Observations sur les Saisons

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Observations sur les Saisons
Observations sur les Saisons, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierV (p. 239-259).

OBSERVATIONS


SUR LES SAISONS


POËME


PAR M. DE SAINT-LAMBERT[1]


1769




Ce poëme est précédé d’un discours et suivi de trois petits romans ou contes, de plusieurs pièces fugitives et de quelques fables orientales.

Après avoir joui du plus grand éclat au moment de son apparition, cet ouvrage semble être entièrement tombé dans l’oubli. C’est, à mon sens, une double injustice : car peut-être mérite-t-il encore moins les dédains affectés des uns que les éloges outrés des autres. Je l’ai lu et relu, et quoique le ton de l’auteur avec moi soit plutôt celui de la protection que de l’amitié, je ne m’en crois pas moins obligé de parler de son ouvrage avec impartialité ; c’est même dans mes principes une raison de plus pour tenir la balance parfaitement égale. Peut-être serais-je plus indulgent, et par conséquent moins juste, s’il était mon ami[2]. Je me suis préparé au jugement que je vais porter des Saisons, par la lecture des Géorgiques de Virgile. Naigeon me l’avait conseillé autrefois, et il avait raison[3].


DISCOURS PRÉLIMINAIRE.


On a demandé, il y a longtemps, si les Français pouvaient avoir des Géorgiques et si leur langue était capable de se plier aux détails de l’économie rustique. J’ai peine à le croire. Successivement guerriers barbares, chevaliers errants, esclaves sous des seigneurs féodaux, sujets sous des rois ou de grands vassaux, nation monarchique ; nous n’avons jamais été peuple purement agricole ; notre idiome usuel n’a point été champêtre. Cependant on ne donne aux champs, aux arbres, aux légumes, à la vigne, aucune façon ; aux bestiaux, aucun soin, et il n’y a rien dans la culture des arbres et des plantes qui n’ait son nom propre parmi nous ; mais cette langue technique ne se parle point hors de nos villages ; les mots n’en ont point été prononcés dans nos villes. Un poëme donc, où toutes ces expressions rustiques seraient employées, aurait souvent le défaut ou de n’être point entendu ou de manquer d’harmonie, d’élégance et de dignité, ces expressions n’ayant point été maniées par le goût, travaillées, adoucies par le commerce journalier, présentées à nos oreilles apprivoisées, ennoblies par des applications figurées, dépouillées des idées accessoires, ignobles, de la misère, de l’avilissement et de la grossièreté des habitants de la campagne. Il n’en fut pas ainsi chez les Grecs ou chez les Romains. Ils aimèrent toujours les champs ; ils ne dédaignèrent point les travaux de la campagne ; ils les connurent ; ils s’en occupèrent ; ils en écrivirent ; et la langue du laboureur ne fut point étrangère à l’homme consulaire. Cicéron, Fabius et d’autres personnages illustres descendaient d’aïeux agriculteurs, et les noms des premières familles étaient originaires de la campagne.

Ce n’est pas qu’on ne vienne à bout de tout avec du génie, et qu’il n’y ait aucune action de la vie si basse qu’on ne puisse sauver par l’expression, aucune expression si déshonorée, si inusitée, si barbare, qu’on ne relevât par la place, par l’emploi, le tour, la poésie, le mélange. Lucrèce a dit des courtisanes de son temps :


Hos vitæ postscenia celant
Quos retinere volunt.

Lucret. De rerum natura, lib. IV, v. 1183-84.


« Elles se gardent bien d’admettre ceux qu’elles veulent captiver, à ces arrière-scènes de la vie. » Racan a dit :


La javelle à pleins poings tombe sous la faucille.

Stances, Sur la retraite.


Mais composer un poëme de longue haleine et avoir à lutter à chaque pas contre la langue, c’est peut-être un ouvrage au-dessus de l’esprit humain. Virgile a pu être noble, et noble avec sobriété ; employer le terme propre et se faire entendre même des paysans de son temps ; être clair, simple, précis et harmonieux ; émerveiller l’homme de goût par sa poésie, sans jamais offusquer le sens, tandis que les poètes modernes ont été ou bas ou raboteux, ou vagues ou louches.

M. de Saint-Lambert dit des premiers poëtes qui ont chanté les forêts et les champs, que leurs peintures étaient vraies, mais qu’elles avaient de la rusticité, de l’exactitude et de la grâce. Il se peut que la rusticité ne soit pas exclusive de la grâce, mais je ne l’entends pas.

