On n’est pas des bœufs/Le premier parapluie de M. Francisque Sarcey

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LE PREMIER PARAPLUIE
DE
M. FRANCISQUE SARCEY


À mes Amis de l’École Normale Supérieure.


Nous avons la bonne fortune de pouvoir offrir à nos lecteurs quelques bonnes feuilles du prochain volume de notre éminent confrère, M. Francisque Sarcey : Souvenirs d’enfance, de jeunesse, d’âge mûr et de décrépitude.

M. Sarcey n’est pas seulement l’esthète au jugement sûr et toujours novateur ; il n’est pas seulement le chroniqueur à la plume étincelante, aux idées audacieuses et parfois même paradoxales : M. Sarcey est encore le conteur exquis, d’une bonne humeur bien française, bien gauloise, et d’une finesse qui tient le lecteur sous le charme.

Aussi, notre clientèle nous saura-t-elle gré de ce que nous n’avons reculé devant aucun sacrifice pour lui fournir cette primeur :


« MON PREMIER PARAPLUIE

… » Ce fut une de mes tantes, la veuve Michu, qui me fit cadeau de ce parapluie pour me récompenser d’avoir brillamment passé mon baccalauréat ès-lettres.

» Brave tante ! Pauvre chère femme ! On n’en fait plus comme ça, des veuve Michu !

» Je le vois encore, ce parapluie, avec un gros manche solide, de grosses baleines à la fois rigides et souples, et de la bonne grosse étoffe dont on ne connaissait pas la fin.

» Quelle différence entre ce robuste ustensile et les bibelots, car ce sont de véritables bibelots, dont on se sert maintenant pour s’abriter des intempéries.

» Les parapluies d’aujourd’hui ne sont pas plus gros que des anguilles et même des anguilles à tricoter, comme dit mon petit garçon, qui a la rage des calembours.

» Vous ne sauriez imaginer le plaisir que me causa la possession de mon pépin.

» D’abord, venant de la veuve Michu, ma tante, ce parapluie était sacré pour moi, et puis, c’était mon premier parapluie !

» Car, autrefois, on ne donnait pas de parapluies aux enfants, comme on fait aujourd’hui.

» Quand il pleuvait, les enfants s’abritaient sous le parapluie de leurs parents, ou alors ils couraient sous l’averse, et, mon Dieu, ils n’en mouraient pas.

» La race était-elle plus robuste que maintenant, ou bien est-ce des idées qu’on se forge ? Je n’en sais rien.

» Toujours est-il qu’on élève actuellement les enfants dans du coton et qu’ils sont loin d’être aussi vigoureux que les enfants de mon temps.

» Pour en revenir à mon parapluie, je le soignais comme la prunelle de mes yeux, et quand j’entrai à l’École normale, ce fut la main droite appuyée sur mon vieux riflard.

» La première année, tout se passa bien.

» Mais le troisième dimanche de la seconde année à l’École (je m’en souviens comme si c’était hier), il m’arriva de rentrer le soir sans mon parapluie.

» Je ne m’en aperçus que le lendemain matin.

» Mon désespoir, vous le voyez d’ici ! Et il était sincère, mon désespoir, si poignant que pas un de mes camarades ne songea à me blaguer.

» Au contraire, chacun s’ingéniait à se rappeler où j’aurais bien pu oublier mon parapluie.

» Il faut avouer que, ce dimanche-là, on avait un peu plus bu que ne le comportait notre soif. Sans être des ivrognes, les jeunes gens se laissent quelquefois entraîner.

» Edmond About, qui conservait toujours son sang-froid dans ces circonstances, m’affirma que j’avais laissé mon parapluie dans un petit café disparu depuis, mais qui était situé tout au haut de la rue Soufflot.

» Je ne fis qu’un bond chez ce limonadier.

» Sur l’affirmation du garçon qu’il n’avait rien trouvé, je rentrai, fort désolé et tout penaud, à l’École.

» Pour comble de malheur, le dimanche suivant, il pleuvait à verse ; je me résolus à acheter un nouveau parapluie.

» Précisément, tout près de l’École, rue de la Vieille-Estrapade, il y avait un marchand, disparu depuis, et remplacé par un ferblantier.

» Quelqu’un se trouvait dans la boutique quand j’entrai, et ce quelqu’un, en m’apercevant, devint rouge, vert, bleu, de toutes les couleurs !

» D’abord, je ne compris rien au trouble de cet homme ; mais bientôt, le mystère s’éclaircit.

» Cet individu si mal à son aise devant moi, n’était autre que le garçon de ce café de la rue Soufflot où j’avais réellement oublié mon parapluie.

» Pour que je ne reconnaisse pas mon pépin, il n’avait rien trouvé de mieux que de le faire recouvrir d’une autre étoffe, et je le surprenais juste au moment où il venait rechercher le fruit de son larcin.

» Le dénouement, vous le devinez : l’indélicat garçon me laissa entre les mains mon cher parasol.

» Il sortit en balbutiant de vagues excuses ; et le plus comique c’est qu’il avait payé d’avance son recouvrage.

» À l’École, nous rîmes beaucoup de cette aventure, mais elle me servit de leçon.

» Depuis ce temps-là, je n’ai plus jamais perdu de parapluie.

» Francisque Sarcey. »


Tout le volume, Souvenirs d’enfance, de jeunesse, d’âge mûr et de décrépitude est écrit sur ce ton.

Ce sera un des gros succès de librairie de la saison.