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Observations sur quelques grands peintres/Vernet

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VERNET.


De tous les hommes illustrés par la peinture, aucun ne fut mieux organisé par elle que Vernet : à peine sorti de l’enfance, il a imité la nature en grand maître. Allant en Italie pour l’étude de son art, il fut retenu en mer par le calme et les vents contraires ; il s’occupa, pendant ce temps, à dessiner ce qu’il voyoit, les vaisseaux, la mer, les côtes de la Méditerranée. Arrivé à Rome, il peignit un tableau de marine qu’il vendit beaucoup plus qu’il n’eût osé l’espérer ; ce début l’encouragea et l’entraîna vers ce genre de peinture, où les plus heureux succès le fixèrent. Peut-être n’eût-il pas été peintre de marine s’il eût fait son voyage par terre. Une manière de composer originale, noble, poétique, est principalement ce qui le caractérise. Voltaire a dit que le grand mérite d’Homère étoit d’être un peintre sublime ; le grand mérite de Vernet est d’être un poëte sublime. Il est encore distingué par une couleur locale tout-à-fait à lui, par une touche vive, spirituelle, qui lui est toute particulière. Son originalité est si frappante, qu’elle est aperçue par les gens les moins instruits.

Pour prouver combien il avoit cet enthousiasme dévorant, qui fait sentir et saisir les beautés ravissantes de la nature, il suffit de dire que dans un de ses voyages sur mer, au plus fort d’une violente tempête, ne connoissant d’autre danger que celui de ne pas bien jouir d’un si magnifique spectacle, il se fit attacher à un mât, pour mieux contempler, pour mieux étudier l’imposante majesté du désordre des élémens. Il est généralement regardé comme le peintre de marine qui approche le plus de la perfection ; d’autres ont eu des tons de couleur plus exactement vrais, ont mieux rendu quelques détails : Claude le Lorrain a mieux rendu la couleur de l’air et de la lumière, a fait des ciels, des mers d’une plus exacte vérité de ton. Backuizen et d’autres Hollandais, ont dessiné des vaisseaux plus correctement que lui, en ont mieux connu les différentes manœuvres ; mais Vernet a réuni plus de parties de son art qu’aucun d’eux ; il a plus de chaleur, plus d’enthousiasme et d’élévation qu’eux tous : l’ordonnance de ses ouvrages a une unité si parfaite, qu’on ne pourroit en ôter la moindre partie sans leur nuire. Il a si bien fait les figures, que par la manière dont elles sont composées, et par celle dont elles sont peintes, elles contribuent toujours beaucoup à l’effet général de ses tableaux.

Il a bien saisi l’ensemble des tons que la nature présente aux différentes heures du jour ; il est admirable aussi dans un grand nombre de détails, et l’on peut en nommer beaucoup que personne n’a faits comme lui : qui a fait des rochers plus vrais, d’une plus belle forme, et qui les a peints avec plus d’esprit et de chaleur ? Il a rendu mieux qu’aucun peintre la belle forme des nuages, de ces corps immenses et légers, éblouissans, ténébreux, montagnes flottantes, élevées, renversées, dissipées par les vents. Nul autre n’a exprimé comme lui le fracas de l’épouvantable ouragan, par la distribution sublime de l’ombre et de la lumière. Eh ! qui a donné comme lui aux flots de la mer, la beauté, la grâce, l’énergie et, pour ainsi dire, l’expression ? Il a saisi avec une scrupuleuse exactitude, toutes les formes qu’ils prennent, soit dans leur cours majestueux, soit dans leur terrible courroux ; soit lorsqu’ils baignent mollement la rive, ou qu’en masses blanchissantes, impétueux, ils frappent, parcourent les rivages et les rochers, et s’élancent jusqu’aux cieux.

Il a bien rendu l’imposante noblesse des vaisseaux ; si d’autres leur ont donné tous leurs cordages, lui seul leur a donné toute leur âme : quel autre touche autant que lui en les peignant tourmentés par la fureur des vents et des flots ? Leurs agrès, leurs mâts brisés, leurs voiles déchirées, leurs tristes débris ont l’intérêt le plus attachant. Quel peintre de ce genre a mis dans ses tableaux des scènes aussi vraies et aussi pathétiques ? Avec quelle justesse et quelle force d’expression il a présenté les malheureuses victimes du choc épouvantable des ondes ! Souvent, l’astre du jour, le front voilé, ne lance qu’à regret les traits de sa lumière sur ces funestes scènes ; souvent aussi, éblouissant de tout l’éclat de sa magnificence et de sa pompe, il les remplit de toute l’immensité de ses feux ; quelquefois elles ne sont éclairées que par quelques rayons pâlissans de la lune, quelquefois elles le sont par les éclairs et par la foudre.

Autant dans les tempêtes il a bien employé des lignes tourmentées, des formes orageuses, pour rendre le désordre des élémens, autant dans les jours sereins il en a su choisir qui peignent le charme et l’enchantement de la nature. Quoique ses tableaux de tempête soient ce qu’il a fait de plus sublime, il en a peint aussi d’admirables représentant des temps calmes en différentes heures du jour : c’est un bras de mer, dont les ondes azurées se balancent et brillent dans un paysage délicieux ; ce sont des mers tranquilles sillonnées par des vaisseaux poussés par un vent léger ; ce sont de paisibles rivages, sur lesquels des pêcheurs fortunés, au milieu de leurs douces occupations, semblent chanter leurs amours et leur liberté.

Il a peint les vues imposantes des Alpes et des Apennins, les brillantes cascades et les sites pittoresques de Frascati et de Tivoli, qu’il a rendus avec tout l’enthousiasme de la jeunesse du génie. Tantôt peignant la fraîcheur et la douce clarté du matin, il présente le soleil s’élançant du sein d’une mer immobile, tantôt il le peint s’y plongeant environné d’or, de pourpre et de feux, et paroissant embraser à la fois la terre, les cieux et les mers ; quelquefois il l’offre presque effacé sous l’épaisseur d’un brouillard qui donne un nouvel intérêt à la nature, en la laissant à peine apercevoir. Les incendies au milieu de la nuit, ces spectacles ravissans, déchirans, épouvantables, surtout dans un port de mer, il les a rendus avec une effrayante vérité. Souvent il peint la lune éclairant des rives heureuses ; les feux allumés par les matelots font un contraste piquant avec ses rayons argentés ; on aime à les voir se jouer sur la sombre immensité des flots ; on se plaît à découvrir au loin d’ambitieux mortels en de frêles asiles, traversant l’Univers dans le calme des nuits.

Sa belle suite des ports de France suffiroit seule pour faire à un autre une grande réputation : quoique son ardente imagination fut bien plus à son aise au milieu des écueils et des flots en courroux, que dans un chantier ou un arsenal, et devant une longue suite de maisons, il a rendu les ports avec une extrême vérité, et chaque habitant y reconnoît sa demeure : mais il a mis dans ces vastes portraits tout l’intérêt que met toujours le génie, même lorsqu’il copie. Il en a enrichi les devants par des figures dont les groupes font des sujets, et qui sont pleines d’esprit dans la pensée et dans l’exécution. Ce précieux et intéressant travail, continué par un habile moderne[1], est un des plus beaux monumens que les arts puissent offrir au patriotisme des Français, et à la curiosité des étrangers.

Chéri des hommes puissans et de tous les hommes célèbres de son temps, estimé de toute l’Europe, Vernet a joui, pendant sa vie, de la réputation qu’il méritoit ; elle s’est soutenue après sa mort, et son nom sera toujours un de ceux qui feront le plus d’honneur aux arts et à sa patrie.



  1. M. Hue.