Observations sur les noms de lieux de la France méridionale

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OBSERVATIONS

SUR LES NOMS DE LIEUX

DE LA FRANCE MÉRIDIONALE

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Généralités. — Un nom de lieu correctement orthographié peut avoir autant de valeur, pour l’histoire et la géographie, qu’une vieille inscription ou une antique médaille bien conservée.

À part quelques rares exceptions, les dénominations géographiques ont une signification précise, et leur origine est plus simple qu’on ne le croit généralement.

Lorsque le montagnard ou l’homme des champs, en contact permanent avec la Nature, veut dénommer une localité, indiquer quelque circonstance se rapportant à la disposition spéciale du sol, il se préoccupe médiocrement des spéculations scientifiques ou des principes fondamentaux de la linguistique.

Les événements mémorables dont la tradition a légué le souvenir, les faits historiques locaux, les incidents dramatiques survenus au cours de son existence ne le laissent pas indifférent, sans doute, mais ce qui frappe avant tout son imagination simpliste, c’est le fait matériel, l’utilité pratique et la qualité tangible de l’objet considéré. Se trouve-t-il, par exemple, en présence d’une masse rocheuse, peu lui importe, — si celle-ci n’est pas métallifère, — qu’elle soit granitique, schisteuse ou calcaire ; sa forme, sa couleur, son aspect plus ou moins tourmenté, l’inclinaison plus ou moins accentuée de sa pente naturelle, et surtout les services directs qu’elle peut offrir à ses besoins, l’intéressent infiniment plus que tout le reste. C’est pourquoi, le nom qu’il lui donne étant presque toujours emprunté à ces divers genres de manifestations extérieures, il est indispensable de connaître exactement le rapport unissant les dénominations géographiques aux causes primordiales de leur formation pour les orthographier.

En conséquence de ce qui précède et afin d’éviter des entraînements d’imagination regrettables ; avant de rechercher scientifiquement la dérivation des noms de lieux ; avant de décomposer leurs éléments constitutifs en les soumettant à une minutieuse analyse, basée sur des connaissances philologiques sûres ; avant de se demander si ces dénominations viennent du latin, du grec, ou du sanscrit[1], il faut préalablement être fixé sur leur valeur significative.

Les archives communales, les actes administratifs, les mappes cadastrales, — bien que celles-ci soient parfois de « médiocres documents », selon la juste observation du général Blondel[2], — peuvent être néanmoins de précieux auxiliaires. À défaut d’autre utilité, ces sources documentaires feront connaître les transformations successivement imposées aux divers éléments de la terminologie indigène, en les adaptant, trop souvent sans discernement, à la langue officielle ; mais il ne faut s’y référer qu’avec circonspection.

Il en est de même des textes latins. L’origine des noms de lieu étant généralement très ancienne, la majeure partie des expressions toponymiques encore usitées de nos jours existaient déjà lorsque les Latins envahirent la Gaule. Sous ce rapport les conquérants n’eurent donc rien à inventer en prenant possession du pays ; leur rôle se borna à interpréter et à adapter à leur propre langue la forme dialectale de ces dénominations primitives.

On peut aisément concevoir les déformations de tous ordres qui durent affecter ces dénominations locales, latinisées pendant et après l’occupation romaine. Et, — sans parler des injures que leur firent subir successivement les Visigoths, les Burgondes, les Francs —, lorsque les scribes locaux du moyen âge et de la Renaissance, en général sommairement instruits, les translatèrent à leur tour en roman, en langage vulgaire, et surtout en français, ils les travestirent de si étrange façon, en les inscrivant sur les actes publics, que la plupart d’entre elles perdirent toute signification.

Le Dictionnaire topographique de la France, publié par ordre du Ministre de l’Instruction publique, en fournit la démonstration convaincante.

Parmi les noms de lieu consignés dans ce précieux recueil par nos savants archivistes départementaux, les formes orthographiques de certaines appellations locales sont tellement dissemblables, qu’il est fort malaisé de savoir si elles appartiennent à la même famille, malgré leur degré de parenté manifeste.

