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On n’est pas des bœufs/Faste influence du système décimal

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FASTE INFLUENCE
DU
SYSTÈME DÉCIMAL SUR LA QUESTION OUVRIÈRE


Une joie patriotique m’attendait à mon arrivée à Londres.

J’apprenais, de la source la plus autorisée, que le système décimal était enfin adopté dans tout le Royaume-Uni.

La décimalisation des poids et des mesures commencera incessamment ; après quoi, on verra s’il y a lieu d’en faire autant pour ce que les Anglais, gens pratiques, appellent si justement money.

On a beau être un sans-patrie et affronter en souriant le reproche en bronze du regard de la statue de Turenne, à Sedan (à toi, d’Esparbès !), tout de même, ça vous fait quelque chose, là (en prononçant le monosyllabe , je me frappe la poitrine à la place de ce muscle, abusivement nommé cœur).

Ça vous fait quelque chose , dis-je, quand vous constatez l’adoption par cette vieille Albion, moins perfide encore que têtue, d’une idée aussi française que le système décimal.

J’en arrive à oublier que j’avais (ou plutôt que je n’avais plus) un grand-grand-oncle tué à Waterloo.

Pauvre bon homme !

Ce petit triomphe national, coïncidant avec la température échevelée qui sévissait à Windsor ce jour-là, nous incita à boire deux ou trois bouteilles de champagne en sus de celles qu’on avait raisonnablement sablées au cours du repas.

Notre retour à Londres, le soir, s’effectua dans des conditions exceptionnelles de bonne humeur bien française et de turbulence éminemment parisienne.

Nos hurrah en l’honneur du système décimal réveillèrent bien des cottages endormis.

À peine débarqués à Calais, une autre joie m’attendait, relative aussi à ce système tant fêté.

Ces Messieurs de l’Observatoire de Paris et autres grosses légumes compétentes ont pris, assure-t-on, la mâle résolution d’appliquer le système décimal à la mesure des angles et du temps.

L’angle droit aura cent degrés, le degré cent minutes, etc.

De même pour le cadran, qui ne comptera plus désormais que dix heures, chaque heure ayant cent minutes, chaque minute cent secondes.

Bien qu’à la vérité ce chambardement dans l’ordre établi ne me paraisse pas très foisonneux en avantages de toutes sortes, je ne puis m’empêcher de tressaillir de joie à l’espoir de la mise en pratique de ce beau projet.

Un mauvais changement, ai-je coutume de répéter, vaut mieux qu’un bon piétinement sur place.

Le jeune ingénieur de Calais, qui me mettait au courant de ces choses, en semblait également fort joyeux.

— Sans compter, ajouta-t-il, que la mesure décimale du temps liquiderait une des plus grosses difficultés de la question ouvrière !

— Laquelle donc ?

— La question des huit heures.

— J’avoue que je ne vois pas clairement…

— C’est pourtant bien simple : les ouvriers réclament énergiquement la journée de travail de huit heures… Quand la journée totale ne comptera plus que vingt heures, rien n’empêchera les patrons de passer cette fantaisie à leurs hommes.

— Mais pardon…

— Ces braves gens ne s’apercevront pas que leurs huit heures nouvelles correspondent à neuf et demie des anciennes, et le tour sera joué.

— Êtes-vous bien sûr ?

— Mais oui, mais oui ! Les ouvriers ne sont pas si méchants qu’on croit…

Et le jeune ingénieur ajouta comme dans un rêve :

— Heureusement !