Je ne suivrai pas l’auteur dans les détails de sa poétique sur l’imitation des grands phénomènes de la nature. Ses règles sont justes pour la plupart, mais présentées d’un ton sec et abstrait, comme presque tout ce qu’il écrit en prose. Il fallait s’étudier à donner en même temps l’exemple et le précepte ; l’exemple, en éclaircissant le précepte, en aurait pallié l’aridité. L’auteur prétend qu’aucun contraste ne frappera plus violemment que celui du terrible mis en opposition avec le riant et le voluptueux ; mais il fallait ajouter que tout était perdu, pour peu qu’il y eût de l’affectation ou qu’on s’aperçût du dessein. Dans la description la plus étendue, ce contraste ne comporte qu’un mot, une ligne, une idée. C’est l’âme et non l’art qui doit le produire : si vous avez pensé à l’effet, il est manqué. Homère dit qu’Achille proposa pour prix, aux jeux funèbres de Patrocle, un taureau qui menaçait de la corne, un casque, une lance, du fer et de belles femmes. Lucrèce dit qu’au moment où la passion a embrasé le sang, l’homme, semblable au lion dont un trait mortel a traversé le flanc, s’élance sur le chasseur qui l’a blessé et le couvre de son écume. Catulle dit à Lesbie : « Viens, embrasse-moi ; pressons nos baisers ; trompons, par leur nombre, et l’envieux qui nous observe, et la nuit éternelle qui nous attend. » Le disciple d’Odin, qui expire sur le champ de bataille, s’écrie : « Je vous vois, jeunes et brillantes déesses. Vous descendez légèrement du haut des airs ; je vois votre gorge nue ; je vois voltiger vos écharpes bleues ; vous tenez dans une de vos mains le breuvage des dieux, et vous m’allez désaltérer d’une bière délicieuse, que je boirai dans les crânes sanglants de nos ennemis. » Et ne craignez pas que le génie entasse ces images. Il en rencontre une ; il la jette avec rapidité et il n’y revient plus. Faites-moi donc éprouver l’effroi ; mais ne vous proposez pas de me balancer entre la terreur et la volupté ; c’est une escarpolette sur laquelle je ne saurais me tenir longtemps. Au lieu de me prêter à vos efforts, je ne verrai plus en vous qu’un faux rhéteur, et vous me laisserez froid. S’il arrive à un peintre de placer un tombeau dans un paysage riant, croyez qu’il ne manquera pas, s’il a quelque goût, de me le dérober en partie par des arbres touffus. Ce n’est qu’en regardant avec attention, que je découvrirai sur le marbre quelques caractères à demi tracés, et que je lirai : « Et moi aussi je vivais dans la délicieuse Arcadie. — Et ego in Arcadia[4]. »

Laissant là les autres préceptes de M. de Saint-Lambert, sur lesquels il y aurait beaucoup d’observations à faire, je remarquerai seulement que le dessein général, le but moral de son poëme a été d’inspirer à la noblesse et aux citoyens riches l’amour de la campagne et le respect pour la vie champêtre. Voyons comment il a rempli sa tâche.


CHANT PREMIER.


LE PRINTEMPS.


Le poëte commence par exposer le sujet de son poëme. Cette exposition est bien faite. Il s’adresse ensuite à Dieu, car il y croit sans doute ; il l’invoque, et son invocation est noble.

La dédicace à sa maîtresse est douce.


Ô toi qui m’as choisi pour embellir ma vie !
Doux repos de mon cœur, aimable et tendre amie, etc.


Ce premier vers : Ô toi qui m’as choisi… ne me plaît guère. En revanche, les suivants me plaisent beaucoup, surtout doux repos de mon cœur.

Le tableau de la saison qui s’ouvre est gâté par des vers louches et par un trop grand nombre de phénomènes entassés les uns sur les autres et peu décidés.

J’en dis autant du progrès de la verdure. Cependant les premiers vers de ce morceau sont très-poétiques et très-beaux :


Et toi, brillant soleil, de climats en climats
Tu poursuis vers le Nord la nuit et les frimas ;
Tu répands devant toi l’émail de la verdure :
En précédant ta route il couvre la nature ;
Et des bords du Niger, des monts audacieux
Où le Nil a caché sa source dans les cieux,
Tu l’étends par degrés de contrée en contrée
Jusqu’aux antres voisins de l’onde hyperborée.


Cela est presque aussi nombreux que Virgile et tout à fait dans le ton d’Homère.

De là le poëte passe à l’activité que le printemps rend à l’âme, à ses premiers effets sur les animaux, aux fleurs qu’il aurait très-heureusement décrites s’il y avait eu moins d’azur[5], d’émeraudes, de topazes, de saphirs, d’émaux, de cristaux sur sa palette. C’est, en général, un défaut de sa poésie, où ces mots et d’autres parasites se rencontrent trop souvent, et usque ad nauseam[6].

Il faudrait être bien dédaigneux pour ne pas lire avec plaisir l’endroit où le poëte, de retour aux champs, les salue en ces mots :


Ô forêts, ô vallons, champs heureux et fertiles !


C’est ici que le poëte éveille le rossignol :


Déjà le rossignol chante au peuple des bois ;
Il sait précipiter et ralentir sa voix ;
Ses accents variés sont suivis d’un silence,
Qu’interrompt avec grâce une juste cadence :
Immobile sous l’arbre où l’oiseau s’est placé,
Souvent j’écoute encor quand le chant a cessé.

Je n’entends pas trop, ni cette cadence, ni ce silence qu’elle interrompt[7].

Je renvoie encore les dédaigneux au morceau où le poëte embarque les navigateurs pour l’autre hémisphère. Il commence par l’exclamation :


Heureux, cent fois heureux l’habitant des hameaux !


Le poëte a bien connu la pluie de mai ; mais combien d’effets piquants il en a ignorés ou omis, par ce défaut général d’instruction qui perce dans tout son poëme ! C’est alors que la femelle des oiseaux se hâte d’aller étendre ses ailes sur ses œufs. C’est alors que le mâle va saisir l’insecte réfugié sous les feuilles du buisson. C’est alors que le jeune berger revient triste, car il n’a plus retrouvé dans le nid les petits dont il avait préparé la cage, et qu’il avait promis à celle qu’il aime.

Il y a du sentiment et de la philosophie dans l’endroit où le poëte préfère le désordre des champs aux jardins symétriques.

L’épisode du fils de Raimond, à qui l’amour, ami du mystère, apprit à introduire des bosquets retirés, des asiles secrets dans le jardin agreste de son père, est ingénieux, mais froid.

Je ne fais pas grand cas de la peinture des armées mises en campagne ; mais ce n’est pas la faute du sujet, car il prêtait à la poésie.

L’idée d’une matinée de printemps, et son effet sur les sens ranimés et les organes renaissants de l’homme au sortir d’une longue maladie, est on ne saurait plus heureuse ; mais quel poëte ce morceau n’exigeait-il pas ! Où sont les couleurs dont on peint l’homme à peine échappé des portes du trépas, et cet homme rouvrant les yeux à la lumière, respirant l’air balsamique du printemps, et recevant par tous les sens la vie nouvelle de la nature ? Sur la palette de Lucrèce. M. de Saint-Lambert a étouffé quelques beaux vers dans une foule de vers communs. Voici pourtant un distique que je ne saurais m’empêcher de citer, pour la grandeur et la vérité de l’image.


