Odes anacréontiques (trad. Leconte de Lisle, 1869)

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Anacréon, et divers
Odes anacréontiques
Traduction : Leconte de Lisle


ODES ANACRÉONTIQUES




ODE I

Sur sa lyre


Je dirais volontiers les Atréides, je chanterais volontiers Kadmos ; mais les cordes de ma lyre ne sonnent qu’Érôs.

Récemment, ayant changé l’écaille de tortue et toutes ses fibres, je chantais les travaux d’Hèraklès ; mais elle ne sonna qu’Érôs.

Adieu donc, ô héros, pour jamais, car les cordes de ma lyre ne sonnent qu’Érôs !

ODE II
Sur les femmes.


La nature a donné les cornes au taureau, les sabots au cheval, au lion les dents d’une large gueule, au lièvre de courir vite, aux poissons de nager, aux oiseaux de voler ; elle a donné le courage aux hommes.

Rien ne restait aux femmes. Que leur a-t-elle donc donné ? La beauté, pour lances et boucliers.

Le feu et le fer cèdent à la femme, si elle est belle.


ODE III
Sur Érôs.


Récemment, vers les heures du milieu de la nuit, lorsque l’Ourse tourne déjà sous la main du Bouvier, et que tout le corps lassé par le travail goûte le sommeil, Érôs survint et heurta ma porte.

Je dis : — Qui frappe à mon seuil et me trouble dans mon sommeil ?

Il cria : — Ouvre la porte et ne crains rien, car je suis un petit enfant, et je suis errant par la nuit noire, tout mouillé par la pluie.

Je l’entendis, et, plein de pitié, j’allumai la lampe et j’ouvris ma porte.

Alors, je vis un petit enfant qui avait un arc, des ailes et un carquois.

Je l’approchai du feu, je réchauffai ses mains dans les miennes, et, de ses cheveux, j’exprimai la pluie. Pour lui, dès que la chaleur l’eut ranimé, il dit :

— Voyons si le nerf de mon arc n’a pas été détendu par la pluie.

Et, aussitôt, il tendit l’arc et m’envoya une flèche en plein foie. Alors, il sauta, riant aux éclats, et il me dit :

— Ô mon hôte, réjouis-toi ! Voici que mon arc n’a point de mal, mais ton cœur en gémira.


ODE IV
Sur lui-même.


Couché sur des myrtes frais et du vert lotos, je boirai à l’aise.

Ayant noué d’un papyros sa tunique à son cou, Érôs me servira.

Le temps ailé fuit comme la roue d’un char ; et, nos os dissous, nous ne sommes plus qu’un peu de cendre.

À quoi bon parfumer le tombeau et verser sur la terre ce qu’on peut boire ?

Couronne plutôt ma tête de roses, pendant ma vie ; apporte-moi des essences et appelle la Hétaire.

Je veux oublier les soucis, avant de me mêler aux danses des Morts !


ODE V
Sur la rose.


Mêlons à Dionysos la rose d’Éros, et, la tête ceinte de belles feuilles de roses, buvons en riant doucement.

La rose est l’honneur et le charme des fleurs ; la rose est le désir et le soin du printemps ; la rose est la volupté des Dieux !

L’enfant de Kythèrè se couronne de corolles de roses, quand il se mêle aux chœurs des Kharites.

Couronne m’en donc, ô Dionysos, afin que, la chevelure ceinte de roses, je chante dans tes temples, et que je mène les danses, accompagné d’une belle jeune fille !


ODE VI
Sur la même.


Tous, la chevelure ceinte de roses, nous allons rire et boire.

Une belle jeune fille aux pieds délicats, au son des Kithares, conduit les chœurs et porte un thyrse où s’enroule le lierre bruyant.

Un jeune homme, dont les beaux cheveux sont parfumés, chante d’une voix claire, et fait sonner les fibres du pèktis.

Le bel Éros, à la chevelure dorée, vient avec le beau Lyaios et Kythèrè, et se mêle à la danse si douce aux vieillards.


ODE VII
Sur Érôs.


