Odes et Poèmes (Laprade)/Alma parens
III
ALMA PARENS
« J’irai boire l’eau vierge aux sources des grands fleuves,
Mes pieds se poseront sur l’azur du glacier.
Je veux baigner mon corps aux flots des brises neuves,
L’éther le trempera comme l’onde l’acier.
Dormons sur une cime avec effort gravie ;
Dans la neige éternelle il faut laver nos mains ;
L’air fait mouvoir là-haut des principes de vie ;
Allons l’y respirer pur des souffles humains.
J’emprunterai ma force aux forces maternelles ;
Nature, ouvre tes bras à ton fils épuisé,
Laisse ma bouche atteindre à tes fortes mamelles :
Jamais l’homme à ton sein n’a vainement puisé.
Je veux monter si haut sur les Alpes sublimes,
Que rien ne vienne à moi des miasmes d’en bas ;
Un nuage à mes pieds couvrira les abimes,
Si le monde rugit, je ne l’entendrai pas !
Votre regard s’arrête au flanc noir de la nue :
Moi, j’en verrai d’en haut le côté lumineux.
J’embrasserai de l’âme une sphère inconnue,
Je toucherai des mains ce qui fuit à vos yeux.
Montons ! le vent se meurt aux pieds du roc immense,
Le doute ne saurait flotter sur ce haut lieu ;
Montons ! enveloppé de calme et de silence,
Sur ces larges trépieds j’entendrai parler Dieu.
L’air aspiré là-haut vivra dans ma poitrine,
Dans l’ombre de la plaine un rayon me suivra ;
Ceux qui m’ont vu gravir pesamment la colline
Ne reconnaitront plus l’homme qui descendra. »
Ainsi je me parlais, plein d’un espoir insigne.
J’ai suivi sans tarder ce guide intérieur ;
Du faîte de leurs tours les Alpes m’ont fait signe,
Et sur leurs blancs degrés j’ai versé ma sueur.
Plus haut que le sapin, plus haut que le mélèze,
Sur la neige sans tache au soleil j’ai marché ;
Dans l’éther créateur je me baigne à mon aise ;
Le monde où j’aspirais, mes deux pieds l’ont touché.
J’ai dormi sur les fleurs qui viennent sans culture,
Dans les rhododendrons j’ai fait mon sentier vert ;
J’ai vécu seul à seule avec vous, ô nature !
Je me suis enivré des senteurs du désert.
Je me suis garanti de toute voix humaine
Pour écouter l’eau sourdre et la brise voler ;
J’ai fait taire mon cœur et gardé mon haleine
Pour recevoir l’esprit qui devait me parler.
Et voilà qu’entouré de cimes argentées,
Cueillant le noir myrtil, buvant un flot sacré,
Goûtant sous les sapins les ombres souhaitées,
Libre dans mes déserts, voilà que j’ai pleuré !
Le soleil dore en vain les Alpes jusqu’au faîte ;
Si je plonge en mon cœur, toujours de l’ombre au fond
J’ai rencontré le sphinx en cherchant le prophète ;
L’avide immensité m’absorbe et me confond.
Est-ce donc par orgueil que ton front nous attire,
Est-ce pour éblouir que ton œil resplendit.
Ô nature ! et n’as-tu rien de plus à me dire
Que ces mots : Je suis grande et vous êtes petit ?
Est-ce pour mieux sentir ma défaillance intime
Que je suis venu, seul et si loin, t’implorer ?
Oh ! je n’ai pas besoin d’un oracle sublime
Pour me trouver débile et pour savoir pleurer !
Pourquoi de tes enfants tromper la soif, ô mère ?
Il faut à leur poitrine un lait puissant et pur ;
Si tu ne fais jaillir qu’une boisson amère,
Pourquoi leur tendre encor tes mamelles d’azur ?
Pourquoi devant mes yeux ta paupière abaissée ?
Tout langage entre nous s’est-il déjà perdu ?
Je viens chercher en toi quelque sainte pensée ;
Pourquoi, d’un signe au moins, n’as-tu pas répondu ?
Mais, sans doute, mon âme était mal préparée ;
Les souvenirs d’en bas voilaient mon œil obscur ;
Pour l’huile de lumière et la manne sacrée
Le vase n’était pas d’un métal assez pur.
Peut-être l’eau terrestre a flétri ma poitrine ;
J’ai bu ces vins trompeurs dont tant d’hommes sont morts ;
Je frapperais en vain à la roche divine,
Je ne puis plus porter le breuvage des forts.
Serait-ce qu’une main invisible et jalouse
Entre nos saints baisers élève un mur d’effroi ?
Comme sur les beautés secrètes d’une épouse,
Dieu veut jeter peut-être un voile épais sur toi.
