On n’est pas des bœufs/Un saint clou pour l’Exposition de 1900

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UN SAINT CLOU
POUR
L’EXPOSITION DE 1900


À l’abbé Trave, futur cardinal
(comme l’indique son nom).


Un groupe de patriotes français vient d’avoir une idée à la fois touchante et ingénieuse : celle de faire inaugurer l’Exposition de 1900 par le tsar de toutes les Russies.

Pour cela, le sympathique autocrate du Nord n’aura pas besoin de quitter Pétersbourg.

Un simple bouton électrique qu’il pousserait, et, crac ! voilà notre Exposition inaugurée.

Émile Gautier, dans un récent numéro du Figaro, s’est longuement étendu sur cette glorieuse proposition, en a décrit les divers développements et, finalement, a émis des doutes sur la réalisation possible de cette superbe entreprise, à cause, dit-il, du peu d’intensité des courants arrivant de si loin.

L’électricité permet de faire des coups de Bourse à distance, elle ne permet pas d’en tirer un de canon.

Il y a encore bien des progrès à exécuter dans cette branche.

Alors, moi, qui ne suis pas un patriote, mais un être profondément religieux, j’ai eu aussi ma petite idée, une idée dont je suis assez content, ma foi !

C’est de faire inaugurer l’Exposition de 1900 par notre Saint-Père le Pape.

La faire inaugurer et la faire bénir du même coup ! (C’est le même prix.)

Dans ma combinaison, le Souverain Pontife ne serait pas forcé de quitter son vieux Vatican. On relierait ce palais au Champ-de-Mars par un courant électrique d’une certaine intensité.

Mon projet se complique de plusieurs annexes : d’abord, un vaste bénitier de 34,000 mètres cubes, placé au centre de l’Exposition.

Le plus vaste bénitier du monde !

Ce bénitier serait constamment rempli d’une eau que Sa Sainteté consentirait certainement à bénir Elle-même, téléphoniquement.

(On est arrivé à construire de téléphones qui transmettent la bénédiction, l’extrême-onction, etc., etc., le tout avec un déchet insignifiant.)

Le jour de l’inauguration, à l’heure dite, le successeur de saint Pierre appuiera sur un petit bouton électrique. Les courants déchaînés par le saint doigt actionneront d’énormes pompes aspirantes et foulantes qui projetteront en l’air, avec une vigueur surhumaine, l’eau du sacré réceptacle (préalablement bénite).

Et cette eau retombera en pluie bienfaisante sur toute la surface de le Paris-Exhibition.

Pendant ce temps, le téléphone, aidé de puissants microphones et de fantastiques porte-voix, redira les paroles rituelles venant de Rome, paroles saintes sans lesquelles nulle entreprise des hommes ne saurait prospérer.

Avouez que ce spectacle ne serait pas banal !

On dit que la foi disparaît des âmes françaises. Évidemment, elle disparaît, mais pourquoi ? Parce qu’on ne fait rien pour l’y retenir.

Il faut, bon gré mal gré, que la Religion se décide à faire comme les autres branches de l’industrie, qu’elle entre dans le mouvement !

Les affaires d’autrefois ne se faisaient pas comme celles de maintenant.

Aujourd’hui, impossible de rester debout sans ces deux béquilles : la Science, la Publicité.

Pour ce qui est de la Publicité, ça va bien, l’Église en joue comme une vieille virtuose. Mais la Science, ah dame ! La Science, il y a encore bien à faire dans cet ordre d’idées ! L’Exposition de 1900 est pour le catholicisme une occasion qui ne se représentera jamais !

Le comprendra-t-on à Rome ?

Reste la question des frais.

Un bénitier de 34,000 mètres cubes, l’installation électrique entre le Vatican et le Champ-de-Mars, les pompes aspirantes et foulantes, etc., etc., tout cela coûtera les yeux de la tête, m’objectait dernièrement Monseigneur d’Hulst.

Certes, on n’a rien pour rien ; mais qui empêche de couvrir les dépenses de cette entreprise et, au besoin, d’en tirer quelque profit au bénéfice du denier de saint Pierre ?

Un projet entre mille :

Vous connaissez ces petits appareils de distribution automatique qui vous remettent un objet quelconque contre le décime que vous insérez dans la fente ad hoc ?

Vous connaissez aussi, sans doute, ceux de ces appareils qui vous projettent à la face un peu de parfum pulvérisé ?

Vous les connaissez ? Bon !

Eh bien, pourquoi ne pas parsemer l’Exposition de 1900 d’appareils automatiques distribuant, pour deux sous, un peu d’eau bénite ?

De l’eau bénie par le pape lui-même, ça n’est pas de la petite bière, dites donc, mes amis !

Il faudrait véritablement ne pas avoir deux sous dans sa poche ou posséder un parti-pris farouche d’irréligion pour se refuser ce petit avantage.

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Un de mes lecteurs m’a suggéré une autre idée très magnifique et bien humaine.

On construira sur la place de la Concorde une immense horloge, immense, immense, si immense qu’on pourra, au besoin, se servir de l’Obélisque comme balancier !

Cette immense horloge sera agrémentée d’une formidable sonnerie, avec d’énormes cloches, énormes !

Et toutes les nations réunies à Paris dans ces joutes du travail et de la peine pourront entendre — enfin ! — sonner l’heure de la Concorde.