Érôs, avec une branche d’hyacinthe, me commandait durement de le suivre dans sa course ; et, comme je courais avec lui par les bois, les cours d’eau et les vallées, un serpent caché me piqua.

Et le cœur m’en vint aux lèvres, et je rendais déjà l’âme ; mais Érôs, me battant le front de ses jeunes ailes, me dit : — Tu ne peux donc pas aimer ?


ODE VIII
Sur un songe.


Doucement endormi, pendant la nuit, sur de la pourpre, après m’être réjoui en buvant, il me sembla que je courais rapidement, et que je jouais avec une foule de jeunes filles.

Et des jeunes hommes, plus beaux que le bon Lyaios, me disaient de dures paroles à propos de ces vierges.

Et je voulus les embrasser, et aussitôt ils disparurent tous.

Ainsi délaissé, je repris tristement mon sommeil.





ODE IX
Sur une colombe.


Aimable colombe, d’où viens-tu ? D’où viennent ces douces odeurs que tu répands dans ton vol ? Dis, quel dessein as-tu ?

la colombe

— Anakréôn m’envoie vers l’enfant Bathyllos, ce Bathyllos qui règne maintenant et qui commande.

Kythèrè m’a donnée à lui en échange d’un petit hymne. Je sers donc maintenant Anakréôn, et, comme tu vois, je porte ses tablettes.

Il m’a promis de me rendre bientôt la liberté ; mais il peut me la rendre : j’aime mieux rester et le servir.

À quoi bon voler sur les montagnes et sur les plaines, percher sur les rameaux et manger les baies sauvages ?

Voici que je mange dans la main d’Anakréôn et que je bois son propre vin.

Et, après avoir bu, je danse ; et je l’abrite de l’ombre de mes ailes, et je repose sur sa lyre.

Voilà tout. Mais adieu, homme ! Tu m’as rendue plus babillarde qu’une corneille !


ODE X
Sur un Érôs de cire.


Un homme vendait un Érôs de cire. Je lui demandai combien il le voulait vendre. Et il me dit en Dôrien :

— Prends-le pour ce que tu voudras. Afin que tu le saches, je n’ai point modelé cette cire ; mais je ne veux pas garder à la maison un Érôs qui désire prendre tout ce qu’il voit.

Je lui dis : — Donne ! Donne-le-moi pour une drakhme. Ce bel enfant couchera avec moi. — Mais toi, Érôs, enflamme-moi au plus tôt, ou je te ferai fondre au feu !


ODE XI
Sur lui-même.


Les femmes disent : — Anakréôn, tu es vieux. Prends un miroir, regarde : tous tes cheveux s’en sont allés, et ton front est chauve !

— Si mes cheveux s’en sont allés ou non, je ne sais ; mais ce que je sais bien, c’est qu’il sied d’autant plus à un vieillard de se livrer aux désirs et aux jeux, que la mort est plus proche.


ODE XII
Sur une hirondelle.


Comment te punirai-je, hirondelle babillarde ? Faut-il couper tes ailes légères, ou même ta langue, comme on dit que fit autrefois Tèreus ?

Pourquoi es-tu venue, avant l’aube, crier à mes oreilles, et me ravir Bathyllos, en troublant mes songes heureux ?





ODE XIII
Sur lui-même.


Atys, l’efféminé, furieux d’amour pour la belle Kybèlè, poussait de longs mugissements sur les montagnes.

Ceux qui boivent l’eau de Klaros, consacrée à Phoibos ceint de lauriers, furieux aussi, poussent des cris.

Pour moi, plein de Lyaios, tout parfumé de nard et tout entier à ma Hétaire, je veux me livrer à une fureur voluptueuse.




ODE XIV
Sur Érôs.


Il faut, il faut aimer. Érôs me le conseillait ; et moi, oublieux, j’ai négligé son conseil.

Alors, prenant son arc et son carquois doré, il m’a appelé au combat. Et, comme autrefois Akhilleus, avec un bouclier, une cuirasse, et une lance, je combattais Érôs.