La connaissance approfondie des dialectes locaux et des langues-mères dont ils dérivent, s’impose donc impérieusement lorsqu’on veut étudier avec fruit l’origine, la formation et l’orthographie[3] des noms géographiques ; mais, il n’est pas inutile de le redire encore, pour écrire correctement un nom de lieu, il faut, avant tout, connaître son exacte signification.

La négligence de ce principe fondamental, jointe au dédain professé par certains auteurs pour la phonétique dialectale, a facilité l’introduction, dans la toponymie méridionale, d’une multitude de dénominations erronées dont le sens et la structure orthographique sont aujourd’hui complètement dénaturés.

Sous ce rapport, la responsabilité des anciens géographes, et celle des hommes plus ou moins incompétents qui ont collaboré à leurs travaux, est entière ; malheureusement, parmi les successeurs de ces ouvriers de la première heure, fort peu se sont donné la peine de vérifier l’exactitude des dénominations topographiques de leurs devanciers.

Pénétré du rôle important de la toponymie dans les travaux cartographiques, le général Blondel[4] recommandait aux chefs de subdivision chargés de lui fournir des rapports au sujet de la carte d’État-major au 80000e, « non seulement une exacte surveillance, mais une impitoyable sincérité… ». « Ceci s’applique principalement, disait-il un peu plus loin, à la description géométrique du sol, mais aussi à la recherche des noms de lieu. Il a été constaté que certaines feuilles contenaient sous ce rapport des fautes très nombreuses ; elles sont infiniment regrettables et prouvent la négligence et l’irréflexion des officiers, car je ne peux accuser leur ignorance… ».

Tout récemment encore, M. le général Berthaut, dans sa très remarquable étude historique sur La carte de France[5], après avoir recommandé de ne négliger aucune source d’information, ajoutait : « La recherche des noms exacts ne demande pas moins de soins que la recherche des formes exactes du sol. »

Pourrait-on invoquer de meilleurs arguments, une compétence plus grande, une autorité plus décisive que celle de M. le général Berthaut, chef actuel du Service géographique de l’Armée ? Personne, je pense, ne voudrait le contester.

Tous ceux qui possèdent des connaissances spéciales devraient donc s’imposer, comme un rigoureux devoir, de contribuer à l’élucidation de cette question capitale, en recueillant sur place le plus grand nombre possible de documents, soigneusement contrôlés.

Ce genre d’étude m’inspire le plus vif attrait. Voilà plus de vingt ans que je me livre à ces recherches sans découragement, mais, à peine est-il besoin de le dire, sans grand espoir d’aboutir à une solution pratique. En effet, la logique et la raison triomphent trop rarement de la routine pour concevoir quelque illusion à cet égard. Sous le fallacieux prétexte qu’une forme orthographique fautive a été « consacrée par l’usage », ou bien que l’ayant déjà employée ainsi « l’on ne doit pas se déjuger », nul ne veut consentir à prendre l’initiative d’une réforme cependant utile au premier chef.


Déformations orthographiques. — Quand un nom de lieu emprunte sa signification à la forme extérieure ou à l’aspect particulier du terrain ; quand il émane des produits du sol, des plantes ou des animaux ayant coutume de vivre ou de fréquenter un endroit déterminé ; quand il rappelle un événement mémorable dont on veut perpétuer le souvenir, ce nom acquiert par cela même une valeur documentaire que la moindre altération orthographique est capable d’annihiler.

Quelques citations succinctes, en faisant mieux comprendre ce qui précède, permettront, en même temps, d’apprécier les inconvénients graves que les déformations dialectales peuvent causer, au point de vue toponymique comme au point de vue pratique.


Dans les Pyrénées centrales, les avalanches sont désignées par les montagnards sous le nom de Lit[6]. Les indigènes distinguent deux sortes de Lits : la Lit dé Bént « avalanche de vent » ou Lit boulatye « avalanche volage », c’est-à-dire l’avalanche légère ou de surface ; et la Lit terrère « avalanche terrestre ou de fond », celle qui déplace et entraîne avec elle une grande quantité de matières détritiques et de débris rocailleux.

