Ode X (Premier livre des Odes de J.-B. Rousseau)

La bibliothèque libre.
Ode X (Premier livre des Odes de J.-B. Rousseau)
Œuvres de J. B. RousseauChez Lefèbvre, LibraireTome I (p. 105-110).
ODE X,
TIRÉE DU CANTIQUE D’ÉZÉCHIAS.
Isaïe, chap. 38, verset 9 et suiv. [1]
Ego dixi : in dimidio dierum meorum, etc.
POUR UNE PERSONNE CONVALESCENTE.

J’ai vu mes tristes journées
Décliner vers leur penchant ;
Au midi de mes années
Je touchois à mon couchant :

La Mort, déployant ses ailes,
Couvroit d’ombres éternelles
La clarté dont je jouis ;
Et, dans cette nuit funeste,
Je cherchois en vain le reste
De mes jours évanouis.

Grand Dieu, votre main réclame
Les dons que j’en ai reçus ;
Elle vient couper la trame
Des jours qu’elle m’a tissus :
Mon dernier soleil se lève,
Et votre souffle m’enlève
De la terre des vivants,

Comme la feuille séchée, [2]
Qui, de sa tige arrachée,
Devient le jouet des vents.

Comme un lion plein de rage, [3]
Le mal a brisé mes os ;
Le tombeau m’ouvre un passage
Dans ses lugubres cachots.
Victime foible et tremblante,
A cette image sanglante
Je soupire nuit et jour ;
Et, dans ma crainte mortelle,
Je suis comme l’hirondelle
Sous les griffes du vautour.

Ainsi, de cris et d’alarmes
Mon mal sembloit se nourrir ;

Et mes yeux, noyés de larmes,
Étoient lassés de s’ouvrir.[4]
Je disois à la nuit sombre :
O nuit, tu vas dans ton ombre
M’ensevelir pour toujours !
Je redisois à l’aurore :
Le jour que tu fais éclore
Est le dernier de mes jours !

Mon âme est dans les ténèbres,
Mes sens sont glacés d’effroi :
Écoutez mes cris funèbres,
Dieu juste, répondez-moi.
Mais enfin sa main propice
A comblé le précipice
Qui s’entr’ouvroit sous mes pas :
Son secours me fortifie,
Et me fait trouver la vie
Dans les horreurs du trépas.

Seigneur, il faut que la terre
Gonnoisse en moi vos bienfaits :
Vous ne m’avez fait la guerre
Que pour me donner la paix.

Heureux l’homme à qui la grâce
Départ ce don efficace,
Puisé dans ses saints trésors ;
Et qui, rallumant sa flamme,
Trouve la santé de l’âme
Dans les souffrances du corps !

C’est pour sauver la mémoire
De vos immortels secours ;
C’est pour vous, pour votre gloire,
Que vous prolongez nos jours.
Non, non, vos bontés sacrées
Ne seront point célébrées
Dans l’horreur des monuments:
La Mort, aveugle et muette,
Ne sera point l’interprète
De vos saints commandements.

Mais ceux qui de sa menace, [5]
Comme moi, sont rachetés,
Annonceront à leur race
Vos célestes vérités.
J’irai, Seigneur, dans vos temples
Réchauffer par mes exemples
Les mortels les plus glacés,

Et, vous offrant mon hommage,
Leur montrer l’unique usage
Des jours que vous leur laissez.[6]

    qué les limites, opposé à ce règne illimité, auquel les Temps et l’Éternité même n’ont point prescrit de bornes, offre un rapprochement d’idées sublimes : c’est le Néant en présence de l’Éternité.