Il veut choisir lui-même et compter ses prophètes ;
Tout homme n’a pas droit au sacré rameau d’or ;
Dieu place à tes côtés d’austères interprètes,
L’anathème sur toi plane et menace encor.
Le colloque de l’homme et de la solitude
Te fait-il craindre, ô Dieu, ton nom mis en oubli ?
Tu veux le surveiller avec inquiétude.
Et tes prêtres ont dit quelque part : Vœ soli !
Si, comme l’univers, l’âme est ta créature,
Pourquoi jeter entre eux cet abîme profond ?
Laisse s’entrelacer mon cœur et la nature.
Pourquoi tant de secret, si le bien est au fond ?
Un esprit de terreur habite dans l’espace,
Vole à travers les bois sur les eaux et dans l’air ;
Quand l’âme et le désert se trouvent face à face,
L’homme sent le frisson roidir toute sa chair.
La nature sourit comme une amante reine ;
Elle ouvre un sein vermeil, l’homme va s’y jeter ;
Et, quand son bras s’enlace au cou de la sirène,
Un bras plus fort se dresse entre eux pour l’arrêter.
Dans la source d’eau bleue où pour boire on se penche,
Il met la salamandre, il cache un sel amer ;
Sur l’ombre où l’on s’endort il suspend l’avalanche,
Sous la barque où l’on chante il fait gronder la mer.
Une secrète horreur qui trouble les plus braves
Entre le monde et nous s’étend pour le voiler ;
Notre âme et l’univers sont-ils donc des esclaves
À qui leur Dieu tremblant défend de se parler ?
Je voulais, ô nature, avoir un lit de mousse,
Y dormir avec toi couvert par la forêt ;
Mais ton œil tour à tour m’attire et me repousse :
De ma tristesse immense est-ce là le secret ?
Un air qui me supporte où donc le trouverai-je ?
Je n’ai pu m’enlever sur l’aile d’aucun vent ;
J’ai respiré l’ennui dans les fleurs, sur la neige ;
Les chênes n’ont pour moi qu’un ombrage énervant.
Serait-ce qu’à mon cœur la solitude pèse ?
Ne l’ai-je enfin trouvée, après tant de chemin,
Que pour dire aussi, moi, qu’elle est chose mauvaise,
Et pour y regretter le tourbillon humain ?
Peut-être en maudissant les prisons où nous sommes,
J’aurai trop présumé des vertus du désert ;
Plus que je ne l’ai cru l’homme a besoin des hommes ;
La terre ne dit rien s’ils cessent leur concert.
Mais ne blasphémons pas la nature éternelle,
Son lait pur coulera pour nous au jour marqué ;
Pour vivre de sa vie et tout comprendre en elle,
Je sens bien, ô mon cœur, ce qui vous a manqué.
Oui, la nature est morne autour du solitaire,
La fleur qu’il cueille est pâle et ses jours sont moins bleus,
Mais la terre sourit et parle sans mystère,
Quand sur sa robe verte on vient dormir à deux.
Elle livre par mille aux amants, aux poètes,
Les trésors qu’elle cache au sombre analyseur,
Et convie au secret de ses mystiques fêtes
L’homme ardent et serein qui pense avec le cœur.
Secoue, ô mon esprit, toutes tes peurs sans causes,
Soutiens vers l’infini ton essor filial,
Aspire aux vieux sommets, vois les sources des choses
Vois poindre sur les monts le soleil idéal.
Poursuis dans les déserts la grande âme du monde,
Fouille dans cette mer où chacun peut plonger ;
Chante, invoque, bénis : pour qu’elle te réponde.
C’est à force d’amour qu’il faut l’interroger.
Oui, l’homme, malgré tout, s’il aspire et s’il aime,
Au fond de l’univers voit un Dieu qui sourit.
Ô nature ! le mal n’est pas ton mot suprême,
L’ouragan fauche moins que le sol ne fleurit.
Oui, dans l’éclat divin dont ta face est empreinte,
C’est mieux que la grandeur que l’homme adore en toi ;
Quoique ton front chenu répande au loin la crainte,
Le nœud qui nous unit n’est pas un nœud d’effroi.
Car, même à travers l’ombre et le bruit des tempêtes,
Sur les rochers déserts où triste je rêvais,
Même au bas des glaciers qui craquaient sur nos têtes
Dans tes jours de colère et dans mes jours mauvais,
Sous tes sourcils froncés perçaient des yeux de mère,
Toujours près de l’absinthe une ruche de miel,
Toujours cent épis d’or pour une ivraie amère,
Et partout l’espérance, et partout l’arc-en-ciel !
Partout, des eaux, de l’air, des arbres, de la mousse,
De la neige, des fleurs, des ténèbres, du jour,
Des antres et des nids, sortait une voix douce
Qui remplissait l’espace, et qui disait : Amour !