Un certain ravin de la haute région pyrénéenne avait reçu, des bergers et des chasseurs, le nom caractéristique de Coumbe[7] dé la Lit terrère, ce qui veut dire le « vallon encombré par les apports d’une avalanche terrestre ou de fond ». Plus préoccupé, probablement, de franciser à tort et à travers les dénominations locales que de respecter leur forme originelle et le sens commun, un auteur n’a pas hésité à transformer cette appellation locale en….. « Combe littéraire » !

Un autre écrivain ayant à cœur sans doute de surpasser le précédent, ne s’est pas fait scrupule de travestir le nom du col d’Arrîous (Basses-Pyrénées)[8], — trop fréquemment orthographié par les auteurs « col d’Arrius », — en col de Darius !

Dans un ouvrage justement renommé et spécialement destiné aux voyageurs, une coquille, selon toute vraisemblance, a transformé l’arête qui domine l’Estan Tort — petit lac du massif de Tabe (département de l’Ariège), — dont les rives sont « tortues », en « crête de Stantor » !


D’autres altérations dialectiques, encore que partielles, ne sont pas moins répréhensibles. Il s’agit de certaines désignations locales, composées d’éléments hétérogènes qui devraient être impitoyablement proscrites de la nomenclature géographique.

Citons comme exemple le gouffre aragonais appelé, en France, Trou-du-Toro[9]. Cette dénomination hybride est formée, au mépris de toute logique, du mot « Trou » et de l’article « du » tirés du français, accolés au nom espagnol « Toro », qui, en réalité, devrait s’écrire torvo, car il signifie « horrible, terrible à voir ». La Balloungo, dans l’Ariège, est devenue la « Ballongue », c’est-à-dire une association bizarre du nom local bal « vallée » et du qualificatif français « longue ». De Barrinôou (dans la même contrée), composé des noms languedociens et catalans barri « faubourg » et nôou « neuf », on en fait « Barrineuf[9] »,. Cat-Loung (Hautes-Pyrénées) a été transformé en « Cap-Long », assemblage du mot pyrénéen cap, cat « tête » et de l’adjectif français « long », etc.

Il serait facile de multiplier ces citations si le cadre restreint de la présente notice ne m’obligeait de les abréger.


De la voyelle u et du son ou. — Prétextant que la prononciation française de l’u est inconnue dans les langues néo-latines, les anciens cartographes avaient coutume de remplacer généralement le son caractéristique ou, qui joue un rôle prépondérant dans les idiomes méridionaux, par la voyelle u. Pour justifier cette substitution regrettable[10], ils affirmaient, contre toute évidence, que la lettre u doit toujours se prononcer ou dans les idiomes du Midi de la France. Contrairement aux précédents, une école nouvelle a proclamé récemment que la lettre u, excepté lorsqu’elle est précédée d’une voyelle, doit toujours avoir le son de l’u français. Ce sont là des erreurs contre lesquelles on ne saurait trop réagir.

Anciennement, lorsque le roman était la langue officielle des poètes et des tabellions, ceci pouvait avoir sa raison d’être, et encore cette règle souffrait-elle de très nombreuses exceptions. Mais ce principe n’était pas absolu, loin de là, et, si ce n’est, peut-être, par les troubadours et les officiers publics, il ne fut jamais appliqué aux relations usuelles de la vie provinciale. Quand on considère les variantes affectant les parlers des localités les plus voisines entre elles, on s’aperçoit immédiatement qu’en dehors de la phonétique dialectale, l’unification orthographique des noms de lieu devient une utopie.

Le tableau suivant montre l’inextricable confusion qu’une orthographie irrationnelle peut entraîner, tant au point de vue de la philologie comparée, qu’au point de vue des relations de plus en plus étendues que les indigènes entretiennent avec les étrangers.

ORTHOGRAPHIE
CONVENTIONNELLE


(selon
la notation usuelle).

RATIONNELLE


(conforme
à la phonétique dialectale).

SIGNIFICATION.


Aluca 
Alouca 
Disposer, placer, ranger.
Aluca 
Aluca 
Allumer.
Arrut (Vic-Bilh) 
Arrut 
Bruit, tapage.

