On n’est pas des bœufs/Ingéniosité d’un jeune peintre de talent

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INGÉNIOSITÉ
D’UN
JEUNE PEINTRE DE TALENT


Nous avons eu, la semaine dernière, des chaleurs de près de quarante degrés, ce qui est excessif pour un aussi petit pays que celui où je vis en ce moment.

Dès le matin, le soleil liquéfiait nos crânes, et la nuit n’apportait même pas le rafraîchissement sur lequel on aurait été en droit de compter.

Cette chaleur, due évidemment à une élévation de température, incommodait bêtes et gens.

Les messieurs et dames qui me font l’honneur de me lire ont dû constater, dans mes récentes petites productions, une dépression intellectuelle plus marquée encore que de coutume.

Tout en le regrettant vivement, je ne compte pas rentrer en forme avant la fin d’octobre, d’autant plus que, le 15 du mois prochain, je vais avoir mon déménagement, opération peu idoine à conférer du génie au pauvre monde.

Pour en revenir à la chaleur, je la considère comme un fléau plus difficile à combattre que le froid.

On peut endosser autant de pardessus qu’on le désire ; mais il est impossible, si peu de respect qu’on ait des convenances sociales et mondaines, de se présenter élégamment affublé d’un simple complet en mousseline légère.

On fait du feu dans les appartements, on ne peut y faire du frais (pratiquement).

Encore la banqueroute de la science ! n’est-ce pas, mon vieux Brunetière ?

Et pourtant, j’ai vu, cet été, un jeune homme qui luttait contre le soleil et la chaleur avec une ingéniosité vraiment stupéfiante.

C’est un peintre.

Un peintre de beaucoup de talent et qui a choisi comme spécialité les effets de soleil fulgurants, aveuglants, ophtalmisants !

Il est en quelque sorte le chef de l’École Éblouiste, chef d’autant plus incontesté qu’il ne compte pas encore d’élèves.

Tellement lumineuses, ses toiles, qu’auprès d’elles les becs Auer clignotent, tels de fuligineux lampions !

Ce peintre m’a donné, ces jours-ci, un magistral Tas de fumier à midi et demi (il précise), que j’ai immédiatement placé dans ma chambre à coucher.

Chaque soir, au moment de me mettre au lit, j’ai grand soin de couvrir mon tableau d’une toile opaque, sans quoi, le sommeil, chassé par tant de clarté, déserterait ma couche.

Or, ce jeune artiste travaille sans jamais s’abriter du grand parasol cher à ses congénères.

Le matin, en le voyant partir sans ombrelle, je ne manquais jamais de le blâmer :

— Vous verrez que vous attraperez un bon coup de soleil !

Mais, lui, de me répondre sommairement :

— N’ayez pas peur, j’ai un truc.

Un jour, la curiosité me prit de connaître son fameux truc.

Je le suivis jusque dans un champ, où il s’installa en plein soleil.

Son chevalet et son tabouret bien établis, il sortit d’une boîte une douzaine de chauves-souris qu’il embrassa sur le museau en leur disant, à chacune, des mignardes paroles d’amitié.

Il leur attacha à la patte un fil, sont l’autre extrémité était retenue au bout d’un long bâton fiché en terre.

Il se mit à travailler.

Aussitôt, les chauves-souris déployèrent leurs grandes ailes et voletèrent, s’interposant entre sa tête et le soleil.

C’était du même coup le parasol et le ventilateur.

Les chauves-souris, admirablement entraînées à cet exercice, semblaient y puiser plutôt du divertissement que de la fatigue.

Véritablement émerveillé de ce spectacle, je serrai la main du jeune peintre et pris congé de lui, non sans lui avoir fait mille compliments de son extrême ingéniosité.