Et l’astre lumineux s’élançant des montagnes,
Jetait ses réseaux d’or sur les vertes campagnes.


Ce chant est terminé par l’empire de l’amour sur le cheval, le taureau, les lions, les tigres, le cygne, la tourterelle, le moineau.

En général, il y a trop de vers, trop de phénomènes ébauchés, indécis. On passe trop vite d’un aspect de nature à un autre ; on n’a pas le temps de voir et de reconnaître. De là, une confusion qui s’éclaircit un peu à une seconde lecture, mais qui fatigue à la première. Mais le pis, le vice originel, irrémédiable, c’est le manque de verve et d’invention. Il y a sans doute du nombre, de l’harmonie, du sentiment et des vers doux qu’on retient ; mais c’est partout la même touche, le même nombre, une monotonie qui vous berce, un froid qui vous gagne, une obscurité qui vous dépite, des tournures prosaïques, et, de temps en temps, des fins de descriptions plates et maussades. Je n’y trouve rien, en un mot, que j’aimasse mieux avoir fait que ces quatre lignes de Théocrite : « Je ne souhaite point la possession des trésors de Pelops, je n’envie point aux vents leur vitesse ; mais je chanterai sous cette roche, te pressant entre mes bras, en regardant la mer de Sicile. » Voilà une de ces images grandes et douces dont nous avons parlé plus haut. Je ne trouve pas à M. de Saint-Lambert assez d’habitude de la vie champêtre, assez de connaissance et d’étude de la nature rare. On ne rencontre dans son poëme presque aucun de ces phénomènes piquants qui nous font tressaillir et dire : Ah ! cela est vrai. Il n’a pas vu les champs jonchés de plumes, par la jalousie, dans les combats des oiseaux amoureux, et ces plumes ensuite ramassées par la tendresse, pour servir de lit aux petits qui doivent naître. Pourquoi M. de Saint-Lambert n’a-t-il pas trouvé tout cela avant moi ? C’est que son corps était aux champs, et que son âme était à la ville ; c’est qu’à côté de celle qu’il aimait, il ne s’entretenait jamais avec elle ; c’est qu’il n’a jamais attendu l’inspiration de la nature, et qu’il a prophétisé, pour me servir de l’expression de Naigeon, avant que l’Esprit fût descendu. S’il n’enivre pas, c’est qu’il n’était pas ivre. À l’aspect d’un beau site champêtre, il disait : Ô le beau site à décrire ! au lieu qu’il fallait se taire, sentir, se laisser pénétrer profondément, et prendre ensuite sa lyre[8].

On dit que ce premier chant est le plus faible des quatre ; je m’en réjouis. Ils sont tous les quatre suivis de notes où l’on remarque de la raison, du sens, de la philosophie, de la connaissance du beau dans les arts ; mais le ton en est triste et fatigant.


CHANT II.


L’ÉTÉ.


Ce chant commence par une apostrophe au soleil. Gens difficiles, vous en direz tout ce qu’il vous plaira ; mais cette apostrophe au grand astre dont la chaleur féconde anime l’univers, est une belle chose ; et celui qui méprise ces vingt premiers vers n’est pas digne d’en lire de plus beaux. Il ne s’agit pas de savoir s’il y en a de plus beaux en latin ; mais je demande qu’on m’en cite de plus beaux en français sur le même sujet.

Dans une cinquantaine d’années, lorsque quelque homme de goût tirera ce poëme de l’oubli dont il est menacé, et vers lequel il s’avance même assez rapidement, il citera aussi le morceau qui commence par ces vers[9] :


Loin des riants jardins et des plants cultivés,
J’irai sur l’Apennin. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Et l’on sera tout étonné de ne l’avoir point aperçu[10].

Le poëte chante d’abord la terre, l’air et les eaux peuplés par la chaleur d’une multitude infinie d’êtres organisés et vivants. Il s’arrête sur le caractère d’opulence et de grandeur que l’été donne à la nature ; il tente l’éloge de l’agriculture : ces deux derniers morceaux sont très-faibles. Il est meilleur, lorsqu’il déplore le sort de l’agriculteur ; cependant l’endroit ne répond pas au début.


Ô mon concitoyen, mon compagnon, mon frère !


Mais cela est singulier, il y a pourtant tout ce qu’il fallait pour l’effet : des mœurs innocentes, des pères, des mères, des enfants, des repas charmants, et l’effet n’y est pas.


. . . . . . . . . .Læva in parte mamillæ,
Nil salit…

Juv. Sat. vii, v. 159 et seq.


Mais voilà l’été dans sa force. Le lit des fleuves se resserre, les fontaines sont desséchées, le grain se détache de l’épi, la chaleur accable l’homme et les animaux ; et le poëte haletant s’écrie :


Ah ! que ne puis-je errer dans ces sentiers profonds
Où j’ai vu des torrents tomber du haut des monts !


Certes cet écart est sublime ; mais le poëte n’a pas senti qu’il ne fallait s’y livrer qu’un moment. Homme sans vrai goût, que maudite soit ta fécondité !

Nous voilà dans les monts abyssins, dans les antiques forêts des druides, sous les chênes de Dodone, je ne sais où, au diable, et le sublime aussi. Il eût fallu une verve infernale pour soutenir ce morceau aussi longtemps ; mais il eût été mieux de ne pas le tenter : après une demi-douzaine de vers pleins d’ivresse, il fallait passer brusquement aux travaux champêtres, la tondaison, la fenaison et la moisson.

L’entretien du poëte avec le militaire devenu fermier est froid et long.

