Aller au contenu

Ode X (Quatrième livre des Odes de J.-B. Rousseau)

La bibliothèque libre.
Ode X (Quatrième livre des Odes de J.-B. Rousseau)
Œuvres de J. B. RousseauChez Lefèbvre, LibraireTome I (p. 390-396).
ODE X.
A LA POSTÉRITÉ.[1]

Déesse des héros, qu’adorent en idée
Tant d’illustres amants dont l’ardeur hasardée

Ne consacre qu’à toi ses vœux et ses efforts ;
Toi qu’ils ne verront point, que nul n’a jamais vue,
Et dont pour les vivants la faveur suspendue
Ne s’accorde qu’aux morts ;

Vierge non encor née, en qui tout doit renaître
Quand le temps dévoilé viendra te donner l’être,
Laisse-moi dans ces vers te tracer mes malheurs ;
Et ne refuse pas, arbitre vénérable,
Un regard généreux au récit déplorable
De mes longues douleurs.

Le ciel, qui me créa sous le plus dur auspice,
Me donna pour tout bien l’amour de la justice^
Un génie ennemi de tout art suborneur,
Une pauvreté fière, une mâle franchise,
Instruite à détester toute fortune acquise
Aux dépens de l’honneur.

Infortuné trésor ! importune largesse !
Sans le superbe appui de l’heureuse richesse,

Quel cœur impunément peut naître généreux ?
Et l’aride vertu, limitée en soi-même,
Que sert-elle, qu’à rendre un malheureux qui l’aime
Encor plus malheureux ?

Craintive, dépendante, et toujours poursuivie
Par la malignité, l’intérêt et l’envie,
Quel espoir de bonheur lui peut être permis,
Si, pour avoir la paix, il faut qu’elle s’abaisse
A toujours se contraindre, et courtiser sans cesse
Jusqu’à ses ennemis ?

Je n’ai que trop appris qu’en ce monde où nous sommes,
Pour souverain mérite on ne demande aux hommes
Qu’un vice complaisant, de grâces revêtu ;
Et que, des ennemis que l’amour-propre inspire,
Les plus envenimés sont ceux que nous attire
L’inflexible vertu.

C’est cet amour du vrai, ce zèle antipathique
Contre tout faux brillant, tout éclat sophistique,
Où l’orgueil frauduleux va chercher ses atours,
Qui lui seul suscita cette foule perverse
D’ennemis forcenés, dont la rage traverse
Le repos de mes jours.

Écartons, ont-ils dit, ce censeur intraitable
Que des plus beaux dehors l’attrait inévitable
Ne fit jamais gauchir contre la vérité ;
Détruisons un témoin qu’on ne sauroit séduire ;

Et, pour la garantir, perdons ce qui peut nuire
A notre vanité.

Inventons un venin dont la vapeur infâme,
En soulevant l’esprit, pénètre jusqu’à l’âme ;
Et sous son nom connu répandons ce poisoin:
N’épargnons contre lui mensonge ni parjure ;
Chez le peuple troublé, la fureur et l’injure
Tiendront lieu de raison.

Imposteurs effrontés, c’est par cette souplesse
Que j’arrvu^tanVde fois votre scélératesse
Jusque chez mes amis me chercher des censeurs ;
Et, des yeux les plus purs bravant le témoignage.
Défigurer mes traits, et souiller mon visage
De vos propres noirceurs.

Toutefois, au milieu de l’horrible tempête
Dont, malgré ma candeur, pour écraser ma tête,
L’autorité séduite arma leurs passions,
La chaste vérité prit en main ma défense,
Et fit luire en tout temps sur ma foible innocence
L’éclat de ses rayons.

Aussi, marchant toujours sur mes antiques traces,
Combien n’ai-je pas vu dans mes longues disgrâces
D’illustres amitiés consoler mes ennuis,

[2]

Constamment honoré de leur noble suffrage,
Sans employer d’autre art que le fidèle usage
D’être ce que je suis !

Telle est sur nous du ciel la sage providence,
Qui, bornant à ces traits l’effet de sa vengeance,
D’un plus âpre tourment m’épargnoit les horreurs:
Pouvoit-elle acquitter, par une moindre voie,
La dette des excès d’une jeunesse en proie
A de folles erreurs ?

