Observations sur quelques grands peintres/Michel-Ange

La bibliothèque libre.
◄  Van Huysum
Jordaens  ►


MICHEL-ANGE (BUONAROTI).


Lorsqu’on va parler de Michel-Ange, on sent se présenter à l’esprit une foule des idées que l’on auroit si l’on vouloit peindre un de ces êtres audacieux et puissans qui disputèrent à l’Éternel le trône de l’Univers. Si l’on a pu dire, en effet, que Raphaël étoit un ange, on oseroit presque dire qu’un génie infernal a voulu dans le corps de Michel-Ange passer 89 ans sur la terre. Il est du nombre de ces esprits robustes, élevés, à qui, par un mouvement spontané, on a donné le nom de génie. On peut le comparer à Milton, et surtout au Dante. Son principal caractère distinctif est dans la correction et la grandeur de son dessin. Entouré des belles statues antiques, il s’est inspiré de leurs formes sans les copier servilement ; en les imitant, il leur a donné les mouvemens que sentoit son âme vigoureuse ; c’est la force de cette âme et les études profondes qu’il avoit faites de l’anatomie qui ont enfanté ce style terrible, qu’on ne peut imiter sans devenir exagéré, gigantesque : c’est par cette route nouvelle qu’il est arrivé si souvent au sublime, à ce degré le plus élevé du beau, qui n’est jamais qu’une vérité simple, fortement exprimée par un élan de l’âme. C’est aussi sa grande science dans le dessin, qui donne a Michel-Ange la place qu’il occupe : les peintres les plus célèbres sont dans cette partie plus ou moins au-dessous de lui ; et c’est le plus correct de tous, si la correction est la connoissance certaine des muscles et de leurs différentes fonctions. Il passa une partie de sa vie à disséquer, non-seulement des hommes, mais différens animaux, et particulièrement des chevaux.

Son originalité est parfaite comme celle du Corrège ; on ne trouve ni principes, ni traces de leur style dans les ouvrages des autres artistes : ils ressemblent à ces météores fameux qui ont une fois étonné l’Univers, dont l’apparition est consacrée dans les annales des sciences, et qu’on n’a jamais vus depuis. Les pensées de Michel-Ange, soit en peinture, soit en sculpture, soit en architecture, sont toujours grandes et imposantes ; on diroit que le mot grandiose a été créé pour désigner ses conceptions ; il faudroit cependant y ajouter celui de terrible. Sa manière de draper est extraordinaire sans être barbare ; elle a un genre de beauté singulière bien conforme au caractère de ses figures.

Le plus considérable, et l’un de ses ouvrages de sculpture les plus estimés, est la chapelle des ducs de Florence, où vivent encore dans le marbre Laurent et Julien de Médicis, et quatre autres figures qui représentent le Jour, la Nuit, l’Aurore, le Crépuscule, et qui tant de fois ont été l’objet des justes éloges de la prose et de la poésie : en voyant ces chefs-d’œuvres si élevés, si nouveaux, ce n’est pas l’admiration qu’on éprouve d’abord, c’est l’étonnement, c’est une espèce d’épouvante ; et si l’on admire, c’est avec une sorte de fureur. Sa fameuse statue de Moïse fait seule connoître la fière physionomie de son talent ; l’attitude est simple, l’ajustement est simple, la figure est terrible ; ce n’est pas seulement un législateur, c’est un enchanteur politique ; je ne sais quoi de magique, une sévère majesté fait frissonner le spectateur, et lui commande le respect ; il voit que ce corps est l’asile d’une âme sublime ; il reconnoît cette classe d’hommes, dont le génie puissant a maîtrisé les volontés des peuples, et changé la face des Empires.

La Chapelle Sixtine est le plus vaste et le plus renommé de ses ouvrages en peinture ; dans la voûte, il a peint à fresque le grand ouvrage de la Création, et la plupart des événemens décrits dans l’Ancien Testament : c’est là que, sublime comme ses sujets, il a donné la mesure de la plus grande force de l’esprit humain. Ces images imposantes de l’austère religion des juifs, ce cortége effrayant et sacré des ministres d’un Dieu en courroux, ces sibylles, ces prophètes dont les bouches tonnantes annoncent l’implacable rigueur de ses vengeances, y sont représentés avec cette vérité surnaturelle que le seul Michel-Ange pouvoit rendre. Ce génie qui a si bien senti le terrible, qu’on eût dit qu’il lui étoit impossible de connoître un autre genre, a cependant peint les grâces, en représentant la Mère des Humains, sortant du néant à la voix de l’Éternel : ce ne sont point les grâces d’une race dégénérée, ce sont celles de l’épouse du premier des hommes, celles de ce modèle parfait de la force et de la beauté de son sexe, qui n’a souffert encore aucune altération, et qui est pur comme la main du Dieu qui le créa. Le plus bel éloge qu’on puisse faire de cette peinture de la Chapelle Sixtine, c’est de dire qu’en la voyant, Raphaël agrandit sa manière.