Blu (sing.) 
Blu (sing.) 
Bleu.
Blus (plur.) 
Blus (plur.) 
Bleus.
Blus 
Blous 
Pur, sans mélange.
Buga 
Bouga 
Voguer.
Buga 
Buga 
Lessiver.
Buhu 
Bouhou 
Taupe.
Bulhe 
Boulhe 
Boîte en fonte.
Bulhe 
Bulhe 
Bulle.
Burat 
Burat 
Bure, étoffe de laine.
Burrat 
Bourrat 
Coup, bouffée, gorgée.
Burrat 
Bourrat 
Bourré, rempli.
Burrat 
Burrat 
Beurré.
Burreu 
Bourrèou 
Bourreau.
Bureu 
Burèou 
Bureau.
Burricu 
Bourricou 
Bourrique, baudet.
Burrugut 
Bourrugut 
Nœud, aspérité du fil.
Burrulha 
Bourroulha 
Verrouiller.
Burrulhut 
Bourrulhut 
Fagot formé de grosses branches.
Bussalu 
Boussalou 
Frelon.
Bussu 
Boussou 
Bouchon.
Bussut 
Boussut 
Bossu.

Capulet 
Capulét 
Petit capuchon.
Capulet 
Capoulét 
Petit chapon.
Ceu 
Céou 
Suif.
Ceu 
Cèou 
Ciel.
Chauchun 
Châouchoun 
Minutieux, tatillon.
Chuchureya 
Chuchuréya 
Murmurer.
Chusma 
Chusma 
Suinter.
Cluque 
Clouque 
Poule couveuse.
Cluquet 
Cluquét 
Jeu d’enfant.
Cucut 
Coucut 
Coucou.
Cucuru 
Coucurou 
Liseron (Convolvulus sepium).
Cussure 
Coussure 
Payement en nature.
Cussu 
Cussou 
Charançon.
Cuyu 
Coulhou 
Testicule.
Cuyu 
Cuyou 
Gourde.

Escuradu 
Escuradou 
Obscurité.
Escurus 
Escurous 
Noirâtre, sombre.
Escusu 
Escousou 
Cuisson, douleur vive.
Eslura 
Esloura 
Défleurer.
Eslurra 
Eslurra 
Glisser.

Gahu 
Gahou 
Croc, harpon.
Gahus 
Gahous 
Petite pierre pour jouer aux osselets.
Gahus 
Gahus 
Hibou.
Guau 
Gouâous (Val. de Luchon) 
Canal d’irrigation.

Hautu 
Hâoutou 
Hauteur.
Hurdilladu 
Hourdilhadou 
Fureteur.
Huruhu 
Hourouhou (Vic-Bilh.) 
Hibou, grand-duc.
Hurcut 
Hourcut 
Fourchu.
Huruc 
Houruc 
Trou.
Hurucadu 
Hourucadou 
Qui fouille, qui creuse.
Julh 
Joulh 
Genou.
Julh 
Jülh 
Juillet.
Julhe 
Jülhe 
Joug.
Jusu 
Jüsou 
Inférieur, au-dessous.

Ludère 
Lüdère (Vallée d’Aspet). 
Femme stérile.
Ludère 
Loudère (Val. de Louron) 
La mauvaise maison.
Punchuc 
Pounchuc 
Pointu.
Pun 
Pün 
Poing.
Punt 
Pünt 
Point.
Punt 
Pount 
Pont.
Punto 
Pünto 
Pointe.
Punto 
Pounto 
Ponte.
Puntu 
Pountou 
Petit pont.
Puntu 
Püntou 
Petite pointe.
Puntut 
Pountut 
Pointu.

Ramunulu 
Ramounoulou 
Lieu-dit. (Gavarine.)
Rauyus 
Raouyous 
Rageur.
Rieumayu 
Rîoumayou 
Lieu-dit. (Vallée d’Aure.)
Rumingau 
Roumïngâou 
Lieu-dit. (Vallée de Luchon.)
Rucau 
Roucâou 
Gros roc.
Rucau 
Rüco 
Chenille.
Susu 
Susou 
Supérieur, au-dessus, au Sud.
Sussueu 
Soussouèou 
Lieu-dit. (Vallée de Laruns.)