Il lança une flèche, et je pris la fuite ; et quand il eut épuisé ses traits, il se lança lui-même, tel qu’une flèche, pénétra jusqu’au fond de mon cœur et brisa mes forces.

Désormais, à quoi me sert mon bouclier ? On ne peut se défendre au dehors quand le combat est au dedans.




ODE XV
Sur lui-même.


Je n’ai nul souci de Gygès, roi des Sardiens ; je n’ai point le désir de l’or ; je n’envie point les tyrans ; mais je veux que ma barbe soit baignée d’essences, et que mes cheveux soient couronnés de roses.

Je me soucie du présent ; qui peut connaître le lendemain ? Donc, pendant que la destinée te favorise, joue aux dés et bois, de peur qu’un mal inattendu t’accable et te dise : — C’est assez boire !




ODE XVI
Sur lui-même.


Tu chantes les guerres Thébaines ; un autre, les guerres Phrygiennes ; moi, je ne chante que mes défaites.

Je n’ai été vaincu ni par des cavaliers, ni par des fantassins, ni par des nefs ; mais par une nouvelle armée qui lance des flèches par les yeux.




ODE XVII
Sur une coupe d’argent.


Hèphaistos, en ciselant cet argent, ne me fais pas une panoplie ; car, que m’importe la guerre ? Mais une coupe aussi profonde que tu le pourras.

N’y grave ni les astres, ni le Chariot, ni le triste Oriôn ; que me font les Pèléiades et le brillant Bouvier ? Mais une vigne et ses rameaux, et des grappes que foulent, avec le beau Lyaios, Érôs et Bathyllos.




ODE XVIII
Sur la même.


Excellent artiste, cisèle-moi une douce coupe de printemps.

Graves-y la jeune année, et l’heure printanière ceinte de roses, et les festins qui sont ma volupté.

N’y grave point les rites des sacrifices étrangers, ni aucune image douloureuse.

Fais plutôt Bakkhos, fils de Zeus, enseignant ses mystères, ou Kypris menant le chœur des jeunes Hyménées.

Grave Érôs désarmé, et les Kharites joyeuses, à l’ombre d’une vigne sacrée aux rameaux inclinés et lourds de pampres ; et, si ce n’est Phoibos lui-même s’y jouant, ajoutes-y de beaux jeunes hommes.

ODE XIX
Qu’il faut boire.


La noire terre boit la pluie, et les arbres boivent la terre, et Hèlios boit la mer, et Sélènè boit Hèlios.

Pourquoi donc, mes amis, me défendez-vous de boire ?




ODE XX
Sur une jeune fille.


La fille de Tantalos fut, dit-on, changée en rocher sur les montagnes des Phrygiens, et la fille de Pandion fut faite hirondelle et s’envola.

Mais moi, que je devienne miroir, afin que tu me regardes !

Que je sois ta tunique, ô jeune fille, afin que tu me portes !

Que je sois une eau pure, afin de laver ton corps ; une essence, pour te parfumer ; une écharpe, pour ton sein ; un collier de perles, pour ton cou ; une sandale, pour que tu me foules de ton pied !

ODE XXI
Sur lui-même.


Donnez-moi, donnez, ô femmes, une pleine coupe de vin, pour que je boive.

Voici que la chaleur me dévore et que je rends l’âme.

Donnez-moi des fleurs aussi, car mon front a brûlé celles qu’il portait.

Et pourtant, je renferme au fond de mon cœur toutes les flammes d’Érôs !





ODE XXII
Sur Bathyllos.


Viens, Bathyllos, assieds-toi à l’ombre de ce bel arbre. Il agite ses douces feuilles qui sonnent et murmurent ; et une source vive coule auprès, qui, du bruit de son eau, invite et persuade.

Quel voyageur, voyant ce lieu, ne voudrait s’y arrêter ?

ODE XXIII
Sur l’or.


Si l’abondance de l’or pouvait prolonger la vie, j’en amasserais de plus en plus, afin que, la mort survenant, elle en prît et s’en allât.