L’épisode de la corvée, cet enfant mort de soif, cette mère désespérée, cela est outré : il fallait s’en tenir à dire et à bien dire les choses comme elles sont ; elles sont assez fâcheuses[11].

Il y a de très-beaux vers dans ces morceaux, mais presque aucun morceau qui soit entièrement beau ; on sent à chaque instant que le poëte fatigue et se lasse.

Il y a tant d’orages, et tant de beaux orages, qu’il est dangereux de troubler le ciel, de faire mugir les vents, d’allumer l’éclair, et de faire gronder le tonnerre, après Homère et Virgile. Au lieu de s’attacher, comme ces grands hommes, à quelques phénomènes effrayants, on en a entassé une foule les uns sur les autres : excellent moyen pour se donner bien du travail, et ne rien peindre ; ce qui est arrivé à M. de Saint-Lambert.

Cependant le poëte suspend l’orage, et se livre aux préparatifs de la moisson. Le laboureur Polémon veut


Que ses enfants, demain avant l’aurore,
Coupent le tendre osier, le jeune sycomore,
Et forment les liens qui doivent enchaîner
Ces épis que Cérès s’apprête à lui donner.


Mais au milieu de ce travail, Damon, le seigneur du village, épris de Lise, fille de Polémon, met tout en œuvre pour la séduire. Il l’épie, il la suit, il la surprend au bain sur la fin du jour ; il se précipite sur elle, il la serre toute nue entre ses bras ; et Lise était perdue, si tout à coup Damon n’eût senti le remords. Lise, éplorée, raconte à son père le péril qu’elle a couru ; le lendemain Polémon se présente à son seigneur, lui reproche son attentat, et lui demande son congé. Damon, sans lui répondre, sort, court chercher dans la prairie Lucas, amant de Lise, l’amène à Polémon, reconnaît sa faute, dote les deux amants, les marie, et la noce se fait.

Cet épisode est trop long, et n’a rien de piquant ; c’est l’amplification d’un écolier de rhétorique, doué supérieurement du talent de la versification. Sans quelques-unes des pièces fugitives de M. de Saint-Lambert, où il y a vraiment du sentiment et de la verve, je dirais que c’est un bon rimeur, mais non pas un poëte. Ce qu’il ignore surtout, c’est le secret des laissés. Le premier peintre que vous trouverez vous expliquera ce mot.

Mais, me direz-vous, M. de Saint-Lambert est instruit ?

— Plus que beaucoup de littérateurs, mais un peu moins qu’il ne croit l’être.

— Il sait sa langue ?

— À merveille.

— Il pense ?

— J’en conviens.

— Il sent ?

— Assurément.

— Il possède le technique du vers ?

— Comme peu d’hommes.

— Il a de l’oreille ?

— Mais oui.

— Il est harmonieux ?

— Toujours.

— Que lui manque-t-il donc pour être un poëte ?

— Ce qui lui manque ? c’est une âme qui se tourmente, un esprit violent, une imagination forte et bouillante, une lyre qui ait plus de cordes ; la sienne n’en a pas assez. J’en appelle à ce maussade sermon que le pasteur du village adresse aux époux : quand on a un grain d’enthousiasme, n’est-ce pas là qu’on le montre ? Et toute cette noce, elle est d’une langueur à périr. Oh ! combien devers touchants, de pensées douces, de sentiments honnêtes et délicieux, étouffés, perdus ! Oh ! qu’un grand poëte est un homme rare !

Je ne vous dirai rien des notes accolées à ce chant. Les tristes et maussades notes ! C’est bien assez de l’ennui de les avoir lues, sans avoir encore celui de vous en parler[12].


CHANT III.


L’AUTOMNE.


Mon dessein était de relire les deux premiers chants, et d’en remarquer les épithètes oisives ou mal choisies, les endroits obscurs, les mauvaises expressions, les vers superflus, les tours prosaïques, en un mot, toutes les guenilles dont le chiffonnier Fréron remplira ses feuilles ; mais le dégoût de cette critique, joint à la multitude de ces sortes de fautes, m’a fait abandonner cette tâche que je reprendrai volontiers avec l’auteur, s’il persiste à vouloir que je lui parle sincèrement, et qu’après avoir dit aux autres de son ouvrage tout le bien que j’en pensais, j’aille lui confier à lui tout le mal que j’en sais.

Le poëte s’adresse, en commençant, à l’agriculteur, à la terre et à l’automne ; il ébauche le tableau des présents et des plaisirs que la saison promet. Il appelle à la campagne les ministres des lois et la jeunesse des villes. Il peint un magistrat libre de ses fonctions et consacrant son loisir champêtre à la réforme de notre code. Il voit les premiers phénomènes de l’automne au ciel, sur la terre, dans les nuages, sur la verdure, sur les arbres, sur les oiseaux, sur les animaux. Il invite les hommes à la chasse ; il décrit en chasseur celle du chien couchant.


J’avance, l’oiseau part ; le plomb, que l’œil conduit,
Le frappe dans les airs au moment qu’il s’enfuit ;
Il tourne, en expirant, sur ses ailes tremblantes ;
Et le chaume est jonché de ses plumes sanglantes.


Cela est vrai : j’ai aussi tué des perdrix ; et je reconnais très-bien ce tournoiement sur lui-même de l’oiseau blessé.

À la description de la chasse succède celle de la pêche, la pipée, la poursuite des grandes bêtes. Il exhorte le militaire à ce dernier exercice ; il l’irrite contre le loup ennemi des troupeaux, contre le sanglier destructeur des moissons. Il s’indigne contre les fainéants des cités ; il s’épuise sur l’utile et douce obscurité de la vie des champs. Il s’écrie :


Heureux qui, sans pouvoir, au sein de sa patrie,
En enrichit la terre, en respecte les lois,
Et dérobant sa tête au fardeau des emplois,
Aimé dans son domaine, inconnu de ses maîtres,
Se plaît dans le séjour qu’ont chéri ses ancêtres !
De l’amour des honneurs il n’est point dévoré ;
Sans craindre le grand jour, content d’être ignoré,
Aux vains dieux du public il laisse leurs statues,
Par l’envie et le temps si souvent abattues.