Dans le même lieu, bien des années après, Michle-Ange a peint le Jugement Dernier, le plus célèbre de ses ouvrages… Garde ici le silence, impassible philosophie ; il est des occasions où tes sages conseils arrêtent l’impétuosité des élans du génie. Michel-Ange emporté dans la sombre immensité de son sujet, entend, et nous fait entendre les sons épouvantables des trompettes divines, annonçant la destruction aux mondes orgueilleux, éveillant les morts dans la poussière des tombeaux, et rassemblant tous les humains aux pieds d’un Juge terrible : il l’a vu, ce Juge inexorable ; il l’offre à nos regards, plaçant ses élus à sa droite, et précipitant les victimes de sa justice dans des abîmes affreux, où jamais n’entra l’espérance ; il nous transporte en de stériles vallées, où les corps reprennent leurs formes, où les ossemens blanchis se raniment et se lèvent ; il montre à nos regards cette barque fatale, guidée par l’impitoyable nocher, chargée d’infortunés déchirés par le désespoir ; il entr’ouve ces cachots profonds, d’où sortent avec une aveugle rage des monstres ténébreux, qui s’emparent de leurs victimes, et commencent sur elles des tortures d’une éternelle durée : il a pu nous inspirer une sorte de curiosité avide et barbare à contempler les expressions effrayantes des peines excessives et d’esprit et de corps : il a su enfin créer un des plus étonnans chefs-d’œuvres que l’art de la peinture ait jamais enfantés. Cette immense conception, où son auteur a déployé sa science profonde dans l’anatomie, et l’extrême énergie de son âme est l’objet continuel des études de tous les dessinateurs de l’Europe.

Michel-Ange est généralement regardé comme le premier des sculpteurs modernes ; quel autre, en effet, pourroit lui disputer ce rang ? S’il n’est pas regardé comme le premier des peintres, ce sont les grâces de Raphaël qui lui ont enlevé cette place ; ainsi la ceinture de Vénus ravit la palme de la beauté à l’auguste reine des cieux.

Qu’on ne s’étonne cependant pas de sa grande supériorité dans ces deux arts à la fois, ils sont les mêmes considérés du côté du dessin ; ils sont les mêmes considérés comme des arts représentant des formes humaines ; ils sont encore les mêmes dans le sentiment et les pensées. Dessiner avec de la couleur, ou avec de la terre, ou du marbre, ou du bronze, c’est toujours dessiner ; et la perfection dans l’un et l’autre art, est de rendre le mieux possible les formes les plus belles. Michel-Ange commença jeune à étudier ; il ne se maria point, il fut peu répandu dans le monde ; l’étude étoit toutes ses passions, et il y employa tout le temps d’une vie terminée par une longue et saine vieillesse. La peinture, considérée comme un art imitant la profondeur de l’espace, et les effets de la lumière et des couleurs, est un art différent de celui de la sculpture ; aussi la couleur et le clair-obscur ne sont pas les parties où Michel-Ange ait le mieux réussi. La beauté, le grandioso des pensées et du dessin furent toujours le but de ses travaux ; et il regardoit cette partie si fort au-dessus des autres, qu’il semble n’avoir voulu ne s’occuper que d’elle.

L’architecture, sans doute, est un art différent des deux autres ; il se plut à en approfondir les principes, et il trouva les plus heureuses occasions de montrer que toutes ses productions portoient l’empreinte de son fier et mâle génie. Il est placé par les meilleurs juges au premier rang des architectes modernes ; ils pensent que la grandeur et l’originalité des pensées doivent faire pardonner ce qu’on appelle défauts de correction. Michel-Ange avoit senti que pour arriver à la parfaite beauté de l’homme, on devoit bien connoître ce qui constitue sa forme, et que là rien n’étoit arbitraire : dans l’architecture, qui n’a point d’objet d’imitation absolument déterminé par la nature, il dédaigna de s’asservir aux règles faites d’après les beautés de ses prédécesseurs ; et créant un beau d’après sa manière de sentir, sans s’embarrasser d’entraves, il se laissa élever à la hauteur où le porta son génie.

On n’est donc pas étonné de sa renommée avec tant de titres pour la mériter ; on n’est pas étonné de la haute considération dont il a joui pendant sa vie. Le duc Cosme de Médicis fit exhumer son corps à Rome, pendant la nuit, et le fit transporter à Florence : à l’arrivée de cette dépouille illustre, la ville entière fut dans une extrême agitation, et l’on eût dit qu’elle tressailloit jusque dans ses fondemens ; la puissance, la richesse, les particuliers, les hommes publics, les sciences, les arts, tous les talens se réunirent, et s’efforcèrent à l’envi de lui faire des obsèques magnifiques, et conformes à la vénération qu’on avoit pour un homme qui faisoit tant d’honneur à sa patrie. Si la postérité n’eut pas confirmé cet enthousiasme, le souvenir d’un vain et pompeux appareil seroit enseveli dans l’oubli avec les longues descriptions qu’on en a faites ; mais les ouvrages de Michel-Ange ont tant de fois occupé les cent voix de la renommée, que sa gloire vivra autant que les hommes honoreront la mémoire des génies extraordinaires.