Objets de sa bonté, même dans sa colère,
Enfants toujours chéris de cette tendre mère,
Ce qui nous semble un fruit de son inimitié
N’est en nous que le prix d’une vie infidèle,
Châtiment maternel, qui n’est jamais en elle
Qu’un effet de pitié.

Révérons sa justice, adorons sa clémence,
Qui, jusque dans les maux que sa main nous dispense,
Nous présente un moyen d’expier nos forfaits;
Et qui, nous imposant ces peines salutaires,
Nous donne en même temps les secours nécessaires
Pour en porter le faix.

Juste Postérité, qui me feras connoître,
Si mon nom vit encor quand tu viendras à naître,
Donne-moi pour exemple à l’homme infortuné,
Qui, courbé sous le poids de son malheur extrême,

Pour asile dernier n’a que l’asile même
Dont il fut détourné.

Dis-lui qu’en mes écrits il contemple l’image
D’un mortel qui, du monde embrassant l’esclavage,
Trouva, cherchant le bien, le mal qu’il haïssoit,
Et qui, dans ce trompeur et fatal labyrinthe,.
De son miel le plus pur vit composer l’absinthe
Que l’erreur lui versoit.

Heureux encor pourtant, même dans son naufrage,.
Que le ciel l’ait toujours assisté d’un courage
Qui de son seul devoir fit sa suprême loi ;
Des vils tempéraments combattant la mollesse,
Sans s’exposer jamais par la moindre foiblesse
A rougir devant toi !

Voilà quel fut celui qui t’adresse sa plainte ;
Victime abandonnée à l’envieuse feinte,
De sa seule innocence en vain accompagné ;
Toujours persécuté, mais toujours calme et ferme,
Et, surchargé de jours, n’aspirant plus qu’au terme
A leur nombre assigné.

Le pinceau de Zeuxis, rival de la nature, [3]

A souvent de ses traits ébauché la peinture ;
Mais du sage lecteur les équitables yeux,
Libres de préjugés, de Colère, et d’envie,
Verront que ses écrits, vrai tableau de sa vie,
Le peignent encor mieux.[4]


FIN DES ODES
  1. Réduit, ou plutôt condamné à la triste nécessité de parler de lui, et de réclamer auprès de la postérité la tardive justice que ne lui avoient point rendue ses contemporains, Rousseau le fait ici avec cette noblesse, cette dignité tranquille, qui n’abandonnent jamais l’homme sur de son innocence, et opposant sa propre estime au jugement d’un siècle séduit par l’apparence, ou corrompu par la malignité. Ce ne sont plus ici de ces violentes déclamations, de ces satires personnelles échappées aux premiers transports de la passion ; c’est l’épanchement d’une âme honnête, douloureusement oppressée, et qui dépose dans cette espèce de testament moral ses derniers chagrins et ses dernières pensées. Ce seroit, à en croire les compilateurs d’anecdotes controuvées, de cette pièce même que dateroit la longue et scandaleuse inimitié qui divisa Voltaire et Rousseau. Elle ne fut que trop réelle ; mais il lui faut chercher d’autres causes qu’une épigramme[Sur le seul titre de la pièce, A la Postérité, Voltaire dit:Cela n’ira pas a son adresse.]. Au surplus, l’événement a complètement trompé la prédiction; èt l’Ode est, comme l’on voit, arrivée à son adresse. Sous le rapport de l’exécution littéraire, cette Ode est l’une des meilleures que l’auteur ait faites dans sa vieillesse. Elle offre un assez grand nombre de beaux vers, et presque aucune des taches que nous avons signalées avec une respectueuse sévérité, dans ses dernières productions.
  2. Le comte du Luc, le prince Eugène, le duc d’Aremberg, etc. ; et parmi les gens de lettres, L. Racine, Rollin, les PP. Brumoy, et de Tournemine; Lefranc de Pompignan, etc.
  3. Le pinceau de Zeuxis. Jacques-André-Joseph Aved, peintre qui
    se fit, de son temps, un certain nom, dans le genre du Portrait.
    Il fut l’intime ami de Rousseau, et le lui prouva dans des circonstances
    difficiles. — Né à Douai, en 1702 ; mort à Paris, en
    1766.
  4. C’est le vers de Martial que Rousseau desiroit que l’on plaçât,
    et qui fut mis en effet au bas de son portrait :
    Certior in nostro carmine vultus erit.