Pour juge il a son cœur ; pour amis ses égaux ;
La gloire ou l’intérêt n’en font pas ses rivaux ;
Il peut trouver du moins, dans le cours de sa vie,
Un cœur sans injustice, un ami sans envie.


Ce morceau est peut-être un peu long, un peu monotone ; le ton ne s’y diversifie pas au gré des objets, c’est toujours la même corde,


. . . . . Chorda semper oberrat eadem ;

Horat. De Arte poet., v. 356.


mais il ne faut qu’un peu d’âme, un peu de sensibilité, pour pardonner, peut-être même pour ne pas apercevoir ce défaut[13].

Tandis qu’il chante la vie heureuse d’un gentilhomme de campagne, l’automne s’avance, les jours se raccourcissent, le ciel devient vaporeux, les nuées s’arrêtent sur les montagnes, et y déposent ces eaux qui formeront les fleuves, les rivières, les ruisseaux et les fontaines. La vigne se dépouille de sa feuille ; la grappe exposée au soleil se mûrit ; et le moment de la vendange approche.

La vendange se fait. Il y a de la gaieté dans la description des vendanges : ce n’est pas la fureur des orgies anciennes ; ce sont des tableaux plus simples, plus doux, moins poétiques, mais plus dans nos mœurs.

Tandis que le vin nouveau bouillonne dans les tonneaux, les vents s’élèvent, les pluies tombent, les premiers frimas paraissent, la terre a déjà reçu des labours, et le poëte s’occupe des engrais et de l’indolence de l’habitant des champs qui n’ose rien tenter d’utile, découragé par la frayeur des exactions.

Ici le poète conduit l’agriculteur au pied du trône, et le fait parler à son roi avec dignité, pathétique et noblesse. Ce morceau est encore un de ceux qu’on citera quelque jour.

Tandis que l’agriculteur se plaint de sa misère, la fin de l’automne arrive ; la terre s’attriste ; les oiseaux se rassemblent : le murmure des vents se fait entendre dans la forêt ; les branches des arbres sont frappées violemment les nues contre les autres ; les feuilles s’en séparent ; la terre en est couverte ; le pauvre vient en ramasser sa provision contre le froid qui s’approche ; le reste, entraîné par les pluies, est conduit dans les rivières dont la surface en est couverte, et qui les portent au sein des mers.

Au milieu de cette mélancolie générale que le poëte partage, il se rappelle ses amis, les personnes qui lui furent chères, et que la mort lui a ravies ; il donne des louanges à leur mémoire et des pleurs à leurs cendres. Il plaint le vieillard, que le triste bienfait des longues années condamne à rester seul.


Il voit autour de lui tout périr, tout changer ;
À la race nouvelle il se trouve étranger ;
Et lorsqu’à ses regards la lumière est ravie,
Il n’a plus, en mourant, à perdre que la vie.


Le chant est terminé par l’entretien d’un jeune berger et d’une jeune bergère qui se promettent une constance éternelle, au milieu des vicissitudes de la nature dont le spectacle les effrayait sur l’avenir. Le poëte se prépare ensuite au retour à la ville, et fait l’éloge de l’amitié dont il va goûter les douceurs, en dédommagement des plaisirs champêtres que l’hiver lui enlève.

Il y a dix endroits dans ce chant que les lecteurs du goût le plus difficile peuvent lire et relire avec plaisir, et partout de très-beaux vers parsemés ; en un mot, les mêmes beautés et les mêmes défauts que dans les chants précédents.

Ah ! mon ami, avec un ton un peu plus varié, une petite pointe de verve, plus de rapidité, moins de longueurs, plus de détails piquants, moins d’expressions parasites, que cela ne serait-il pas devenu ! Mais en laissant ce poëme tel qu’il est, soyez sûr qu’il y a beaucoup de mérite à l’avoir fait, et que ce n’est pas l’ouvrage d’un enfant. [Au reste, si l’on peut être un plus grand poëte que M. de Saint-Lambert, on n’est pas un plus honnête homme. Il n’y a personne qui ne voulût l’avoir pour ami. J’aimerais donc mieux être l’auteur de son chant le plus faible que de la plus belle satire. Il était aimé, estimé de tous ceux qui le connaissaient, et l’est à présent de tous ceux qui l’ont lu ; en vérité ce succès en vaut bien un autre[14].]

J’aurais bien envie de me taire sur les notes qui suivent l’automne ; mais je les trouve, sinon plus chaudement écrites, au moins plus importantes par leur objet que celles des chants précédents. L’auteur y parle de la réforme des lois, de l’institution de la jeunesse, de l’origine de la pitié dans nos cœurs, et de l’importance de l’agriculture. Elles sont un peu plus supportables que les précédentes ; il y a surtout deux lignes qui m’en plaisent. L’une est la comparaison des fibres animales avec les cordes vibrantes qui résonnent encore après qu’on les a pincées : ce principe est bien fécond, mais ce n’est pas entre les mains de l’auteur ; c’est une idée heureuse qu’il a eue, et je l’en félicite. L’autre est le mot du roi de Lilliput, qui disait qu’il estimerait plus un homme qui ferait sortir deux épis d’un grain de blé, que tous les politiques du monde.


CHANT IV.


L’HIVER.


