On n’est pas des bœufs/Patriotisme

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On n’est pas des bœufsOllendorff (p. 169-178).


PATRIOTISME


Un autre jour, que je déjeunais à cette excellente auberge, je fus témoin d’une scène dont la solution, quelques heures plus tard, me combla d’une vive allégresse.

Les habitués parlaient entre eux d’une assez vilaine affaire, arrivée dans la ville et dont le héros était un général de brigade.

— Jamais, s’écria quelqu’un, jamais je ne croirai cela d’un général français !

Je contemplai le monsieur qui s’indignait ainsi : c’était une manière de vieux quidam moustachu de blanc, dont l’ancien métier devait être celui des armes, en général, et de la cavalerie, en particulier, comme qui dirait un ancien colonel de dragons.

La rosette rouge de sa boutonnière encourageait cette supposition.

— Jamais, accentua le supposé citrouillard, jamais je ne croirai cela d’un général français !

— Pourquoi donc ? demanda son voisin de table, un jeune employé des postes et télégraphes.

— Pourquoi ? Parce qu’on aura beau dire et beau faire, un général français sera toujours un général français !

— D’accord !… Mais donnez-moi une raison, une simple petite raison de rien, expliquant pourquoi un général français serait plus honorable qu’un étameur danois, par exemple.

— Comment, vous osez comparer un général français… !

Et, en prononçant ces deux mots : général français, l’homme aux moustaches blanches semblait se gargariser avec un drapeau tricolore : un général français !

La noble indignation du personnage, le sang-froid du jeune postier fournirent une piquante discussion.

— Parfaitement ! j’ose comparer… Les généraux, c’est absolument comme les ébénistes, les charcutiers et les vétérinaires — il s’en trouve d’une honorabilité au-dessus de tout soupçon, cependant que d’autres ne sont ni plus ni moins que d’épaisses brutes et d’immondes fripouilles.

— Vous raisonnez comme un Prussien !

— Ainsi, voyez notre vieux Dreyfus ; si on ne l’avait pas nommé artilleur honoraire aux Îles du Salut, voici un garçon qui était en passe de devenir général dans une quinzaine d’années.

— Jamais Dreyfus ne serait devenu général !

— Pourquoi donc cela, je vous prie ? Dans vingt-cinq ans, l’État-major français sera uniquement composé d’officiers juifs.

— Je vous le répète, vous raisonnez comme un Prussien, comme un voleur de pendules !

— Comme Napoléon Ier, alors ?

— Napoléon Ier n’a jamais volé de pendules.

— Non, c’est le chat qui les a barbotées pour lui ! Avez-vous lu le testament de Napoléon Ier ?

— Peut-être, mais je ne m’en souviens pas.

— Eh bien, dans le testament de Napoléon Ier, il y a ceci, en toutes lettres : « Je lègue à mon fils la pendule ayant appartenu à Frédéric le Grand, et que j’ai prise moi-même dans son cabinet, à Potsdam. » (Textuel.) Vous voyez que le Petit Caporal ne négligeait pas de mettre la main à la pâte quand il le fallait.

— Napoléon a pris cette pendule comme souvenir.

Ici, le jeune postier devint tout à fait comique.

D’une main preste, il fit disparaître dans sa poche la belle montre en or du colonel, en disant : « Ne faites pas attention, c’est comme souvenir ! »

Le déjeuner était fini. La discussion prit fin avec cette affirmation du vieux soldat que la France serait toujours la France, et que les Français ne cesseraient pas une seconde d’être des Français.

Sur cette fière assurance, je me rendis à la gare où j’attendais mon ami, le peintre américain, Joë Moonfellow.

— Hello, Joë !

— Hello, Alphy ! How are you, old chappie ?

Sur le coup de cinq heures, après avoir visité la ville, nous songeâmes à gagner notre résidence d’été.

Un verre de quelque chose, avant de monter en voiture s’imposait.

— Mais, s’écria Joë en nous installant à la terrasse du café, mais, sacré mille diables ! je ne me trompe pas, c’est bien le père Auguste !

Et Joë me désignait, comme père Auguste probable, le monsieur assis près de moi.

Or, ce monsieur n’était autre que le vibrant colonel de dragons de tout à l’heure, celui qui ne croira jamais ça d’un général français !

— Mais non, mais non, je ne me trompe pas ! assura Joë. C’est bien le père Auguste.

Et, se levant, il alla tendre la main au monsieur, rondement, sans façons, en vieux camarade.

— Bonjour, père Auguste ! Je ne m’attendais, sacré mille diables ! pas à vous rencontrer ici.

La physionomie de l’interpellé se cramoisit aussitôt de superbes tons écarlates.

— Mais, monsieur… vous vous trompez… Je ne suis pas la personne que vous croyez.

— Vous n’êtes pas le père Auguste ?

— Je vous assure… monsieur… je vous assure que vous vous trompez.

— Eh bien, monsieur, c’est, sacré mille diables ! trop fort ! C’est épatant ce que vous ressemblez à un père Auguste que j’ai connu à Chicago pendant l’Exposition.

Juste à ce moment arrivait, devant le café, une grosse vieille dame blonde dans une petite charrette anglaise qu’elle conduisait elle-même.

La dame, aidée par un garçon, descendit, et la première personne qu’elle aperçut, ce fut mon ami Joë.

— Ah ! monsieur Joë ! s’écria-t-elle. Ce bon monsieur Joë ! Quelle bonne rencontre ! Et vous vous êtes toujours bien porté depuis le temps ?

Et patati et patata, tout ce que peut dire une grosse vieille dame blonde, bavarde, à un monsieur qu’elle n’a pas vu depuis trois ans !

Mais Joë affectait une vive surprise.

— Je vous assure, madame, vous vous trompez. Vous croyez sans doute avoir affaire à l’honorable M. Joë Moonfellow, vous vous trompez !

— Comment, vous n’êtes pas monsieur Joë Moonfellow ?

— Non, madame, je ne suis pas ce gentleman et je ne le serai pas, tant que ce bonhomme ne sera pas le père Auguste !

Le père Auguste car, décidément, c’était bien le père Auguste, consentit enfin à rentrer dans la peau dudit père Auguste.

Il tendit la main à Joë en lui recommandant, tout bas et en anglais, de ne point parler : Not a word !

Joë promit le plus sépulcral des silences, mais, à moi, il voulut bien tout dire.

Le père Auguste, ce patriote farouche, cet irréductible cocardier, le père Auguste était l’ancien patron d’une des maisons les mieux famées (du latin fama, femme), de Chicago.

En dix ans, dont une d’exposition universelle, il avait gagné son million, son joli petit million, qu’il était venu manger paisiblement et honorablement sur les bords fleuris du Beuvron.

La rosette rouge qui fleurissait sa boutonnière était bien une rosette rouge, mais une rosette rouge panachée d’un peu de vert symbolique.

Cet emblème constituait tout ce qu’il avait pu tirer d’un Président de République vaguement sud-américaine, lequel l’avait honoré de sa clientèle décorative, mais peu rémunératrice.

Et comme je racontais l’indignation ressentie par le personnage au récit qu’on faisait d’un général de brigade, amenant chez lui de jeunes fillettes, mon ami Joë conclut sagement :

— Probablement, il était furieux de ne pas les lui avoir procurées lui-même.

Et il ajouta plus sagement encore :

— Où, sacré mille diables, le patriotisme va-t-il se nicher ?