Ode X (Premier livre des Odes de J.-B. Rousseau)
J’ai vu mes tristes journées
Décliner vers leur penchant ;
Au midi de mes années
Je touchois à mon couchant :
La Mort, déployant ses ailes,
Couvroit d’ombres éternelles
La clarté dont je jouis ;
Et, dans cette nuit funeste,
Je cherchois en vain le reste
De mes jours évanouis.
Grand Dieu, votre main réclame
Les dons que j’en ai reçus ;
Elle vient couper la trame
Des jours qu’elle m’a tissus :
Mon dernier soleil se lève,
Et votre souffle m’enlève
De la terre des vivants,
Comme la feuille séchée, [2]
Qui, de sa tige arrachée,
Devient le jouet des vents.
Comme un lion plein de rage, [3]
Le mal a brisé mes os ;
Le tombeau m’ouvre un passage
Dans ses lugubres cachots.
Victime foible et tremblante,
A cette image sanglante
Je soupire nuit et jour ;
Et, dans ma crainte mortelle,
Je suis comme l’hirondelle
Sous les griffes du vautour.
Ainsi, de cris et d’alarmes
Mon mal sembloit se nourrir ;
Et mes yeux, noyés de larmes,
Étoient lassés de s’ouvrir.[4]
Je disois à la nuit sombre :
O nuit, tu vas dans ton ombre
M’ensevelir pour toujours !
Je redisois à l’aurore :
Le jour que tu fais éclore
Est le dernier de mes jours !
Mon âme est dans les ténèbres,
Mes sens sont glacés d’effroi :
Écoutez mes cris funèbres,
Dieu juste, répondez-moi.
Mais enfin sa main propice
A comblé le précipice
Qui s’entr’ouvroit sous mes pas :
Son secours me fortifie,
Et me fait trouver la vie
Dans les horreurs du trépas.
Seigneur, il faut que la terre
Gonnoisse en moi vos bienfaits :
Vous ne m’avez fait la guerre
Que pour me donner la paix.
Heureux l’homme à qui la grâce
Départ ce don efficace,
Puisé dans ses saints trésors ;
Et qui, rallumant sa flamme,
Trouve la santé de l’âme
Dans les souffrances du corps !
C’est pour sauver la mémoire
De vos immortels secours ;
C’est pour vous, pour votre gloire,
Que vous prolongez nos jours.
Non, non, vos bontés sacrées
Ne seront point célébrées
Dans l’horreur des monuments:
La Mort, aveugle et muette,
Ne sera point l’interprète
De vos saints commandements.
Mais ceux qui de sa menace, [5]
Comme moi, sont rachetés,
Annonceront à leur race
Vos célestes vérités.
J’irai, Seigneur, dans vos temples
Réchauffer par mes exemples
Les mortels les plus glacés,
Et, vous offrant mon hommage,
Leur montrer l’unique usage
Des jours que vous leur laissez.[6]
- ↑ Le lecteur ne sera sans doute pas fâché de retrouver ici l’admirable
original, dont Rousseau lui offre une si belle imitation.
Le voici, traduit par M. Genoude.
- « J’ai dit : Au milieu de mes jours je descendrai au tombeau,
- » Hélas ! ai-je dit, je ne verrai donc plus le Seigneur, le Seigneur
- » Mon pèlerinage est fini ; il a été emporté comme la tente du
- » J’espérois jusqu’à l’aurore ; mais le mal, tel qu’un lion dévorant,
- » Mes cris ressemblent aux cris des petits de l’hirondelle, et
- » Mais que dis-je ? le Seigneur a parlé, le Seigneur l’a voulu.
- » Je vivrai encore ; la vie me sera rendue. Vous me guérirez,
- » Ah ! la paix succède en mon cœur à la tristesse ; la douleur
- » Le Sépulcre, ô Seigneur ! ne peut chanter vos louanges, non
- » Je chanterai dans son Temple l’hymne de la reconnoissance
- ↑ Comme la feuille séchée, etc. Une feuille séchée, dit Le Brun,
tombe d’elle-même, et n’a pas besoin qu’on l’arrache. Non sans
doute; mais elle ne tombe pas naturellement ici; elle est flétrie,
séchée avant le temps, et par conséquent arrachée à sa tige, comme
Ézéchias est enlevé de la terre des vivants par le souffle du Seigneur.
De bonne foi, sont-ce là les observations d’un poète sur les vers
d’un grand poète ! - ↑ On lit dans la plupart des éditions :
Comme un tigre impitoyable,
Le mal a brisé mes os ;
Et sa rage insatiable
Ne me laisse aucun repos.
Mais la dernière leçon est à la fois plus près du texte et plus
poétique. - ↑ Lassés de s’ouvrir. Cette expression étoit trop belle pour
échapper à Voltaire, adroit imitateur et souvent plagiaire hardi
de ceux même de nos maîtres qu’il a le plus dénigrés. Il a dit
dans Semiramis :
O voiles de la mort ! quand viendrez-vous couvrir
Mes yeux remplis de pleurs, et lassés de s’ouvrir ? - ↑ Rachetés de sa menace est une très-belle expression; maïs
Rousseau la doit à Racine :
A l’aspect de ce roi racheté du tombeau.
Ou plutôt tous deux l’ont puisée à la même source, dans les
livres saints. - ↑ « D’Alemhert, qui là-dessus n’est pas suspect de prévention,
regrette la touchante naïveté du cantique d’Ézéchias, jusque dans
cette immortelle imitation. Je crois que d’Alembert avoit raison
en un sens ; mais peut-être ne sentoit-il pas assez l’harmonie enchanteresse
du cantique françois:elle est telle, qu’on peut la
mettre en compensation pour tout le reste; et il faut tenir compte
de ces sortes d’équivalents, quand il n’est pas possible de trouver
dans sa langue la même espèce de mérite que dans l’original. » La Harpe.
qué les limites, opposé à ce règne illimité, auquel les Temps et l’Éternité même n’ont point prescrit de bornes, offre un rapprochement d’idées sublimes : c’est le Néant en présence de l’Éternité.