Observations sur quelques grands peintres/Carle du Jardin

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CARLE DU JARDIN.


Peu de peintres ont réussi dans autant de genres différens que Carle du Jardin. On connoît de lui des tableaux d’histoire qui prouvent qu’une belle façon de peindre, une excellente couleur, un grand fini ne suffisent pas pour ce genre, et qu’on n’arrive à sa hauteur qu’après une suite d’études indispensables, et avec un esprit élevé. Il a fait d’excellens tableaux dans le genre familier ; celui qui est au Musée Napoléon, et qui représente des charlatans, ne craint point la comparaison avec ceux des plus habiles artistes. Il a peint des tableaux d’animaux d’une rare beauté : après Paul Potter, on ne sauroit nommer personne qui les ait mieux peints que lui. Il a plus de vérité que Berghem ; et dans cette sorte de peinture, il marche l’égal de Van den Velde, quoique s’exprimant bien différemment ; ce dernier a une manière de peindre plus fondue, plus moelleuse ; ses ouvrages paroissent plus terminés : Carle du Jardin peint plus ferme ; comme Berghem, il a une touche très-adroite, mais elle est plus simple, plus large et rend mieux la nature que celle de Berghem ; c’est cette touche large et facile qui est un de ses traits distinctifs. Sa couleur riche, plus souvent dorée qu’argentine, a aussi une physionomie particulière, et que l’on distingue aisément ; ce sont ses tableaux d’animaux et ses paysages admirables qui font surtout sa réputation.

Quand on sait qu’il fut élève de Berghem, et que jeune, il étudia long-temps à Rome, on aperçoit sans peine la source du caractère particulier de son talent ; il ressembla toujours à son maître ; et comme lui, compta pour beaucoup la facilité et l’adresse du pinceau, mais il n’y mit pas tout-à-fait autant d’importance ; il s’occupa davantage de rendre la juste dégradation de la lumière et l’harmonie de la nature ; il habita long-temps un paysage plus riche, qui présente des formes plus nobles, vécut dans un climat plus chaud, où les objets sont colorés plus fortement ; il vécut entouré de tableaux de la plus grande manière, et fut lié sans doute avec des peintres d’histoire : connoissant toutes ces causes, on conçoit aisément qu’il dut s’exprimer d’une façon plus grande que les peintres de son pays ; c’est un peintre Hollandais peignant les sites et le soleil d’Italie. On peut voir son talent tout entier dans les tableaux de sa main, conservés au Musée Napoléon ; on distingue ceux qui sont connus sous le nom du Bocage, du Pâturage, de la Fileuse. Vérité de forme, de couleur, d’effets de lumière ; fermeté, facilité, charme d’exécution, tout s’y trouve réuni. Les animaux, les figures même ont autant de perfection que le paysage. Le tableau de la Fileuse fait naître des observations à part ; et aucune production ne prouve mieux, que peu d’objets suffisent pour faire un bon ouvrage en tout genre, lorsqu’ils sont bien disposés, et qu’ils rendent bien la nature.

Une simple et pauvre bergère, un taureau qui se frotte contre un arbre, un petit âne couché, deux moutons couchés, un chien qui semble s’entretenir avec sa maîtresse, une espèce de haie de paille, deux troncs d’arbres ayant encore un peu de feuillage, une campagne presque nue, font de ce tableau un des paysages les plus attachans du Musée ; il faut convenir que les objets y sont présentés avec beaucoup de vérité, qu’il est enrichi par l’or des rayons du soleil, et que le cœur y retrouve ce repos, ce silence touchant de la nature, à certaines heures du jour.

D’autres ont eu plus de naïveté, mais personne n’eut plus d’esprit et d’exactitude en même temps ; peut-être n’est-il jamais sublime, mais il est toujours beau ; ses sites sont agréables, agrestes sans être sauvages ; ils ne sont pas imposans, ils ont pourtant un sorte de grandeur. Auprès des paysages du Poussin, l’âme est élevée, agrandie ; devant ceux de Claude le Lorrain, elle est moins exaltée, mais plus touchée ; en voyant ceux de Berghem, de Wouvermans, elle est amusée, réjouie ; devant ceux de Carle du Jardin, elle est satisfaite, et n’imagine pas que d’autres peintres aient pu porter leur art plus loin. Cependant, quelques personnes, peut-être, leur préféreroient des tableaux moins parfaits, qui causeroient plus de mouvement dans l’âme ; elles désireroient peut-être d’acheter par quelques défauts des émotions plus vives : elles voudroient, pour ainsi dire, troubler la nature calme et paisible qu’il a peinte, pour la rendre plus piquante et plus attachante.

Carle du Jardin est généralement regardé comme un des premiers peintres de paysages et d’animaux ; c’est un de ceux dont les tableaux se payent le plus cher, et dont les amateurs sont le plus avides : heureux, en effet, ceux qui peuvent être possesseurs de ces précieuses peintures ; et qui peuvent échanger des pièces de monnoie pour des ciels, des bois, des eaux argentées, de riches prairies, d’innocens troupeaux, des bergers et des bergères ; et qui, tous les jours, sans sortir de leurs appartemens, peuvent contempler l’image de ces objets délicieux que les poëtes de tous les temps ont fait leur bonheur de chanter, qu’on voit toujours avec tant de plaisir, qu’on veut revoir encore en approchant du tombeau ; et dont on ne parle jamais sans attendrissement !