Mais s’il n’est point permis aux hommes d’acheter la vie, à quoi bon l’or et les vains soucis ?

S’il est inévitable de mourir, à quoi me servirait mon or ? J’aime mieux boire un bon vin avec mes amis,

J’aime mieux caresser une jeune Aphrodita au beau sein !




ODE XXIV
Sur lui-même.


Je suis né mortel, pour passer une vie brève. Autant je sais le peu que j’ai vécu, autant j’ignore ce que je vivrai.

Va donc, ô souci ! Qu’il n’y ait rien de commun entre nous. Je me réjouirai avant la mort, et je jouerai, et je danserai avec le beau Lyaios !

ODE XXV
Sur lui-même.


Quand je bois du vin, toutes mes peines s’endorment. À quoi bon travailler, m’inquiéter ou gémir ? Je mourrai, que je le veuille ou non. Pourquoi m’égarer dans la vie ? Buvons du vin, le vin du beau Lyaios. Quand on boit du vin, toutes les peines s’endorment.




ODE XXVI
Sur lui-même.


Dès que Bakkhos me tient, toutes mes peines s’endorment.

Je possède les richesses de Kroisos, et voici que je chante à pleine voix !

Couché et les cheveux ceints de lierre, je méprise tout dans mon cœur.

Qu’un autre coure aux armes ; moi, je cours à ma coupe !

Enfant, donne-la moi : il vaut mieux être ivre que mort !

ODE XXVII
Sur Dionysos.


Quand Bakkhos, le fils de Zeus, le joyeux Lyaios, est entré jusqu’au fond de mon cœur, ce donneur de vin me pousse à danser, et ma volupté est grande de me sentir ivre !

La belle Aphrodita aime les chansons et les rires, et je danse de nouveau !




ODE XXVIII
Sur sa Hétaire.


Ô peintre excellent, roi de l’art Rhodien ! Peins ma Hétaire absente, telle que je vais la décrire.

D’abord, peins ses cheveux souples et noirs, et, si la cire le permet, fais-les parfumés d’essences.

Sous sa noire chevelure fais son front d’ivoire ; et, ses sourcils bruns, ne les sépare ni ne les con­fonds, mais qu’il n’y ait entre eux qu’un étroit espace.

Que ses yeux soient pareils à du feu, clairs comme ceux d’Athènè et humides comme ceux de Kythèrè. Peins son nez et ses joues avec du lait mêlé à des roses. Que sa lèvre soit persuasive et appelle le baiser. Que les kharites jouent au-dessous de son menton délicat et sur ses blanches épaules.

Enfin, qu’elle soit vêtue de pourpre, et qu’un peu de sa belle peau paraisse et fasse juger du reste de son corps.

Pourquoi t’en dirais-je plus long ? Ô peinture, je crois que tu vas parler !


ODE XXIX
Sur Bathyllos.


Peins mon Bathyllos bien-aimé, tel que je vais le décrire.

Fais-lui des cheveux brillants, noirs par le haut, dorés par le bas. Noue-les négligemment, et qu’ils flottent en liberté. Couronne son beau front de sourcils d’ébène. Que son œil soit noir et fier, mêlé de douceur, comme celui d’Arès et celui de Kithèrè, et qu’il tienne en suspens entre la crainte et l’espérance. Que sa joue rosée ait le duvet léger des pommes. Autant que tu le pourras, donne-lui le rouge de la pudeur. Pour ses lèvres, je ne sais comment tu feras. Qu’elles soient belles et persuasives. Enfin, il faut que cette peinture soit éloquente, quoique muette. Que son visage soit grand. J’oubliais qu’il devra porter le cou d’ivoire d’Adônis.

Qu’il ait la poitrine et les mains d’Hermès, la cuisse de Polydeukès et le ventre de Dionysos. Au-dessus de sa cuisse, là où brûlent des feux, je veux que tu peignes une puberté naissante qui invite Érôs. Mais ton art est impuissant à faire voir ce qui est caché : ses épaules, non moins belles. À quoi bon te décrire ses pieds ? Quel prix te faut-il ? — Peins donc cet Apollôn que voilà en Bathyllos, et, si tu vas à Samos, de ce Bathyllos tu feras un Apollôn.