Tuc 
Tüc 
Tertre, coteau.
Tucu 
Tücou 
Petit tertre.
Tucu 
Toucou 
Neige qu’entraîne les sabots des marcheurs.
Tugnut 
Tougnut 
Déformé, bossu.
Truncut 
Trouncut 
Arbre à gros tronc.
Turu 
Turou 
Monticule.
Turunculet 
Turounculét 
Dimin. de Turou.
Tus 
Tous 
Toux.
Tus 
Tus 
Fourré, touffe d’herbe.
Tutu 
Toutu 
De même.
Tutu 
Tutou 
Tuteur.

Uju 
Ujou 
Myrtille.
Yulut 
Youlut 
Gros genoux.
Yuransu 
Yüransou 
Jurançon.

Les notations orthographiques ci-dessus, prises au hasard au milieu d’un très grand nombre d’autres dénominations de même genre, sont suffisamment démonstratives pour ruiner définitivement les deux théories précédentes.

En effet, comment un étranger, voire même un homme du pays, pourrait-il s’y reconnaître en présence de noms travestis de façon aussi baroque qu’illogique, si l’orthographie dialectique ne venait pas à son secours ? Lorsque rien, absolument rien, pas même le plus petit indice orthographique ne le guide, comment saurait-il, par exemple, qu’Hurucadu doit se prononcer Hourucadou, s’il veut se faire comprendre des indigènes ? Qu’est-ce qui indique que le premier et le dernier u de ce mot béarnais doivent être rendus par le son ou, tandis que celui du milieu doit se prononcer u ? En dehors de la forme dialectique, comment reconnaître que dans Burrulhut le premier u seul a le son de ou, contrairement au nom précédent, et que les deux autres doivent être articulés u, ce qui donne Bourrulhut ? Enfin y a-t-il un signe conventionnel quelconque indiquant que Ramunulu doit se rendre, dans la pratique, par Ramounoulou, alors que les deux u de Chuchureya conservent la même valeur euphonique qu’en français ?

Il est donc aisé de comprendre l’embarras de l’étymologiste en présence de noms aussi outrageusement mutilés, n’ayant plus de sens, ni d’équivalent dans un langage quelconque. Mais si l’embarras du linguiste est sérieux en présence de ces déformations bizarres, la déconvenue du voyageur qui a besoin de se renseigner et ne parvient pas à se faire entendre est bien plus grande encore.

Veut-il se rendre à Cugurou, ou dans un des différents villages portant le nom de Gouâous, ou bien encore désire-t-il visiter les beaux pâturages de Roumïngâou ou de Campsâouré, dans la Haute-Garonne ; a-t-il formé le projet de faire l’ascension du Mâoucapérat (Hautes-Pyrénées) ; comment parviendra-t-il à se documenter auprès des indigènes s’il demande où se trouve Cuguru, Guaus, Rumingau, Campsaur, Maucapéra ?

C’est ainsi, cependant, qu’on trouve ces noms écrits dans les Atlas, les Dictionnaires et les livres spéciaux destinés aux voyageurs, aux historiens, aux écoliers, etc. Si ces dénominations topographiques étaient exclusivement appelées à figurer dans les histoires feintes ou les romans géographiques, passe encore. Mais, bien au contraire, les noms de lieux ayant été créés sur les lieux mêmes par les autochtones dans un but éminemment pratique, et principalement en vue d’être utilisés dans leur pays d’origine, on devrait conserver jalousement à ces expressions géographiques un caractère dialectique indélébile.

Malheureusement, la plupart des auteurs étant beaucoup trop enclins à faire fi de la forme originelle et de la phonétique dialectale, adaptent sans scrupule les noms locaux à leur propre langue. Témoin cet étranger disant, en ma présence, à un cocher de fiacre parisien de le conduire à la roué câoucat ! Le brave homme eût satisfait volontiers son client, mais comment deviner sa pensée ? Si l’étranger s’était seulement souvenu que pour se faire comprendre à Paris, il convient généralement de parler français ; s’il avait réfléchi qu’en France la voyelle u ne figure jamais le son ou, comme dans son propre pays ; s’il avait songé qu’il y a des e muets dans notre langue et que cha se dit « cha » et non pas ca ou ka, comme dans la sienne ; l’automédon se fût empressé de le transporter rue Chauchat, où il voulait aller.