Le poëte ouvre ce chant par les tempêtes et les pluies qu’amène le solstice d’hiver. Il y a un peu d’emphase dans ce morceau, quelques idées hasardées ; mais pour peu qu’on ait d’indulgence pour l’art et ses difficultés, c’est un bel exorde : l’ignorance des gens du monde qui ne pardonne rien, est encore plus redoutable que les lumières et l’instruction[15] des auteurs qui remarquent tout.

La tristesse de la nature gagne le cœur de l’homme : il réfléchit, il sent le nécessaire enchaînement des saisons ; il se dit à lui-même :


Et par ses changements la sagesse infinie
Dans l’univers immense entretient l’harmonie.


Il se console ; le ciel s’épure ; l’air se refroidit ; le vent du nord s’élève ; les eaux sont glacées ; la terre se couvre de neige ; les animaux, pressés par la faim, viennent pendant la nuit rugir autour de la demeure des hommes ; leurs cris réveillent le remords assoupi au fond des cœurs coupables. Le bonheur a quitté les campagnes, il s’est réfugié dans les villes.


Talents, amour des arts, agréables instincts,
Palais où le bon goût préside à nos festins,
Cercles brillants et gais où la raison s’éclaire,
Où l’esprit s’embellit par le désir de plaire ;
Doux besoin du plaisir, aimable volupté,
Sentiments animés par la société,
Tendre lien des cœurs, amitié sainte et pure,
Vous expiez assez les torts de la nature.


Le poëte part de là pour chanter le génie et ses inventions, la formation de la société, l’origine des sciences, la naissance des arts, le fer coulant des fourneaux embrasés, les instruments de l’agriculture formés, les lois imposées, le chant, la danse, la sculpture, la peinture, l’architecture, la comédie, la tragédie, le luxe et toutes ses branches.

Après ce long écart, le poëte ramène ses regards sur les champs ; il retourne en idée dans son champêtre séjour. Il médite, il étudie l’homme et la nature ; il s’étudie lui-même. Il passe des journées délicieuses entre les hommes les plus célèbres des nations anciennes et modernes. Il se prête aux amusements de l’habitant de la campagne ; il décrit ses travaux. Il place la gerbe sous le fléau ; il délivre un champ de ses pierres ; il aiguise un pieu ; il plante une haie ; il fend l’osier ; il s’assied en rond avec les filles et les femmes du village ; il écoute leurs contes et leurs chansons ; il danse avec elles ; il est témoin de leurs amours et de leurs jeux ; et il finit cette saison et son poëme par la peinture de la vie heureuse d’un grand seigneur avancé en âge, retiré dans sa terre, secourant l’indigence, et excitant l’industrie.

Si vous redoutez la lecture entière de ce chant, vous ne pouvez au moins vous dispenser de jeter les yeux sur les morceaux que je vais vous marquer.

La tempête qui ouvre ce chant et qui commence par ce vers :


Quel bruit s’est élevé des forêts ébranlées ?


Le coup d’œil sur l’ordre général de l’univers, à l’endroit où le poëte se parlant à lui-même, dit :


Ces orages… et ces tristes hivers,
Nos maux et nos plaisirs, nos travaux et nos fêtes, etc.


Je ne vous indique pas la formation de la société. J’aime mieux que vous la lisiez dans Lucrèce.

Mais n’oubliez pas le retour en idée du poëte à sa campagne ; arrêtez-vous surtout à son apostrophe aux Muses :


Muses, guides de l’homme, ornements de son être.


Reprenez à cet endroit :


Ô peuple des hameaux, que votre sort est doux !
Peut-être un seul mortel est plus heureux que vous.


Et allez jusqu’à la fin du poëme.

Ma foi, mon ami, ils en diront, et vous[16] aussi, tout ce que vous voudrez ; mais un poëme où l’on peut citer autant d’endroits remarquables, et où ceux qu’on ne cite pas sont encore remplis de vers heureux, n’est point un ouvrage sans mérite.

Du reste, vous en avez mon avis dans ce feuillet et les précédents ; mais souvenez-vous surtout de ne pas reprocher à l’auteur la division monotone de notre vers alexandrin ; une lenteur presque inévitable qui naît de l’impossibilité d’enjamber, d’un vers à un autre ; nos rimes masculines et féminines toujours accouplées deux à deux ; la défense des inversions hardies ; l’indigence de la langue champêtre, et le défaut de prosodie marquée dans notre langue en général. Celui qui sait vaincre toutes ces difficultés et composer un beau poëme, est un homme bien extraordinaire ; et j’avoue que ce n’est pas M. de Saint-Lambert[17].

Quant aux notes n’en lisez que deux : la cent quarante-neuvième sur ce vers :


Je compare les lois et les mœurs des deux mondes.


Elle est très-belle ; et la cent cinquante-unième sur le vers


Vainqueur des deux rivaux qui régnaient sur la scène.


M. de Saint-Lambert y donne la préférence à M. de Voltaire sur nos deux poètes tragiques, Corneille et Racine. Ce jugement a excité beaucoup de murmure ; je ne l’en crois pas moins vrai.

Voilà ce que je pense de l’ouvrage de M. de Saint-Lambert. Serait-il satisfait de ce jugement ? Je ne le crois pas. Et pourquoi ? C’est qu’entre tous les hommes de lettres, c’est une des peaux les plus sensibles. Sans compter que l’auteur en use avec le critique comme nous en usons tous avec la nature : lorsqu’elle nous fait le bien, elle ne fait que son devoir ; nous ne lui pardonnons jamais le mal. Un endroit repris dans un ouvrage blessera plus l’auteur qu’il ne sera flatté de cent endroits loués ; la louange est toujours méritée, et la critique injuste.


LES TROIS CONTES.


Le premier des trois contes qui suivent le poëme des Saisons, s’appelle l’Abénaki ; le second, Sara Th…. ; et le troisième, Ziméo.