ODE XXX
Sur Érôs.


Les Muses, ayant lié Érôs de chaînes de fleurs, le livrèrent ainsi à la Beauté.

Maintenant, Kythéréia cherche Érôs et apporte des présents pour qu’on le délivre ; mais, bien que racheté, il restera, aimant mieux sa servitude.





ODE XXXI
Sur lui-même.


Laissez-moi boire, au nom des Dieux ! Je veux devenir furieux en buvant.

Orestès aux pieds blancs et Alkmaiôn devinrent furieux après avoir tué leurs mères ; mais moi qui n’ai tué personne, je veux devenir furieux après avoir bu du bon vin !

Autrefois Hèraklès entra en fureur et fit tout trembler, avec l’arc et le carquois guerrier d’Iphitéios. Aias, furieux aussi, faisait rage, avec son bouclier à sept peaux et avec l’épée d’Hektôr.

Et moi, le front ceint de fleurs, sans bouclier ni épée, mais la coupe en main, je veux, je veux devenir furieux !





ODE XXXII
Sur ses amours.


Si tu peux compter les feuilles des arbres et deviner le nombre des grains de sable de la mer, toi seul sauras le nombre de mes amours.

D’abord, tu en trouveras vingt à Athèna, et quinze encore. À Korinthos, toute une armée ; car Korinthos est, de toute l’Akhaiè, la ville des belles jeunes filles. Tu en compteras deux mille à Lesbos, en Ioniè, en Kariè et à Rhodos. Et tu diras : — As-tu donc tant aimé ? — Tu n’as point compté ceux de Syriè, ceux de Kanôbos, ceux de la Krètè, dont l’ardent Érôs possède les villes, et tous ceux de Gadès, de la Baktrianè et des Indes !

ODE XXXIII
Sur une hirondelle.


Chère hirondelle, tu reviens chaque année bâtir ton nid, et tu as coutume, aux jours brumeux, de regagner le Neilos ou Memphis. Mais Érôs fait toujours son nid de mon cœur, et les petits s’y multiplient. L’un est encore dans l’œuf, l’autre commence à s’emplumer.

On entend gazouiller ceux qui éclosent ; et les plus grands nourrissent les plus petits ; et ceux-ci grandissent et en font d’autres. Que vais-je devenir ? Il y en a une telle foule, que je ne puis les dire tous.




ODE XXXIV
Sur une jeune fille.


Ne me fuis pas, ô jeune fille, par dédain pour mes cheveux blancs ; ne méprise point mon amour, parce que tu as les couleurs de la rose.

Vois combien les lis blancs sont beaux mêlés aux roses !

ODE XXXV
Sur Eurôpè.


Ce taureau, enfant, me paraît être Zeus, car il porte sur son dos une vierge Sidônienne, à travers la vaste mer qu’il fend du pied. Jamais aucun taureau, séparé du troupeau, n’a ainsi traversé la mer, si ce n’est Zeus.




ODE XXXVI
Sur la bonne vie.


Pourquoi m’enseigner les règles et les arguments des rhéteurs ? À quoi bon ces discours inutiles ? Enseigne-moi à boire le vin du doux Lyaios ; enseigne-moi à rire avec Aphroditè d’or, puisque des cheveux blancs couronnent ma tête.

Donne-moi de l’eau, verse du vin, ô mon enfant ; assoupis mon âme. Tu m’enseveliras dans peu de temps. Un mort ne désire plus rien.

ODE XXXVII
Sur le printemps.


Voyez comme, au retour du printemps, les Kharites abondent de roses ; voyez comme l’eau de la mer s’est apaisée. Voyez comme le plongeon nage, comme la grue vole, comme le soleil resplendit et comme les noires nuées s’enfuient !

Les travaux des hommes brillent, les oliviers poussent, la liqueur de Lyaios circule, et les fruits se montrent sous les feuilles et les branches.