En outre des erreurs préjudiciables qu’elle peut occasionner, la mauvaise interprétation orthographique des noms de lieux est de nature à favoriser les confusions les plus étranges.

Si l’on eût continué d’écrire Arréou, comme on faisait anciennement pour désigner un des plus importants chef-lieux de canton de la vallée d’Aure, dans le département des Hautes-Pyrénées, au lieu d’adopter la forme tronquée « Arreau », il ne serait probablement jamais venu à l’idée des écrivains, et en particulier de M. A. A. [Arnaud Abadie], — dont le pseudonyme a été dévoilé par M. Henri Beraldi, dans son œuvre magistrale Cent ans aux Pyrénées[11], — de dire que les Arevaces, qui empêchèrent Pompée « de percer jusques aux Pyrénées, et s’opposèrent à son passage » … « bâtirent la ville d’Arreau » et que c’est de là qu’elle tire son nom[12].

Arréou, Arriéou, Réou, Riéou, Arrîou, Rîou, etc., je l’ai déjà dit, signifient « rivière, ruisseau ». La petite ville d’Arréou (Arreau), située au confluent de trois grandes vallées, bâtie sur les rives des trois Nestes[13] qui les arrosent, n’a rien à voir avec les Arevaces ou les Arevaci quant à la formation étymologique de son nom. C’est bien la bilo d’Arréou, comme disent les indigènes, c’est-à-dire « la ville de la rivière », que s’appelle Arreau, et ce nom caractérise parfaitement sa position géographique.

En Provence, les mots Bâou, Bôou, — usités notamment dans le petit massif montagneux dressé au Nord de la Crâou (Crau) d’Arles, entre le Rhône et la Durance, et dans les Alpes-Maritimes, — s’appliquent à des escarpements soutenant les crêtes et les cimes, de même qu’aux gros quartiers de pierres encombrant le lit des torrents.

Entre la Cagne et la rive droite du Var se trouve lou Bâou de San-Jannét (Bau de Saint-Jannet), et au Nord de celui-ci lou Bâou de la Gôoude (Bau de la Gaude), c’est-à-dire « l’escarpement de la forêt ».

Il y a encore lou Bâou-Blanc (Bau-Blanc) et lou Bâou-Négré (Bau-Noir). Lou Bâou dé quatr’ouros (rocher de quatre heures) est à Toulon, etc. : Le mépris de la forme dialectique et le goût exagéré de la francisation ont fait que tous ces Bâous ont été transformés en « Bau ». Cette transfiguration de la forme primitive, regrettable à tous égards, a occasionné bien des méprises. C’est ainsi que, pour avoir confondu le substantif provençal Bâou « rocher, masse de pierre », avec l’adjectif « Beau, Bel », du Bâou-Blanc on en a fait le « Beau-Blanc », et du Bâou-Négré le « Beau-Nègre ! ».

Quant au Bâou-Baisso « escarpement, rocher du bas-fond », celui-ci a été travesti de façon encore plus divertissante que les précédents. D’abord, selon la coutume, on a donné à Bâou la forme de « Bau » ; Baïsso[14] « dépression de terrain, bas-fond, lieu bas », est devenu « Baisse », puis « Besse », et, finalement, « Bau-Besse » a été inscrit sur les cartes sous le nom de… Bobèche !

Non moins démonstratif que les précédents, l’exemple suivant montrera les graves inconvénients que peut avoir le remplacement de ou par u. Millo-Aourés « mille vents » est une expression géographique parfaitement appropriée à la localité qu’elle désigne, car elle exprime que les vents y soufflent de tous les côtés. Cette forme orthographique ayant semblé par trop méridionale, on a cru, sans doute, la rendre plus élégante en écrivant « Mille-Aures ». Puis, en prévision peut-être de la future « Entente cordiale », de Mille-Aures on a fait….. Mylors !

Sans insister sur cette entrée de ville appelée Porto dé la Sâou « porte du sel », — parce que c’était là qu’on percevait la gabelle, — transformée premièrement en « Porte de la Sau » et fatalement ensuite en Porte de l’Assaut, on pourrait multiplier à foison ces citations. Peut-être paraîtraient-elles réjouissantes aux personnes ayant le goût du calembour ; dans tous les cas elles attristent profondément celles que préoccupent avec juste raison les erreurs trop nombreuses de notre nomenclature territoriale.

