On n’est pas des bœufs/Un excellent truc

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UN EXCELLENT TRUC


Ce fut moins de la stupeur que du vertige qui s’empara de mes sens quand l’hôtelier me remit ma petite note.

Puis le sang-froid me revint :

— Cet imbécile, pensai-je, se trompe de facture et me donne celle d’une nombreuse famille installée chez lui depuis fort longtemps.

Mais non ! pas du tout, c’était bien ma petite note.

Comment diable, en deux jours, dans cet hôtel de troisième ordre, en pleine morte-saison, sans avoir fait l’ombre d’une petite fête, avions-nous pu, à deux, dépenser plus de cent francs.

Alors, j’épluchai mon compte, et, de nouveau, le vertige étreignit mon crâne.

— Pardon, monsieur l’hôtelier, commençai-je, vous nous comptez quatre jours de présence en votre établissement, alors que nous n’y demeurâmes même pas trois jours, puisque, arrivés lundi soir, à l’heure du coucher, nous filons aujourd’hui jeudi dès le matin.

— Lundi, mardi, mercredi et jeudi, ça fait quatre jours.

— Vous n’avez pas, pourtant, la prétention de nous compter la journée de lundi, où nous passâmes vingt minutes chez vous, ni celle d’aujourd’hui jeudi, que nous inaugurons à peine.

— C’est une habitude de la maison, monsieur, toute journée commencée est due intégralement.

— Alors, c’est différent… Mais m’expliquerez-vous pourquoi vous nous comptez deux francs d’éclairage électrique par jour !

— Nous comptons un franc de lumière électrique par personne et par jour !

— Mais, nom d’un chien, nous n’avons même pas aperçu le bout de la queue de votre électricité !

— L’électricité ne marche pas en ce moment, mais je vous ferai remarquer que vous n’en avez aucunement souffert, puisqu’on vous a donné la bougie à la place.

— On nous a donné… on nous a donné… vous en parlez à votre aise, car vous nous la comptez fichtre bien sur mon mémoire, votre bougie !

— Bien sûr que je vous la compte ! Si vous croyez qu’on m’en fait cadeau à moi, de la bougie !

— Alors, si vous nous comptez la bougie, ne nous comptez pas l’électricité !

— Impossible, monsieur, l’électricité c’est dans la dépense ordinaire, la bougie c’est de l’extra.

— Et cette fourniture de papeterie, 1 fr. ? Nous n’avons rien écrit chez vous.

— Vous, non. Mais on a écrit pour vous chaque jour.

— Qui ça ?

— Nous, à l’hôtel. Le soir que vous êtes arrivés, on vous a remis du papier, une plume, de l’encre, pour écrire votre état-civil. Chaque jour, à chaque repas on vous a donné un menu. C’est de la papeterie, ça !… Et encore maintenant, cette note que je vous remets, c’est encore de la papeterie !

Qu’auriez-vous répondu à cet homme ?

Je renonçais à poursuivre une discussion où j’étais battu d’avance.

Cependant, je crus devoir m’en tirer par l’ironie ; mais mon ironie glissa sur l’âme de cet industriel, sans plus l’incommoder que le ferait un bouchon de liège jeté par une petite fille sur la peau de l’hippopotame du Jardin zoologique d’Anvers.

J’arborai mon air le plus sardonique.

— Il n’y a qu’une chose que vous avez oublié de compter sur votre note : ce sont les punaises !

— Ah ! vraiment ! Vous avez eu des punaises ?

— Des tas !

— C’est très curieux, ce que vous me dites là !… Nous essayons souvent de les chasser ; quelquefois nous réussissons, mais toujours elles reviennent, les satanées petites bêtes !

— Ah ! elles reviennent ?

— Infailliblement !

— Eh bien ! voulez-vous que je vous donne un truc pour qu’elles ne reviennent pas ?

— Très volontiers !

— Voici : la prochaine fois que vous les apercevrez, montrez-leur une note dans le genre de celle-là, et je vous f… mon billet qu’elle ne reficheront jamais les pieds chez vous.

Je sortis le cœur un peu soulagé.