On n’est pas des bœufs/Automobilofumisme

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AUTOMOBILOFUMISME


Ce fut un gamin, qui, le premier, sema l’alarme de la curiosité dans l’âme des villageois.

— Venez voir ! Venez voir ! Il y a une voiture qui monte la côte, une grosse voiture sans chevaux !

Quelques campagnards, tenus au courant de l’automobilisme par le Petit Journal, conclurent judicieusement que si cette voiture montait la côte sans l’aide d’un ou de plusieurs coursiers, ce devait être une de ces voitures sans chevaux, dont les entretient parfois notre vieux camarade Pierre Giffard.

Et ils s’en allèrent au devant du moderne véhicule, lequel grimpait allègrement la rude montée de Villeneuve.

C’était une grande, grosse, énorme voiture dans le genre de celles qu’on voit aux saltimbanques et aux marchands forains.

Fraîchement peinte en claires couleurs, les cuivres tout luisants, elle resplendissait au beau soleil comme un saint-sacrement.

Bientôt, elle fut presque au haut de la côte.

Et les habitants de Villeneuve frottèrent leurs yeux, éperdument, se croyant l’objet de quelque rêve.

Cette voiture, à la vérité, cette grosse voiture était bien une voiture sans chevaux, au sens strict du mot, mais elle n’était pas une voiture sans chevaux, comme on l’entend généralement.

Car elle était traînée par un chien. Un chien, un seul chien, et pas un très gros chien, encore !

Les gens de Villeneuve se sentirent les bras leur tomber du corps !

Ils se les ramassèrent mutuellement (avec un sens très vif de la solidarité), et, fatigués de s’être tant frotté les yeux, se contentèrent désormais de les écarquiller.

Un chien de moyenne taille remorquer une aussi formidable roulotte !

Eh ! parbleu, sans doute la roulotte était une roulotte pour rire, une roulotte en carton, destinée à quelque mascarade de la ville !

Hypothèse vite abolie, car on aperçut, sur la plate-forme de devant et aux fenêtres de la voiture, quatre personnes en chair et en os, deux messieurs et deux dames.

Alors, voilà ! Ce chien était un chien phénomène, un chien fort comme deux ou trois vigoureux percherons. Un sacré chien, tout de même !

Un sacré chien, oui, mais n’empêche qu’il fallait être de rudes feignants pour se faire traîner, à quatre, dans cette grosse guimbarde, par un pauvre malheureux toutou qui en crèverait sûrement !

Cependant, un vieux monsieur se détachait du groupe des villageois, s’avançait vers la voiture, et d’un ton qui n’admettait pas de réplique :

— Je vous somme de vous arrêter ! commanda-t-il.

Docile, stoppa le véhicule.

— Membre de la Société protectrice des animaux, continua le vieux monsieur, j’ai pour devoir de faire cesser l’effroyable surmenage dont ce chien est la proie infortunée.

— Ce chien ! ricana l’un des jeunes gens de la voiture, mais ce chien nous traîne en se jouant… Il se délasse en nous remorquant. Savez-vous combien nous pesons, tout le tremblement, la roulotte, le matériel et les bonnes gens ?

— Plusieurs milliers de kilos.

— Oh ! la la ! Nous pesons quinze livres et demie, en tout et pour tout ! Quinze livres et demie ! Ça te la coupe, hein ! Il faut vous dire que mon ami et moi, nous sommes d’un caractère très léger ; ces dames sont de mœurs plus légères encore. Quant à notre matériel, sachez qu’il frise l’impondérabilité. Toutes nos assiettes, entre autres, sont des assiettes creuses !

— Messieurs, aggrava le vieux zoophile, vous êtes des plaisantins dont l’étourdissant et frivole bagout ne saurait abolir en moi le sens du devoir. Je vous somme de dételer ce chien !

— Ici, mon vieil Azor !

Azor, dételé, sauta gaiement sur la plate-forme de la voiture.

Et le plus étrange, c’est que la voiture, traînée désormais par nulle bête, continua sa route tout de même.

Les villageois comprirent alors que ces Parisiens s’étaient moqués d’eux, et ils en conçurent, contre les véhicules automobiles, un vif ressentiment, pas près de s’éteindre.