Quelques érudits, parmi lesquels il faut citer MM. H. Ferrand[15], F. Arnaud[16], Alphonse Meillon[17], Jean Bourdette[18], François Marsan[19], E. Peiffer[20], etc., se sont particulièrement attachés à rechercher ou à rectifier, chacun dans leur région respective, les interprétations erronées qui déshonorent notre nomenclature toponymique, comme j’ai essayé de le faire moi-même[21]. Il est fort désirable que les travailleurs instruits, possédant une connaissance approfondie des idiomes méridionaux, imitent leur exemple.


En résumé : pour écrire correctement une dénomination locale, il faut, avant tout, connaître exactement sa signification, et lui conserver son orthographie originelle.

Ces deux considérations essentielles doivent primer toutes les autres ; car, redisons-le encore : Un nom de lieu dont la forme dialectique primitive a été transmise à travers les âges sans subir de déformation, est aussi précieux pour la géographie historique qu’une inscription antique ou une ancienne médaille soigneusement préservée des injures du temps.

  1. Sous ce rapport la langue celtique rend parfois d’inestimables services : si elle n’existait déjà il faudrait l’inventer. Quand un auteur ne sait plus à quel « saint se vouer » pour expliquer l’origine d’un nom de lieu [en aucune manière il ne saurait être question ici des éminents philologues qui sont la gloire de notre pays], le celtique vient à point nommé pour les tirer d’embarras.
  2. Voir « La circulaire portant instruction complémentaire spéciale, du 26 novembre 1850 », reproduite par M. le général Berthaut dans son étude historique sur La carte de France, 1750-1898. (Imp. du Service géographique, 1898, t. 1er , p. 319 et suiv.).
  3. Étymologiquement, le seul synonyme correct d’« Orthographe » est Orthographie (ὀρθός ═ droit, et γράφω ═ j’écris), c’est pourquoi je l’emploie intentionnellement. Ne dit-on pas, en effet, Cartographie, Cryptographie, Géographie, Ichnographie, Iconographie, Iconologie, Ichtyologie, Lithographie, Photographie, Sténographie, etc. ? Oserait-on dire faire de la « Cartographe, de la Géographe » ? Quel accueil réserverait-on à celui qui affirmerait que telle « lithographe » ou telle « photographe » est bonne ou mauvaise, en parlant d’une lithographie ou d’une photographie ? Il n’y a donc aucune raison pour ne pas écrire Orthographie.
  4. Circulaire portant instruction complémentaire spéciale, du 26 novembre 1850 (Loc. cit.).
  5. La Carte de France, 1750-1898, par M. le général Berthaut (Loc. cit.).
  6. Dictionnaire béarnais ancien et moderne, par V. Lespy et Raymond. 2 vol. in-8o. Montpellier, 1887.
  7. Il ne faut pas confondre, comme cela a lieu trop souvent, Coumbe avec Coume (lat. cumulus). Coumbe, correspondant à l’expression française « vallée, ravin », a servi à former le vocable béarnais Baricabe « fondrière, enfoncement dans le sol », et Baricoumbe « pente raide ravagée par de profonds ravins ». Coume, au contraire, désigne une « colline, un monticule, un mamelon… ». Coume, dans les Pyrénées centrales, n’est jamais synonyme de « Combe », comme le dit fautivement M. E. Peiffer (Recherches sur l’origine et la signification des noms de lieux, p. 103, Nice, 1894) et d’autres auteurs avec lui. Dans les idiomes pyrénéens, Coume signifie exclusivement un « monticule », de même qu’en Catalan le mot Coma veut dire une « petite montagne », mais, dans aucun cas, Coume ne doit être assimilé au mot « Combe » employé dans le massif du Jura pour caractériser les dépressions de terrain encaissées par des Crêts ou « arêtes rocheuses ».
  8. Arrîou, Rîou ; pl. Arrîous, Rîous ; lat. Rivus signifie « rivière, ruisseau ».