Je ne parlerai pas des deux premiers, qui ont paru dans la Gazette littéraire, et dont vraisemblablement vous aurez rendu compte. Vous aurez sans doute pensé comme moi, que l’Abénaki, le plus court, est certainement le plus beau. On sent le romanesque et l’apprêt dans Sara Th…, qui intéresse moins que Ziméo.

Ce dernier a excité une petite contestation entre Marmontel et M. de Saint-Lambert. Vous savez que Marmontel a fait un poëme en prose, intitulé : les Mexicains[18], qu’il se propose de publier l’année prochaine. Il y a dans un des chants de ce poëme deux esclaves sauvages, ainsi que dans le conte de Saint-Lambert. Ces deux esclaves, qui s’aiment, sont embarqués sur un vaisseau portugais dans le poëme et dans le conte. Marmontel a fait éprouver au vaisseau un long calme suivi d’une famine, et Saint-Lambert en a fait autant. Les gens de l’équipage s’égorgent et se dévorent pendant ce calme ; et ils s’égorgent et se dévorent dans les deux ouvrages. Marmontel, plus sage et plus vrai que Saint-Lambert, montre les deux esclaves amants se tenant embrassés et attendant leur dernier moment ; au lieu que Saint-Lambert les livre à toute la violence de leur amour ; et courant après un de ces contrastes singuliers du terrible et du voluptueux, il peint une jouissance au milieu des horreurs qui désolent l’équipage. Voilà la seule différence qu’il y ait entre leurs fictions. Il s’agit de savoir s’ils ont imaginé la même chose séparément, ou si M. de Saint-Lambert a eu quelque connaissance du chant de Marmontel, qui était certainement composé avant que Ziméo parût.


Non nostrum… tantas componere lites[19].

Virgil. Bucol. Eglog. iii, v. 108.


LES PIÈCES FUGITIVES.


Toutes ces pièces ont été imprimées ; leur fortune est faite. Elles sont pleines de passion et de verve. M. de Saint-Lambert se présenterait au Parnasse, n’ayant que ce petit recueil à la main, qu’Apollon et l’Amour iraient au-devant de lui, et le placeraient à côté de Sapho.


LES FABLES ORIENTALES.


Il y en a quelques-unes tirées du poëte Sadi[20] ; les autres sont de l’invention de l’auteur. Ce n’est pas la partie de son ouvrage la moins utile et la moins agréable ; elles contiennent presque toutes une moralité profonde et vraie. Grands de la terre, lisez-les, et faites-les lire à vos enfants.

  1. Le poëme des Saisons, attendu depuis quinze ou vingt ans, parut à la fin de 1768 sous la date de 1769 ; Diderot en parla presque immédiatement dans la Correspondance de Grimm (15 février 1769). Grimm entremêla son analyse de réflexions personnelles. Nous relèverons les plus intéressantes.
  2. Dans l’édition Taschereau de la Correspondance, on lit, au contraire, à la place de cette série de phrases un peu entortillées : « Je l’ai lu et relu, et quoique je sois lié d’amitié avec l’auteur, j’en parlerai sans partialité. » Il n’est pas question non plus du conseil de Naigeon, qui pourrait bien avoir fait ajouter par Diderot, s’il ne l’a point ajouté lui-même, ce membre de phrase pour avoir le droit de citer les deux lettres qu’il a mises en note. En réalité, Saint-Lambert et Diderot étaient en bons termes.
  3. Pour réunir ici ce que Diderot pensait du poëme de Saint-Lambert, je vais rapporter deux passages extraits de deux lettres qu’il m’écrivit en 1769. Je lui avais conseillé, ou plutôt j’avais exigé de lui comme un devoir que la raison et la justice lui imposaient également, qu’avant de prononcer sur les Saisons, il relût les Géorgiques de Virgile, qui lui donneraient à cet égard la mesure précise du mérite de Saint-Lambert. Voici sa réponse à cet article de ma lettre :

    « Conformément à vos ordres suprêmes, je lirai les Géorgiques de Virgile, pour apprécier les Saisons de Saint-Lambert. J’ai bien peur de me rappeler le mot du cardinal italien qui voyait un tableau de Le Sueur à côté d’un tableau de Le Brun, et qui disait du premier : Malo vicino. Je comparais les Saisons de Thompson à Notre-Dame-de-Lorette et les Géorgiques de Virgile à la Vénus de Médicis. Si j’allais découvrir que Saint-Lambert n’a fait sa Vénus ni belle ni riche, cela me fâcherait, et j’aurais bien de la peine à le dire, etc. »

    Un mois après, je reçus de Diderot une autre lettre, où il me disait : « J’ai lu deux livres des Géorgiques, qui m’ont fait grand plaisir et bien grand mal à Saint-Lambert. Ne le dites à personne, mon cher Naigeon ; mais je doute que je puisse supporter jusqu’au bout la lecture de ce poëme. C’est surtout le ton général qui m’en déplaira. Le vieux poëte parle sans cesse la langue des champs ; mais il est toujours noble, et noble avec sobriété. Un paysan l’entendrait avec plaisir ; il croirait que ce poëte ne dit pas autrement que lui. Sa poésie est comme cachée ; mais elle n’échappe pas à l’œil pénétrant d’un homme de goût, et elle l’enivre autant qu’elle l’émerveille. Il y a deux tons très-distingués dans Virgile : l’un, où il est poëte sous le manteau ; et l’autre, où il se montre tel avec tout le faste de son métier ; dans ses épisodes, par exemple, les malheurs et les prodiges qui ont annoncé, accompagné et suivi la mort de César, font frémir ; et puis, se met-il à peindre les délices de la vie champêtre, c’est une âme, une chaleur, une douceur qui vous enchantent, etc. » (N.)

