Ode sur le temps

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Ode
sur le temps.


Le compas d’Uranie a meſuré l’eſpace.
Ô Temps, être inconnu que l’âme ſeule embraſſe,
Inviſible torrent des ſiècles et des jours,
Tandis que ton pouvoir m’entraîne dans la tombe,
J’oſe, avant que j’y tombe,
M’arrêter un moment pour contempler ton cours.

Qui me dévoilera l’inſtant qui t’a vu naître ?[1]
Quel œil peut remonter aux ſources de ton être ?

Sans doute ton berceau touche à l’éternité.
Quand rien n’étoit encore ; enſeveli dans l’ombre
De cet abîme ſombre,
Ton germe y repoſoit, mais ſans activité.

Du chaos tout-à-coup les portes s’ébranlèrent ;
Des ſoleils allumés les feux étincelèrent ;
Tu naquis : l’Éternel te preſcrivit ta loi.
Il dit au mouvement ; « Du Temps ſois la meſure. »
Il dit à la nature :
Le Temps ſera pour vous, l’éternité pour moi.

Dieu, telle eſt ton eſſence : oui, l’océan des âges
Roule au-deſſous de toi ſur tes frêles ouvrages,
Mais il n’approche pas de ton trône immortel.
Des millions de jours qui l’un l’autre s’effacent,
Des ſiècles qui s’entaſſent
Sont comme le néant aux yeux de l’Éternel !

Mais moi, ſur cet amas de fange et de pouſſière,
En vain contre le Temps je cherche une barrière ;
Son vol impétueux me preſſe et me pourſuit.
Je n’occupe qu’un point de la vaſte étendue ;

Et mon âme éperdue
Sous mes pas chancelants voit ce point qui s’enfuit.

De la deſtruction tout m’offre des images.
Mon œil épouvanté ne voit que des ravages ;
Ici de vieux tombeaux que la mouſſe a couverts ;
Là des murs abattus, des colonnes briſées,
Des villes embraſées ;
Partout les pas du Temps empreints ſur l’univers.

Cieux, terres, éléments, tout eſt ſous ſa puiſſance.
Mais tandis que ſa main, dans la nuit du ſilence,
Du fragile univers ſape les fondemens ;
Sur des ailes de feu loin du monde élancée,
Mon active penſée
Plâne ſur les débris entaſſés par le Temps.

Siècles qui n’êtes plus, & vous qui devez naître,
J’oſe vous appeler ; hâtés-vous de paroître :
Au moment où je ſuis venés vous réunir.
Je parcours tous les points de l’immenſe durée,
D’une marche aſſurée :
J’enchaîne le préſent, je vis dans l’avenir.


Le ſoleil épuiſé dans ſa brûlante courſe
De ſes feux par degrés verra tarir la ſource ;
Et des mondes vieillis les reſſorts s’uſeront.
Ainſi que les rochers qui du haut des montagnes
Roulent dans les campagnes,
Les aſtres l’un ſur l’autre un jour s’écrouleront.

Là, de l’éternité commencera l’empire ;
Et dans cet océan, où tout va ſe détruire
Le Temps s’engloutira, comme un foible ruiſſeau.
Mais mon ame immortelle, aux ſiècles échappée,
Ne ſera point frappée,
Et des mondes briſés foulera le tombeau.

Des vaſtes mers, grand Dieu, tu fixas les limites.
C’eſt ainſi que des Temps les bornes ſont preſcrites.
Quel ſera ce moment de l’éternelle nuit ?
Toi ſeul tu le connois ; tu lui diras d’éclore ;
Mais l’univers l’ignore ;
Ce n’eſt qu’en périſſant qu’il en doit être inſtruit.

Quand l’airain frémiſſant autour de vos demeures,
Mortels, vous avertit de la fuite des heures,

Que ce ſignal terrible épouvante vos ſens.
A ce bruit, tout-à-coup, mon âme ſe réveille,
Elle prête l’oreille,
Et croit de la mort même entendre les accens.

Trop aveugles humains, quelle erreur vous enivre ?
Vous n’avez qu’un inſtant pour penſer & pour vivre,
Et cet inſtant qui fuit, eſt pour vous un fardeau !
Avare de ſes biens, prodigue de ſon être,
Dès qu’il peut ſe connoître,
L’homme appelle la mort & creuſe ſon tombeau.

L’un, courbé ſous cent ans, eſt mort dès ſa naiſſance ;
L’autre engage à prix d’or ſa vénale exiſtence ;
Celui-ci la tourmente à de pénibles jeux ;
Le riche ſe délivre, au prix de ſa fortune,
Du Temps qui l’importune ;
C’eſt en ne vivant pas que l’on croit vivre heureux.

Abjurés, ô mortels, cette erreur inſenſée.
L’homme vit par ſon ame, et l’ame eſt la penſée.
C’eſt elle qui pour vous doit meſurer le Temps.
Cultivez la ſageſſe : apprenés l’art ſuprême

De vivre avec ſoi-même ;
Vous pourrez ſans effroi compter tous vos inſtans.

Si je devais un jour pour de viles richeſſes
Vendre ma liberté, deſcendre à des baſſeſſes,
Si mon cœur par mes ſens devait être amolli ;
Ô Temps ! je te dirois, Préviens ma dernière heure ;
Hâte-toi que je meure ;
J’aime mieux n’être pas, que de vivre avili.

Mais ſi de la vertu les généreuſes flâmes
Peuvent de mes écrits paſſer dans quelques ames ;
Si je peux d’un ami ſoulager les douleurs ;
S’il eſt des malheureux dont l’obſcure innocence
Languiſſe ſans défenſe,
Et dont ma foible main doive eſſuyer les pleurs ;

Ô Temps, ſuſpends ton vol, reſpecte ma jeuneſſe ;
Que ma mère, long-temps témoin de ma tendreſſe,
Reçoive mes tributs de reſpect & d’amour ;
Et vous, Gloire, Vertu, déeſſes immortelles,
Que vos brillantes ailes
Sur mes cheveux blanchis ſe repoſent un jour.

FIN.
  1. On a ſuivi dans cette Ode l’opinion communément reçue parmi les Philoſophes. La plupart regardent le temps comme dépendant de l’exiſtence des êtres créés, & croyent qu’il n’y a pas en Dieu de ſucceſſion.