  9. a et b Émile Belloc. Les sources de la Garonne… (Annuaire du Club alpin français, Paris, 1896). — Voir du même auteur, Glaciers et cours d’eau souterrains du versant septentrional de la Maladeta (in Revue des travaux scientifiques…). Paris, Impr. nationale, 1896. — Voir encore du même, De Bagnères-de-Luchon aux Monts-Maudits (Annuaire du Club alpin français, Paris, 1897).
  10. Émile Belloc. De Belesta au massif de Tabe, par la Fontestorbe et Mont-ségur (Annuaire du Club alpin français, Paris, 1903).
  11. Henri Beraldi. Cent ans aux Pyrénées, t. Ier, p. 135. Paris, 1898 (7 vol. parus).
  12. A. A. Itinéraire topographique et historique des Hautes-Pyrénées… 1 vol. in-8o. Paris, Tarbes et Bagnères, 1833 (3e édition, p. 205-206).
  13. Neste, dans les Hautes-Pyrénées et la Haute-Garonne est synonyme de « rivière ». C’est un nom générique au même titre que Garonne, Gave, Adour, etc.
  14. Baïssa, Baïsse, Baïsso, Baïssière, Bassia, Bassiaret (dimin.), etc., signifient les endroits les plus bas d’une plaine ou d’un plateau de montagnes, les endroits creux en général. Il y a dans les Pyrénées, en Provence, en Languedoc et même dans le centre de la France, un grand nombre de lieux qui sont ainsi nommés. Beaucoup de Baïsses dans la vallée du Rhône désignent l’emplacement d’anciens marais desséchés. La Baïssa de Peyra-Cava (Alpes-Maritimes) est synonyme d’ « enfoncement de la pierre creuse ». Bacho est également employé dans la vallée d’Aure (Hautes-Pyrénées) pour indiquer un bas-fond. Il ne faut pas confondre Baïsse avec Besse, Besséa ou Bessière, qui veulent dire une « plantation de bouleaux blancs ».
  15. Henri Ferrand. De l’orthographe des noms de lieux. Le sens des noms de lieux (in Ann. du Club Alpin français). Paris, 1882. — Du même auteur : De l’orthographe des noms de lieux (in Ann. C. A. F.). Paris, 1901 (2e article).
  16. F. Arnaud. L’Ubaye et le Haut-Verdon ; essai géographique. 1 vol. in-8o  de 218 pages contenant de nombreuses esquisses topographiques. Barcelonnette, 1906. (M. Arnaud a résolument adopté l’orthographie dialectale, ce dont on ne saurait trop le féliciter).
  17. Alphonse Meillon. Esquisse toponymique sur la vallée de Cauterets. Cette étude fortement documentée est, depuis plusieurs années, en cours de publication dans le Bulletin pyrénéen, qui s’imprime à Pau (Basses-Pyrénées).
  18. Jean Bourdette. Nombreux ouvrages sur La Bigorre et le Labéda (Lavedan) [Hautes-Pyrénées].
  19. François Marsan. Communication au Congrès des Sociétés savantes, à Paris (séance du 21 avril 1906).
  20. E. Peiffer. Légende territoriale de la France. Paris, 1877. — Recherche sur l’origine et la signification des noms de lieux. Nice, 1894.
  21. Émile Belloc. Remarques sur la signification et l’orthographie des noms de lieux (in Comptes rendus du Congrès national des Sociétés françaises de géographie, XXIe session, séance du 22 août 1900. Paris, Masson, édit., 1901).

    Voir du même auteur : Fluctuations glaciaires observées dans quelques massifs des Pyrénées centrales, avec ses notes explicatives sur l’origine des noms de lieu de cette région (in Assoc. française pour l’avancement des sciences, notes et mémoires, Congrès de Cherbourg, 1905. 1 vol. chez Masson et Cie, Paris, 1906.

    Voir aussi du même auteur : Noms scientifiques et vulgaires des principaux poissons et crustacés d’eau douce. Masson et Cie, édit., Paris, 1896.

    Voir encore : Déformations des Noms de lieux pyrénéens (in Bull. de géogr. histor. et descript. [Ministère de l’Instruction publique], no 1). Paris, imprimerie Nationale, 1907.