  4. « Le tableau du paysage riant où l’on découvre un tombeau est le tableau sublime et célèbre du Poussin. Au reste, c’est en lisant le troisième conte de M. de Saint-Lambert, intitulé Ziméo, qu’il faut se rappeler cette théorie du philosophe sur le mélange du terrible et du voluptueux ; vous y apercevrez à chaque ligne le dessein de l’auteur de vous renvoyer de la terreur à la volupté, et de la volupté à la terreur ; et vous n’êtes pas à la troisième page sans mépriser ce jeu puéril d’escarpolette. Il y a tout juste aussi loin de ce contraste futile et pitoyable au contraste sublime du Poussin, que de la pauvreté et de la mesquinerie du copiste à l’énergie de l’homme de génie. » (Note de Grimm.)
  5. Voltaire avait senti, à cet égard, comme Diderot. Voici comme il écrivait à Saint-Lambert : « Quelques personnes vous reprochent un peu trop de flots d’azur, quelques répétitions, quelques longueurs, et souhaiteraient, dans les premiers chants, des épisodes plus frappants. (Lettre du 4 avril 1769.) (Br.)
  6. Ces derniers mots ne sont pas dans Grimm. En revanche, il y a cette note de lui : « On a compté, par exemple, combien de fois le mot voûte se trouvait dans ce premier chant, et cela est prodigieux ; à tout moment on est placé sous quelque voûte ; les guérets sont aussi innombrables. Rien ne prouve la stérilité de la tête et le froid glacial d’un poëte, comme le fréquent retour de ces mots parasites et la répétition continuelle de ces apostrophes : ô toi ! et toi ! ô vous ! et vous ! ô forêts ! ô vallons ! ô soleils ! etc. »
  7. « Moi, je l’entends bien, mais c’est que cela n’est pas heureusement exprimé ; c’est la justesse et la grâce qui manquent à tout ce ramage. » (Note de Grimm.)
  8. Ce passage, depuis : « Pourquoi… » n’est pas dans Grimm.
  9. Dans Grimm, à la place de cet alinéa, il n’y a que : « On peut encore lire le morceau qui commence… »
  10. Dans Grimm, il y a : « Avec tous les défauts de ce poëme, j’ose assurer qu’il restera, et qu’on le comptera parmi les ouvrages de la nation. » Ce à quoi Grimm répond : « Il est bien difficile qu’il fasse jamais cette fortune, et même qu’il se sauve de l’oubli dont il est menacé ; il manque de génie et de verve, il est monotone et triste, l’âme du poëte n’y est pas, et vous voulez que cela vive ! etc. »
  11. « À cela, M. de Saint-Lambert répond que le fait qu’il rapporte s’est passé sous ses yeux… Mais il ne devait pas faire d’un fait unique et déplorable le tableau général de la corvée. » (Note de Grimm.) — On voit que Grimm tient à ne pas se brouiller avec les puissances.
  12. Ces deux derniers alinéas sont dans la Correspondance, en note et avec quelques différences, et ils y sont attribués à Grimm par M. Taschereau. Ils sont pourtant bien signés Diderot. Ils sont précédés de cette explication : « Ce secret (celui des laissés), sans lequel il est impossible d’être grand peintre, grand poëte, grand écrivain, personne ne l’a connu comme M. de Voltaire, mais les écrivains médiocres ne savent pas sacrifier une bonne idée parce qu’elle empêche l’effet d’une meilleure. »
  13. « Je retiens ce morceau pour un des fragments qui procureront à l’auteur une grande réputation dans la postérité, à condition que son poème n’y arrive pas. » (Note de Grimm.)
  14. Le passage entre crochets n’est pas dans l’édition de Naigeon. Il faut que Naigeon ait eu bien à se plaindre de Saint-Lambert, pour avoir obtenu de Diderot (si toutefois il lui en a parlé et ne s’est pas cru couvert par sa qualité de correcteur en titre) les changements que nous avons signalés dans ce morceau. Il est vrai que Saint-Lambert n’était pas aimable. Voici la note que Grimm avait de lui-même placée à cet endroit :

    « Le philosophe fait ici comme Pindare, qui, lorsqu’il n’avait rien à dire de son héros, chantait les louanges des dieux : ne pouvant louer le poëme, il fait l’éloge du poëte. Il est certain que M. de Saint-Lambert est estimé de tous ceux qui le connaissent ; mais on remarque dans son commerce la même aridité et la même tristesse qu’on a reprochées à ses notes ; et ceux qui le connaissent peu lui reprochent, outre la sécheresse, un ton méprisant et dédaigneux. Denis Diderot, qui a de l’onction pour dix, et qui en répand sur tout ce qui l’approche, ne souffre pas de ce défaut comme ceux qui, n’ayant reçu du ciel que la portion suffisante pour faire aller leurs rouages, n’en peuvent verser sur le rouage de leur voisin, ce qui fait que les deux rouages ne peuvent jamais aller ensemble. Au reste, le chant de l’automne est certainement le meilleur des quatre, et vous y trouverez des fragments d’une grande beauté. »

  15. Il y a dans Grimm : « L’ignorance des gens du monde qui ne pardonne rien est encore plus cruelle que la jalousie des auteurs qui remarque tout. »
  16. Grimm faisait peu de cas du poëme des Saisons, et il en avait fait l’aveu à Diderot. (N.) — On l’a vu de reste par les notes que nous avons rapportées.
  17. Ce dernier trait n’est pas dans la Correspondance. Il y a là encore du Naigeon.
  18. Les Incas. — Ce roman-poème ne parut qu’en 1777, sous ce titre : Les Incas ou la Destruction de l’empire du Pérou.
  19. « Ce qu’il y a de certain, en attendant, c’est que ce Ziméo est du faux le plus insipide et le plus puéril que je connaisse… » (Note de Grimm.)
  20. Voyez ci-dessus, t. IV, le Gulistan ou le Rosier du poëte Sadi.