ODE XXXVIII
Sur lui-même.


Je suis vieux sans doute, mais je bois mieux que les jeunes, et quand je mène les danses, j’ai pour sceptre une outre.

Qu’ai-je besoin d’une férule ? Veux-tu te battre ? va te battre !

Enfant, apporte du vin plus doux que le miel ! Je suis vieux sans doute, mais, comme Seilénos, je danserai au milieu de tous.

ODE XXXIX
Sur lui-même.


Dès que je bois d’un bon vin, d’un esprit joyeux je chante les neuf Muses. Dès que je bois d’un bon vin, aussitôt les soucis, les tristes pensées et les craintes se dissipent.

Dès que je bois d’un bon vin, Bakkhos m’enlève, criant et ivre, dans les airs parfumés. Dès que je bois d’un bon vin, je mets une cou­ronne faite de mes mains et tressée de fleurs va­riées, et je chante la vie heureuse.

Dès que je bois d’un bon vin, que je suis par­fumé d’une essence liquide et que je tiens dans mes bras une jeune fille, je chante la riante Kypris. Dès que je bois d’un bon vin, et que j’ai retrempé mon esprit dans une coupe, je me réjouis avec un chœur de jeunes hommes.

Dès que je bois d’un bon vin, je fais un vrai gain, le seul que j’emporterai, s’il nous faut tous mourir.


ODE XL
Sur Érôs.


Érôs ne vit pas une abeille cachée dans des ro­ses, et il en fut piqué. Il fut piqué à la main et se mit à pleurer. Et, courant, volant jusqu’à la blanche Kythèrè, il dit :

— Hélas ! je suis mort, je suis mort, ma mère ! Je vais mourir ! Voici qu’un petit serpent ailé m’a blessé, de ceux que les laboureurs nomment abeilles.

Et elle lui dit : — Si une abeille t’a fait un si grand mal, combien, Érôs, penses-tu que souffrent ceux que tu blesses ?


ODE XLI
Sur un repas.


Joyeux et buvant du vin, chantons Bakkhos qui inventa la danse, à qui plaisent les chansons et les rires, qui est l’égal d’Érôs, qui enflamme Kythèrè et de qui est née la belle Kharis !

C’est par lui que la douleur s’endort et que la tristesse est adoucie. Sitôt que de beaux enfants m’ont apporté une pleine coupe, tous mes ennuis se dissipent. À quoi bon se plaindre et gémir ? Qui connaît l’avenir ? Que sait-on de la vie ?

Je veux, ivre de Lyaios, et parfumé, me mêler aux danses avec une belle jeune fille. Que ceux qui le veulent s’embarrassent de soucis ; joyeux et buvant du vin, chantons Bakkhos !

ODE XLII
Sur lui-même.


Je veux, mêlé aux danses du joyeux Dionysos, et couronné d’hyacinthe, chanter avec les Éphèbes, et, mieux encore, jouer avec de belles jeunes filles.

Je n’envie personne et je fuis avec crainte les paroles légères d’une langue blessante. Je fuis et je hais les querelles excitées par le vin, durant les joyeux repas.

Je me plais là où l’on danse avec une belle jeune fille, aux sons de la kithare. Le loisir et le repos me sont doux.




ODE XLIII
Sur la cigale.


Tu es heureuse, ô cigale ! Sur les rameaux élevés, ayant bu un peu de rosée, tu chantes comme un roi ! Tout ce que tu vois, tout ce qui pousse dans les champs et dans la forêt est à toi. Le laboureur t’aime, car tu ne lui fais point de mal. Les hommes t’honorent, ô cigale, parce que tu leur annonces l’été. Les Muses t’aiment. Phoibos lui-même t’aime, et il t’a donné ta voix sonore. Tu ne subis point la vieillesse, sage enfant de la terre, toi qui aimes les chansons !

Tu ignores les maux et la douleur, tu n’as ni chair ni sang, et tu es presque semblable aux Dieux !

ODE XLIV
Sur un songe.


