Ode XIII (Second livre des Odes de J.-B. Rousseau)

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Ode sur un commencement d’année
date
ODE XIII.
SUR UN COMMENCEMENT D’ANNÉE.


L’astre qui partage les jours, [1]
Et qui nous prête sa lumière,
Vient de terminer sa carrière,
Et commencer un nouveau cours.

Avec une vitesse extrême
Nous avons vu l’an s’écouler ;
Celui-ci passera de même,
Sans qu’on puisse le rappeler.

Tout finit ; tout est, sans remède,
Aux lois du temps assujetti ;
Et, par l’instant qui lui succède,
Chaque instant est anéanti.

La plus brillante des journées
Passe pour ne plus revenir ;
La plus fertile des années
N’a commencé que pour finir.

En vain, par les murs qu’on achève,
On tâche à s’immortaliser ;
La vanité qui les élève
Ne sauroit les éterniser.

La même loi, partout suivie,
Nous soumet tous au même sort:
Le premier moment de la vie
Est le premier pas vers la mort.

Pourquoi donc en si peu d’espace,
De tant de soins m’embarrasser ?
Pourquoi perdre le jour qui passe,
Pour un autre qui doit passer ?

Si tel est le destin des hommes,
Qu’un moment peut les voir finir;
Vivons pour l’instant où nous sommes,
Et non pour l’instant à venir,

Cet homme est vraiment déplorable,
Qui, de la fortune amoureux,

Se rend lui-même misérable,
En travaillant pour être heureux.

Dans des illusions flatteuses
U consume ses plus beaux ans ;
A des espérances douteuses
Il immole des biens présents.

Insensés ! votre âme se livre
A de tumultueux projets ;
Vous mourrez, sans avoir jamais
Pu trouver le moment de vivre.

De l’erreur qui vous a séduits
Je ne prétends pas me repaître ;
Ma vie est l’instant où je suis,
Et non l’instant où je dois être.

Je songe aux jours que j’ai passés,
Sans les regretter, ni m’en plaindre:
Je vois ceux qui me sont laissés,
Sans les desirer, ni les craindre.

Ne laissons point évanouir
Des biens mis en notre puissance ;
Et que l’attente d’en jouir
N’étouffe point leur jouissance.

Le moment passé n’est plus rien;
L’avenir peut ne jamais être :
Le présent est l’unique bien
Dont l’homme soit vraiment le maître.

  1. Cette suite de quatrains monotones, où une seule et même
    pensée se représente sans cesse sous la même forme, celle de l’antithèse,
    et dans un style plus digne de Sénèque que d’Horace,
    termine bien foiblement ce second Livre, qui renferme d’ailleurs
    tant de beautés réelles.