Aller au contenu

Odes (Horace, Séguier)/Préface

La bibliothèque libre.
Odes, Préface
Traduction par M. le Comte de Séguier.
A. Quantin (p. i-vi).
PRÉFACE


La vie d’Horace est connue et nous n’en prendrons que les particularités qui expliquent sa poésie. Élevé, quoique fils d’affranchi, avec autant de dépense et de soin que les enfants des chevaliers ou des sénateurs, il étudiait la philosophie à Athènes, lorsque Brutus y vint exciter la jeunesse romaine à combattre pour la République. Horace avait alors vingt-deux ans. Il s’enrôla fut nommé tribun militaire et prit part à la bataille de Philippes et à la déroute qui la suivit. Inscrit sans doute sur la liste des proscriptions, puis amnistié, ses biens n’en furent pas moins perdus. Il dut vivre quelques années d’un emploi de scribe dans les bureaux des questeurs. C’est là, paraît-il, qu’il aurait commencé à écrire des vers, les épodes, les satires, qui le tirèrent à la fois de la misère et de l’obscurité.


..... inopemque paterni
Et laris et fundi, paupertas impulit audax
Ut versus facerem.


Ce qui ne veut pas dire qu’il se mit aux gages d’un libraire. Ces premiers essais n’avaient d’autre but que de le faire connaître, et, par là, de changer sa fortune. Ils lui valurent d’abord l’estime affectueuse d’Asinius Pollion, ainsi que de Varius et de Virgile. Ces deux célèbres poètes, déjà liés avec Mécène, présentèrent leur nouveau confrère au ministre protecteur des arts, qui s’attacha vivement à lui et lui fit présent d’un domaine en Sabine, non loin de Rome, situé sur les pentes de l’Ustique, en vue du mont Lucrétile. Horace garda vis-à-vis de son bienfaiteur une certaine indépendance. Tout en l’invitant de temps à autre à venir boire de son vin de Cécube, il lui parlait avec franchise, sur le pied d’un obligé reconnaissant, mais point du tout servile. On le voit par l’épître où il lui dit : « Plutôt que de paraître m’engraisser à vos dépens, j’aime mieux tout rendre. » Et Mécène, loin de s’en fâcher, le recommandait plus tard d’une façon spéciale à l’empereur dans son testament : « Souvenez-vous d’Horace comme de moi-même. » Auguste n’avait pas attendu l’invitation pour faire le premier des avances au poète, se plaignant même doucement à lui de n’avoir pas encore été nommé dans ses vers. Il voulut aussi l’avoir pour secrétaire. Horace refusa, préférant l’indépendance avec un revenu modeste. Nullement orgueilleux de la faveur impériale, il rappelait volontiers aux courtisans, loin d’en rougir devant eux, le souvenir ému de son père l’affranchi. Resté fidèle aux opinions de sa jeunesse, l’ami de Mécène continuera, en plein despotisme, à célébrer la liberté ravie et le noble trépas de Caton. Fuyant toutefois les stoïciens, dont la morgue se guinde et se piète en un vain effort pour s’élever au-dessus des faiblesses humaines, il inclinerait plutôt vers la morale d’Aristippe, qui se résigne à l’existence et l’accepte telle qu’elle est, avec ses plaisirs et ses peines et sait y trouver les éléments d’un bien-être qui lui suffit.

Nul mieux que lui n’a rendu le charme intime qui naît des habitudes d’une vie simple, librement choisie, et la fleur inattendue de poésie qui tout d’un coup s’y découvre et la couronne. On se le représente volontiers dans sa maison de la Sabine, au bord de la source d’eau vive qui répand une si délicieuse fraîcheur. Débarrassé de tout souci matériel et la vue chaque jour réjouie par les bois et les rochers pittoresques d’alentour, il se délecte, sous ses poiriers en fleur, à relire Sapho, Alcée, Anacréon, en même temps qu’il fait passer dans la langue latine l’esprit brillant et léger de ces beaux génies de la Grèce. Écrivant peu, mais rien que d’exquis, de façon à ménager sa veine au profit de sa renommée, aucune ambition ne le tourmente, aucune passion violente ne l’agite. Les maîtresses qui tour à tour ont égayé ses loisirs ou occupé un moment son cœur, sans le déchirer jamais, Néère, Tyndaris, Cinara, Barine, Lalagé, ne cherchaient, comme lui, dans l’amour que les plaisirs qu’il donne, et ne le fatiguaient pas d’une trop longue fidélité.