Il me semblait, durant mon sommeil, courir çà et là, avec des ailes aux épaules ; mais Érôs, bien qu’il eût du plomb à ses petits pieds, m’a poursuivi et atteint.

Que veut dire ce songe ? — Ceci peut-être : Je me suis échappé des mains de plusieurs Érôs, mais celui-ci m’a pris et me retiendra.




ODE XLV
Sur les flèches d’Érôs.


L’Épouse de Kythèrè, aux forges Lemniennes, faisait des flèches à Érôs avec de l’acier, et tandis que Kythèrè les trempait dans le miel, Érôs y mettait du fiel.

Un jour, Arès, revenant du combat, et tenant une terrible lance, méprisa les flèches d’Érôs. Érôs lui dit : — Prends celle-ci, elle est pesante. — Arès la prit, et Kythèrè en rit ; mais, aussitôt, il gémit et dit : — Elle est trop lourde !

Érôs lui dit : — Tu l’as, garde-la !

ODE XLVI
Sur ceux qui aiment.


Il est dur de ne pas aimer, il est dur d’aimer ; mais le plus cruel est d’aimer en vain. Ni les ancêtres, ni les qualités, ni le génie, ne servent en amour. On ne songe qu’à l’or. Que l’inventeur de l’or soit maudit !

C’est de lui que naissent la haine des frères, le mépris des parents et les guerres sanglantes. Et, ce qu’il y a de plus amer, c’est par lui que nous souffrons, nous tous qui aimons.




ODE XLVII
Sur les vieillards.


J’aime à voir les danses joyeuses des jeunes et des vieux. Un vieillard qui danse est vieux par les cheveux, mais il est jeune par l’esprit.

ODE XLVIII
Sur lui-même.


Donnez-moi la lyre d’Homèrôs, mais sans la corde guerrière. Donnez-moi la coupe des lois sacrées, afin que, dans l’ivresse, je frappe la terre d’un pied léger, et que, jouant de la kithare, dans un emportement modéré, j’abonde en joyeuses paroles !


ODE XLIX
Sur une peinture.


Allons, excellent peintre, écoute les modes de la Muse lyrique.

Peins les riantes Bakkhantes jouant de leurs doubles flûtes. Peins les villes joyeuses ; et, si la cire le permet, peins aussi les lois de ceux qui aiment.

ODE L
Sur Dionysos.


Il revient, le Dieu qui rend le jeune homme vaillant au milieu des coupes et des danses !

Il rapporte le vin, délices de l’homme, le vin joyeux né de la vigne, et qui est encore retenu dans ses grains.

Mais, quand la grappe sera coupée, il donnera la vigueur à nos membres sains et à notre esprit, jusqu’à l’année nouvelle où il nous reviendra.




ODE LI
Sur un disque où était gravée Aphroditè.


Quel artiste excellent a versé l’onde de la mer sur ce disque ? Il a pénétré jusqu’aux Dieux, l’esprit de celui qui a sculpté sur cette mer la blanche et belle Kypris, mère des dieux.

Il l’a faite nue à nos yeux ; mais l’onde couvre ce qu’il ne faut pas voir.

La Déesse nue se promène cà et là sur la mer sereine, et pousse l’eau devant elle en nageant.

Elle fend le large flot de ses seins roses et de son cou délicat, et, comme un lis au milieu des violettes, elle brille sur la mer tranquille.

Et les Dauphins joyeux portent sur leurs épaules Érôs et le Désir, qui se rient tous deux des ruses des jeunes hommes.

Et toute la foule des poissons saute sur les eaux bleues, autour de Paphiè, qui se plaît à les voir nager.


ODE LII
Sur la vendange.


Les jeunes hommes vigoureux et les belles jeunes filles portent, à pleines hottes, les noirs raisins aux pressoirs.

Mais les jeunes filles ne les pressent point de leurs pieds ; ce sont les hommes qui foulent les grappes en chantant, et font jaillir le vin.

Et ils se réjouissent de voir ce bon vin nouveau bouillonner dans les vaisseaux.

