On n’est pas des bœufs/Trois étranges types

La bibliothèque libre.


TROIS ÉTRANGES TYPES


J’y serais peut-être encore, dans ce délicieux petit pays, sans l’extrême maboulerie des gens qui lotissaient l’unique auberge de l’endroit.

Je ne déteste pas une pointe de démence chez mes commensaux ou interlocuteurs, mais quand cette simple pointe se mue en scie agressive, je m’envole à tire-d’aile vers d’autres cieux, tout de suite.

Le premier de ces raseurs était un homme qui était vêtu, tantôt d’une jaquette jaune citron, tantôt d’un veston rouge vermillon.

Alternativement aussi, il portait le ruban d’officier d’Académie et le ruban de chevalier du Mérite agricole.

Comme je suis un observateur excessivement avisé, je remarquai vite que mon bonhomme arborait le ruban violet concomitamment avec la jaquette citron et le ruban vert avec le veston pourpre.

Sans que je lui demandasse aucune explication à ce sujet, il éclaira ma religion de vive force en m’exposant la théorie des couleurs complémentaires, en ce sens, principalement, qu’un violet se faisait valoir au voisinage d’un jaune, et que le vert le plus pisseux devenait tout à fait présentable quand il s’enlevait sur un rouge.

Comment avait-il obtenu ces deux marques d’honneur, voilà encore une histoire dont je me fichais pas mal !

Pourtant, je dus apprendre que l’ordre du Mérite agricole lui avait été conféré à la suite de ses beaux travaux sur la transplantation du mildew (maladie de la vigne) sur la tomate.

Les palmes académiques s’accrochèrent à sa poitrine parce qu’il avait épousé la fille naturelle d’un ministre de l’Instruction Publique.

… Le second original était un Américain qui s’était arrêté dans cette auberge, l’année dernière, et qui y avait trouvé une eau-de-vie de marc extraordinaire, à son avis.

Il avait demandé au patron :

— Vous en avez beaucoup comme ça, des bouteilles ?

— Environ un mille.

— Je vous les achète.

Le patron eut la foudroyante vision qu’il y avait là une fortune pour lui.

— Elles ne sont pas à vendre, répondit-il avec l’accent blésois.

— Dix francs la bouteille.

— Pas à vendre, je vous dis.

— Vingt francs la bouteille.

— Même pas cent mille francs.

— C’est bon ! répondit froidement le neveu de l’oncle Sam avec l’accent de l’Américain vexé. Je les boirai ici !

Et il s’installa dans cette petite auberge, bien décidé à ne pas s’en aller tant que palpiterait une goutte du précieux marc au fond d’une fiole.

Quand il était gris (et, pour ma part, je ne le vis jamais à jeun), il prenait les gens par leur cravate et leur contait de force ses aventures dans les Cordillères des Andes.

Il avait exploré des pampas de lui seul connues, où, selon la forte expression du géographe, la main de l’homme n’a jamais mis le pied, des pampas double-vierges !

Pour dire quelque chose, je demandai :

— On pourrait aller par là, en bicyclette ?

— Impossible, mon pauvre garçon, il y a trop de tessons de bouteilles sur les routes !

… Nous terminerons, si vous voulez bien, messieurs et mesdames, par le troisième étrange type de cette galerie.

J’ai tenu à finir par celui-là, qui est incontestablement le plus dangereux des trois.

Pas un mot ne sort de sa bouche sans être farci d’un ou de plusieurs calembours.

Comment ai-je pu conserver mes méninges intactes à la suite des propos de cet homme ? Dieu seul le sait, et il ne serait peut-être même pas fichu de l’expliquer.

— Vous avez un joli vélo ! me dit-il un jour.

— J’t’écoute ! lui fis-je. C’est un Comiot !

— Ah ! un Comiot ? et comiot vous trouvez-vous là-dessus ?

Un matin, il me demande :

— Vous allez faire un tour ?

— Oui.

— À pied ou sur votre vache ?

— Sur ma vache ? Quelle vache ?

— C’est votre comiocipède que j’appelle une vache.

— ???

— Évidemment, puisque c’est une machine… comme Io !

Je me sentais déjà fort déprimé.

Il m’acheva d’un coup de massue :

— Et votre pneu, quelle marque ?

— Dunlop.

— Savez-vous quel est le contraire du pneu Dunlop ?

— Non, je ne sais pas.

— Eh bien, le contraire du pneu d’un lop, c’est le pneu d’un anti-lop !

D’un bond, je fus à la caisse, exigeai ma note, la soldai, et si je cours encore depuis ce moment-là, je suis rudement loin !