  1. Le lecteur ne sera sans doute pas fâché de retrouver ici l’admirable original, dont Rousseau lui offre une si belle imitation. Le voici, traduit par M. Genoude.
    « J’ai dit : Au milieu de mes jours je descendrai au tombeau,
    et c’est en vain que je cherche le reste de mes années.
    » Hélas ! ai-je dit, je ne verrai donc plus le Seigneur, le Seigneur
    dans le séjour des vivants ! Je ne verrai plus les mortels qui habitent avec moi la terre !
    » Mon pèlerinage est fini ; il a été emporté comme la tente du
    pasteur ; le tissu de ma vie a été tranché, comme la trame du tisserand. Du matin au soir j’aurai terminé ma vie.
    » J’espérois jusqu’à l’aurore ; mais le mal, tel qu’un lion dévorant,
    a brisé mes os. Hélas ! du matin au soir j’aurai terminé ma vie.
    » Mes cris ressemblent aux cris des petits de l’hirondelle, et
    aux gémissements de la colombe. Mes yeux se sont lassés de s’élever vers le ciel. Seigneur, je souffre violence, répondez pour moi.
    » Mais que dis-je ? le Seigneur a parlé, le Seigneur l’a voulu.
    Je passerai dans la paix les années qui suivront les jours d’amertume.
    » Je vivrai encore ; la vie me sera rendue. Vous me guérirez,
    ô Seigneur ! vous me donnerez des forces nouvelles.
    » Ah ! la paix succède en mon cœur à la tristesse ; la douleur
    accabloit mon âme, et vous m’avez retiré de l’abîme du néant, et vous avez rejeté mes péchés derrière vous.
    » Le Sépulcre, ô Seigneur ! ne peut chanter vos louanges, non
    plus que la mort ; ceux qui descendent dans la poussière ne publient pas vos grandeurs. C’est l’homme vivant, ô mon Dieu ! qui comme moi célébrera votre nom. Les pères rediront à leurs enfants la vérité de vos promesses. Le Seigneur m’a conservé.
    » Je chanterai dans son Temple l’hymne de la reconnoissance
    pendant tous les jours de ma vie. »
  2. Comme la feuille séchée, etc. Une feuille séchée, dit Le Brun,
    tombe d’elle-même, et n’a pas besoin qu’on l’arrache. Non sans
    doute; mais elle ne tombe pas naturellement ici; elle est flétrie,
    séchée avant le temps, et par conséquent arrachée à sa tige, comme
    Ézéchias est enlevé de la terre des vivants par le souffle du Seigneur.
    De bonne foi, sont-ce là les observations d’un poète sur les vers
    d’un grand poète !
  3. On lit dans la plupart des éditions :
    Comme un tigre impitoyable,
    Le mal a brisé mes os ;
    Et sa rage insatiable
    Ne me laisse aucun repos.
    Mais la dernière leçon est à la fois plus près du texte et plus
    poétique.
  4. Lassés de s’ouvrir. Cette expression étoit trop belle pour
    échapper à Voltaire, adroit imitateur et souvent plagiaire hardi
    de ceux même de nos maîtres qu’il a le plus dénigrés. Il a dit
    dans Semiramis :
    O voiles de la mort ! quand viendrez-vous couvrir
    Mes yeux remplis de pleurs, et lassés de s’ouvrir ?
  5. Rachetés de sa menace est une très-belle expression; maïs
    Rousseau la doit à Racine :
    A l’aspect de ce roi racheté du tombeau.
    Ou plutôt tous deux l’ont puisée à la même source, dans les
    livres saints.
  6. « D’Alemhert, qui là-dessus n’est pas suspect de prévention,
    regrette la touchante naïveté du cantique d’Ézéchias, jusque dans
    cette immortelle imitation. Je crois que d’Alembert avoit raison
    en un sens ; mais peut-être ne sentoit-il pas assez l’harmonie enchanteresse
    du cantique françois:elle est telle, qu’on peut la
    mettre en compensation pour tout le reste; et il faut tenir compte
    de ces sortes d’équivalents, quand il n’est pas possible de trouver
    dans sa langue la même espèce de mérite que dans l’original. » La Harpe.