À peine les vieillards en ont-ils bu, qu’ils dansent d’un pied incertain et agitent leurs cheveux blancs.

Le jeune homme cherche la jeune fille couchée à l’ombre sur son beau flanc, et Érôs la veut persuader de devancer l’heure des noces. Et comme elle résiste, l’autre ne l’écoute pas et la contraint de céder.

Car il arrive que Bakkhos, avec la jeunesse joyeuse, joue parfois insolemment.


ODE LIII
Sur la rose.


anakréon.

Il faut louer la rose et le printemps, qui est ceint de fleurs. Ami, aide-moi à chanter.

— La rose est la fleur et le parfum des Dieux ; la rose est la volupté des hommes ; elle est l’ornement des Kharites, à l’heure fleurie d’Érôs ; elle fait les délices d’Aphroditè !

l’ami.

La rose est le soin des poëtes et l’amie des Muses ; elle est douce à cueilir, même si l’on se pique à ses épines.

anakréon.

Il est doux de réchauffer la rose dans sa main, et de juger, en frappant ses feuilles, du succès de nos amours.

l’ami.

Elle sied dans les festins et dans les fêtes de Dionysos.

anakréon.

Que faire sans les roses ? Eôs n’a-t-elle pas les mains roses ? Les Nymphes n’ont-elles pas les bras roses ? Et Aphrodita elle-même n’est-elle pas nommée par les Sages, la Rose ?

l’ami.

Ne sert-elle pas dans les maladies ? Elle embaume les morts ; elle résiste au temps. Vieille, elle garde l’odeur de sa jeunesse !

anakréon.

Quand l’écume salée fit sortir l’humide Kythèrè du sein des ondes bleues ; et quand Athènè, qui aime le tumulte de la guerre, s’élança de la tête de Zeus, alors, de son sein heureux, Gaia fit naître la divine rose, la plante aux belles couleurs !

l’ami.

La foule des grands Dieux l’arrosa de nektar, pour qu’elle fût la fille vermeille du divin Lyaios, et s’élevât du milieu des épines !

ODE LIV
Sur lui-même.


Dès que je vois la foule des jeunes hommes, je rajeunis ; et, bien que vieux, je cours légèrement aux danses.

Ainsi, rajeunis avec moi et apporte ici des roses ; je veux m’en couronner.

Loin de moi la vieillesse ! Je veux être jeune, au milieu des jeunes hommes, dans les danses joyeuses ! Qu’on me donne la liqueur de Dionysos, et qu’on puisse voir un vieillard vigoureux parler, boire et s’emporter avec charme !




ODE LV
Sur ceux qui aiment.


Les chevaux sont marqués aux cuisses avec le feu, et les Parthes se reconnaissent à leurs tiares ; moi, dès que je vois ceux qui aiment, je les reconnais aussitôt à la marque brûlante qu’ils portent au cœur !

ODE LVI
Sur Myrilla.


Kypris, reine des Déesses ! Désir, roi des hommes ! Hyménée, source de la vie ! Je vous chante dans mes hymnes, je vous chante dans mes vers, Désir, Hyménée, Paphiè !

Jeune homme, regarde la jeune fille ! Lève-toi, que la perdrix ne t’échappe pas ! Stratoklès, cher à Kypris, Stratoklès, époux de Myrilla, regarde l’épouse bien-aimée. Comme elle est belle, comme elle est jeune, comme elle resplendit !

La rose commande aux autres fleurs, et Myrilla est la rose des vierges ! Le soleil brillera dans ton lit ; un cyprès croîtra dans ton jardin !




ODE LVII
Sur lui-même.


Mes tempes blanchissent déjà, ma tête est blanche ; je ne suis plus jeune. Mes dents même sont vieilles, et il ne me reste guère d’heureux jours à vivre.

C’est pour cela que je gémis souvent, car je crains le Tartaros, et l’abîme d’Aidès est horrible. La descente en est affreuse ; mais, une fois descendu, nul n’en revient !


fin des odes anacréontiques