclinations ; ils ont même composé et publié des vers qui paraissent extrêmement suspects, et, cependant, ces mêmes personnes se seraient effarouchées d’un récit que nous regarderions seulement comme un peu libre. La connaissance de faits semblables porte toujours le lecteur à admettre facilement les récits des voyageurs sur l’état moral de l’Orient, et à juger avec sévérité des circonstances qui le frappent d’abord comme contraires aux bonnes mœurs : mais on ne doit pas oublier que tout étranger qui visite un pays, même européen, est fort exposé à se former une opinion défavorable d’après quelques faits particuliers ; il est toujours trop enclin à généraliser. Quand il s’agit d’apprécier la moralité d’un peuple oriental, les difficultés sont encore plus grandes : malgré un long séjour chez eux, l’Européen reste presque isolé, exclu de la société intime des indigènes, il ne peut juger que d’après ce qu’il voit ; et l’on sait que dans toutes les grandes villes, sans exception, on est exposé à rencontrer des exemples de la turpitude la plus révoltante : c’est là ce qui frappe l’étranger plus que tout le reste, et lui donne aussitôt une opinion défavorable de toute une nation. S’il s’en rapporte aux indigènes, il s’expose à être trompé quelquefois, mais aussi il apprend leur manière d’envisager certaines choses sur lesquelles il aurait porté un jugement tout autre que le leur.

Dans le cas actuel, ils lui auraient dit que ces poésies qui, au premier aspect, choquent la morale, renferment nécessairement un sens mystique, et que ces liaisons étaient de pure amitié. Cela paraît en effet la solution de la question, et elle rend raison de circonstances qui autrement seraient inexplicables ; car comment supposer que des hommes remarquables par leur piété fassent étalage de penchants dépravés ? Comment se fait-il que les livres traitant les sujets les plus graves renferment souvent des vers qui, pris à la lettre, blessent la religion et les mœurs ?

En admettant ce principe, on admet aussi les abus qui en sont presque une conséquence nécessaire ; alors tout s’explique, même jusqu’aux récits des voyageurs et aux faits racontés par des historiens arabes et persans. Si l’on refuse de le reconnaître, on sera obligé de tout condamner sans exception, et une pareille décision ne paraît ni juste ni philosophique.

M. G. de S.
  1. Dans les écrits des soufis et de quelques poètes persans, on rencontre l’expression خط سبزه, qui a le même sens que العذار الخضرّ. Pour eux, les traits de la figure humaine sont des emblèmes des plus profonds mystères.