On n’est pas des bœufs/Essai sur la vie de l’abbé Chamel

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ESSAI
SUR LA
VIE DE L’ABBÉ CHAMEL

À PROPOS DE LA STATUE
QU’ON SE PROPOSE D’ÉRIGER
EN SOUVENIR DE CE DIGNE PRÉLAT


Rosalie Chamel était depuis plus de vingt ans au service de l’abbé Tumaine, et sa seule angoisse était de quitter cet ecclésiastique.

Femme de ménage de premier ordre, cuisinière hors pair, nature affective entre toutes, Rosalie Chamel s’attacha fortement à la cure de Hétu (près Monvieux) et à son titulaire.

Aussi, à chaque heure de la journée, l’entendait-on gémir :

— Mon Dieu ! qu’est-ce que je deviendrais si l’abbé mourait ?… Où irais-je si l’abbé mourait ?… Je n’aurais plus qu’à me jeter à l’eau si l’abbé mourait !

Si l’abbé mourait, par-ci. Si l’abbé mourait, par-là… Tout le diocèse retentissait de cette sempiternelle antienne.

Le nom en resta au pauvre serviteur de Dieu, et bientôt on ne l’appela plus que l’abbé Mouret.

Ainsi qu’il était facile de s’y attendre avec un tel sobriquet, l’abbé Mouret ne tarda pas à commettre une faute, la faute bien connue sous le nom de faute de l’abbé Mouret.

L’infortunée Rosalie Chamel n’y coupa point : neuf mois plus tard, la légion des Chamel comptait un petit membre de plus.

L’abbé Mouret (conservons-lui ce nom, n’est-ce pas, ce nom qui tout compte fait, ne dérange personne), l’abbé Mouret, dis-je, fut très chic dans cette affaire-là.

Plutôt que de perdre une tant irremplaçable cuisinière, il passa par-dessus toutes les convenances mondaines et sacerdotales, et conserva Rosalie Chamel à son service, en l’augmentant (ça, alors, est très chic) de trente mensuels francs pour les multiples dépenses occasionnées par le frais émoulu.

Tout de suite, l’enfant grandit en taille et en vertus.

Mais l’atavisme était là, qui veillait !

Atavisme, laissez-vous saluer en passant ! Vous êtes le grand veilleur ! À votre place, il y a belle lurette que je m’en serais allé coucher !

L’atavisme veillait pour insuffler, dans cette baudruche qu’est la destinée d’un enfant, la double et simultanée aptitude des parents, cuisine et saint-sacrement mêlés !

Et la chimère du petit Chamel oscilla longtemps entre l’art culinaire de sa maman et la profession ecclésiastique de son criminel à la fois et sacré papa.

Abrégeons : l’enfant, devenu jeune homme, se fit prêtre, non sans avoir jeté sur le Fourneau un long regard tenant plus de l’Au revoir que du définitif Adieu.

… Nous n’avons pas encore assez abrégé. Abrégeons davantage et brûlons les planches du Temps :

Nous retrouvons l’abbé Chamel à la tête de la florissante petite paroisse de Dauday-sur-Tarasque.

Il pouvait bien être onze heures du matin, onze heures et demie même.

À la porte du presbytère, tintinnabula le grelot d’une bicyclette, et de cette bicyclette alertement sauta un homme, jeune encore, portant le costume ecclésiastique.

L’abbé Chamel n’eut pas grand-peine à reconnaître en ce véloceman son collègue, l’abbé Kahn, le secrétaire particulier de Monseigneur, prêtre, d’origine juive (comme l’indique son nom) et qui (comme l’indique encore son nom) passait les trois quart de sa vie en vélocipède (ces prêtres-là, vous avez beau dire, font énormément de tort à la religion).

— Mon cher Chamel, fit l’abbé Kahn avec une volubilité bien sémite, voici ce dont il s’agit : Monseigneur arrive ici dans quarante minutes ; il s’agit de lui fricoter un petit lunch qui ne soit pas dans une potiche !

— Ah ! riposta l’abbé Chamel, vous vous imaginez que ça s’organise comme ça, en cinq sec, un petit déjeuner pour un prélat ! Nous ne sommes pas dans le ghetto de Francfort, ici.

(L’abbé Chamel est un des premiers abonnés de la Libre Parole).

L’abbé Kahn se mordit les lèvres :

— Mais, mon cher collègue, un petit poulet, un petit canard, un petit lapin…

— Nous n’avons ici ni petit poulet, ni petit canard, ni petit lapin !

— On m’avait pourtant dit que la petite paroisse de Dauday-sur-Tarasque était très riche…

— Précisément ! Les gens sont si riches ici qu’ils achètent tout ce qui est à vendre et qu’ils ne veulent rien vendre de ce qui leur appartient !

— Ah diable !

— Tout ce que j’ai chez moi, c’est du beurre, du lait, de la crème et des œufs… Je ne parle pas, bien entendu, d’un vieux restant de veau d’hier… Mais j’ai une idée !… si Monseigneur vient, priez-le de m’excuser : je vais lui composer un petit plat de ma composition…

Abrégeons encore :

On se mit à table.

Monseigneur prit des œufs. Il en reprit. Il en redemanda encore. Et ce manège dura tant que durèrent les œufs.

— Comment appelez-vous cette sauce ? s’informa le doux prélat.

— Cette sauce, Monseigneur, n’a aucun nom dans aucune langue. C’est moi qui vient de l’improviser.

— Eh bien ! tous mes compliments. Je me souviendrai longtemps des œufs à l’abbé Chamel !

. . . . . . . . . . . . . . .

Un comité vient de se former pour réunir les fonds destinés à élever une statue à l’excellent prêtre, au digne homme, à l’incomparable cuisinier que fut l’abbé Chamel.

Je m’inscris personnellement pour 350,000 francs.