Les vrais poètes sont contemporains de tous les siècles et la postérité continue d’aimer et d’honorer dans sa meilleure part l’âme profonde ou légère qu’ils ont exhalée dans leurs chants. Sauf la différence des temps et des mœurs, Horace est encore un des nôtres, le mieux doué, le plus sensible et le plus délicat. S’il savoure avec délices les douceurs de la vie rustique, il ne s’y laisse pas absorber. Même en vantant la campagne, il se souvient de la ville et reste en partie citadin. On le devine à la ciselure de diction qu’il porte dans ses odes et qu’un art consommé peut seul atteindre. « Son expression, a dit un habile critique, est vive et concise, son image serrée et polie jusqu’à l’éclat : elle luit comme un marbre de Paros, comme un portique d’Albano au soleil. »

A mesure que l’âge avance et que s’accroît son expérience des hommes et des choses, le poète philosophe s’élève de terre aussi haut qu’il soit donné à notre nature sans perdre pied et remplit ses vers d’excellents préceptes de sagesse pratique. Une vivacité charmante de raison et de jugement, que met dans tout son jour la plus heure use propriété d’expression, fait de chacun d’eux un adage qui se loge en la mémoire et rit à l’imagination dans une image immortelle. Code excellent d’hygiène morale que son livre I on y apprend de quelle étoffe la vie est faite et les moyens d’en user sobrement. Malgré les révolutions du goût et le chemin parcouru depuis, on tournera toujours les yeux vers ce phare lointain pour reconnaître sa route.

Horace est un de ces poètes dont on comprend tout, chez qui tout est net et clair, qui gagnent à être sans cesse relus, entourés d’une pleine et pénétrante lumière, à qui enfin s’applique le mieux ce mot de Vauvenargues : « La netteté est le vernis des maîtres. » Ce qui ajoute encore au charme de ses écrits, c’est l’abandon avec lequel il se livre entièrement à nous tel qu’il est, sans chercher à s’embellir ni à nous en imposer. Chacun retrouve en lui ses propres impressions, ses défaillances, les pensées tristes qui viennent parfois l’effleurer au sein du bonheur, ainsi que ses goûts un peu sensuels, combattus par des élans d’élévation morale. Il est à la fois pour l’humanité un consolateur et un guide, qui enseigne à aimer la vie, à jouir sans abus des agréments et des douceurs de ce bas monde. Oh ! qu’il est rare de rencontrer chez un grand poète un tel mélange d’imagination, de bon sens et de belle humeur !

Hardie en sa simplicité et d’une nouveauté sans cesse renaissante, la langue d’Horace tente le traducteur par ses difficultés mêmes. Le vers seul, avec ses figures audacieuses, ses tours elliptiques, les coupes, les inversions, les rejets refusés à la prose et dont on lui passe la liberté ; le vers seul, disons-nous, est capable de suivre la pensée capricieuse d’un écrivain si original, de rendre la vigueur et la grâce de ces strophes ailées, d’en répercuter l’harmonie et le nombre. Encore faut-il qu’il soit manié par quelqu’un qui connaisse à fond les secrets de notre prosodie, moins pauvre qu’où ne la suppose, et ses gammes si variées, afin de les appliquer tour à tour au modèle, si l’on en veut sauver religieusement la fleur et l’éclat. Ces qualités si difficiles à rencontrer, M. le comte de Séguier en a donné brillamment la preuve dans sa traduction des Amours d’Ovide, si favorablement accueillie du public. Dans celle des odes d’Horace, il entre avec une habileté rare dans le svelte et le découpé des rythmes, serre les images de près et fait saillir dans un vers moulé exactement sur le latin le détail particulier qui seul égayé à la fois et réalise la poésie. Au lieu de s’asservir, comme d’autres, à une littéralité méticuleuse, à un humble décalque, il a rivalisé le plus souvent avec son auteur, reprenant à son compte l’idée première et réinventant, pour la produire en notre langue, une forme animée et vivante. En un mot, il a versé le divin breuvage dans une coupe semblable et sculptée avec art. Jamais il n’a rendu les armes sans avoir tenté les derniers efforts d’adresse et de souplesse de nerf dans la lutte. Nous pourrions en citer de nombreux exemples ; un seul suffira.

Horace termine l’ode XXXVIIe de son premier livre, chant d’allégresse où il célèbre la victoire des Romains sur Cléopâtre, par les beaux vers que voici :


Deliberata morte ferocior,
Sævis Liburnis scilicet invideus
        Privata deduci superbo,
    Non humilis mulier triumpho.


Que d’idées et d’images groupées en un si petit espace ! On y voit les sentiments complexes de Cléopâtre, à la fois plus fière depuis qu’elle a perdu le trône et décidé sa mort, et jalouse, ce semble, de dérober ainsi aux navires d’Octave l’honneur de traîner une telle femme à la pompe triomphale. Il vous paraît impossible, n’est-ce pas ? d’enfermer tout cela en quatre vers français. Eh bien, M. de Séguier y est parvenu. Sans rien sacrifier à l’élégance ni à l’exactitude, il a serré la forme de manière qu’aucune miette du texte ne fût perdue. Voyez plutôt :


Cette libre mort augmenta sa fierté,
Car elle empêchait nos cohortes navales
      De traîner aux pompes triomphales,
   Comme un jouet, pareille majesté.


Malgré tout, il y aura peut-être encore des gens qui, opposant l’original à la traduction, persisteront à préférer l’un à l’autre, afin de se donner l’air de connaisseurs très experts en poésie. Qu’y faire ? On ne peut contenter tout le monde et certains critiques.


A. P.