Observations sur quelques grands peintres/Le Valentin

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LE VALENTIN.


Quoique le Valentin ait eu à peu près la même manière que Michel-Ange de Caravage, quoiqu’il ait suivi la même route, il a cependant sa physionomie bien distincte : comme son maître, il ne chercha guère qu’à donner de la saillie au corps, qu’à étonner par la fierté des effets et de la couleur : ainsi que lui, il eut de grands succès dans cette carrière ; comme son maître, il négligea beaucoup de parties de son art, pour ne s’occuper que de celles qui frappent la vue, que de celles qu’il sentoit le mieux ; comme lui, il entraîne l’admiration, il étonne et ne touche jamais ; mais il est moins large, moins imposant, moins harmonieux que lui : sa manière de peindre n’est pas aussi grande, aussi moelleuse ; ses ombres sont plus grises, plus opaques ; peut-être ses tableaux sont-ils plus terminés, le dessin en est plus arrêté, et peut-être entre-t-il dans plus de détails que le Caravage : cependant, quoique ce dernier n’ait point pensé à faire de choix dans ses formes, il a une sorte de grandeur, qui, dans cette partie même, le met au-dessus du Valentin. Le maître et l’élève ont aussi de la ressemblance dans le choix des sujets ; l’élève aussi se plaisoit à imiter la nature forte, énergique, bizarre et jamais gracieuse ; il aimoit surtout à représenter des joueurs, des soldats pittoresquement ajustés, revêtus de leur armure ; non-seulement dans ce genre, mais dans la couleur et la manière de peindre, il a de la ressemblance avec Salvator-Rosa ; et cette ressemblance, en donnant un des signes distinctifs de son talent, marque précisément la différence qu’il a avec celui du Caravage.

On conserve au Musée Napoléon plusieurs tableaux du Valentin ; le plus fameux est celui qui fut apporté d’Italie avec nos conquêtes dans ce genre ; il représente le Martyre des Saints Processe et Martinien, peint pour une des chapelles de Saint Pierre de Rome ; il a été exécuté en mosaïque ; et plusieurs de nous l’ont vu long-temps placé et admiré au palais de Monte-Cavallo. On ne sauroit donner plus de relief aux objets, les offrir avec plus de force de lumière et de couleur qu’il ne l’a fait dans ce tableau plein de vie. On est étonné que ce bel ouvrage, long-temps exposé dans le Salon, maintenant placé dans le Musée, n’ait pas autant de célébrité qu’il en mérite : on s’en étonne moins pourtant, en considérant son sujet. Sans doute la religion, pour la gloire de ses saints, commande les représentations de ces triomphes effrayans, de ces phénomènes de courage et de dévouement ; mais pour l’honneur de l’humanité, elles devroient être proscrites. Quoi de plus honteux pour elle, en effet, quoi de plus repoussant, que le spectacle de deux hommes garrottés ensemble, les pieds liés, les mains liées, et que d’autres hommes, sans danger, sans passion, tourmentent et mutilent à plaisir !

Dans tous les ouvrages de l’esprit, le choix des sujets aide beaucoup au succès et à la célébrité ; le Martyre de Saint Érasme, peint par le Poussin, exécuté en mosaïque dans une des chapelles de Saint Pierre de Rome, n’est connu que des artistes ; son Tombeau d’Arcadie est célèbre dans le monde entier. Non-seulement les situations, mais les personnages représentés, contribuent à la renommée des ouvrages des hommes. Qu’au lieu des batailles d’Alexandre, le Brun eût peint, avec le même génie, celles de quelque roi vandale, de quelque Paléologue oublié, combien inspireroient-elles moins d’intérêt que les victoires du fils de Philippe, de l’élève d’Aristote, de ce jeune et brillant triomphateur, qui, dans quelques instans, renversa les magnifiques destinées du plus riche et du plus puissant empire de la terre !

Ne soyons pas fâchés, cependant, que le Valentin ait été chargé de représenter un sujet qu’il sentoit si bien ; et soyons-le d’autant moins, que vraisemblablement il n’eût pas, à beaucoup près, aussi bien réussi dans une scène plus aimable et plus touchante : ce n’étoit pas les grâces qu’il sentoit ; et, comme dit Boileau :

La nature fertile en esprits excellens,
Sait entre les auteurs partager les talens.

La réputation du Valentin est aussi du nombre de celles qui laissent des regrets, parce qu’il mourut jeune, et qu’elle se fût sans doute augmentée, s’il eut rempli la carrière ordinaire des hommes. Sa gloire est cependant assez grande pour qu’il soit mis au rang des peintres distingués de l’École Française, et dont les ouvrages ont une place honorable dans les plus riches cabinets de l’Europe.