On n’est pas des bœufs/Une nouvelle décoration

La bibliothèque libre.


UNE NOUVELLE DÉCORATION


Paris est une drôle de ville, tout de même : les meilleurs amis restent quelquefois des années sans se rencontrer, et puis, tout à coup, dans la même semaine, on a l’occasion de se voir trois ou quatre fois et de se serrer la main dans les endroits les plus diffus de la capitale.

Je n’avais pas rencontré Félix Faure depuis cet été, à Montivilliers. Or, lundi, en entrant chez Jansen, rue Royale, je me cogne sur notre Président, qui venait se commander un nouveau mobilier pour sa villa du Havre.

Mercredi, remontant les Champs-Élysées, je m’entends héler par quelqu’un dans une voiture ; je me retourne et je reconnais le premier magistrat de notre République.

Hier soir, au Moulin-Rouge, où je n’avais pas mis les pieds depuis près d’un an, la première figure de connaissance qui frappe mes regards, vous l’avez deviné, c’est celle de notre très sympathique Félix.

Le Président m’invita à m’asseoir à sa table et me présenta à la personne qui l’accompagnait, une fort jolie brune, ma foi (sa nouvelle maîtresse, je pense).

La conversation, ainsi qu’il arrive souvent en cette saison, tomba sur les prochaines décorations.

Félix Faure, qui est, à ses moments, un fort spirituel causeur, me conta, avec un désespoir comique, l’incroyable tracasserie que peuvent procurer à un Président de la République les approches d’un 14 juillet ou d’un 1er janvier.

— Tous les Havrais, mon pauvre ami, tous les Havrais sans exception m’écrivent chaque jour une lettre pour me recommander leur décoration !… C’est à devenir fou !… Quelques-uns, petits commerçants ou humbles commis, se contenteraient, à la rigueur, du Mérite agricole ou des palmes académiques ! Les autres comptent fermement sur la Légion d’honneur… Ah ! tous ces gens-là seront bien stupéfaits à la fin du mois, quand ils consulteront l’Officiel !

— Quels titres invoquent-ils ?

— Aucun !… Les uns se disent mes anciens amis, mes anciens camarades, d’autres mes anciens clients, mes anciens fournisseurs… Il y en a même un qui invoque, comme seul mérite, d’avoir bu avec moi plus de deux cents bitter-groseille blanche.

(Le bitter-groseille blanche était jadis l’apéritif favori de notre Président. Aujourd’hui, il fait comme tout le monde et boit du quinquina Dubonnet.)

Félix Faure me confia, en outre, un projet qu’on étudie en ce moment et qui pourrait bien recevoir sa solution définitive, un de ces jours.

Ce serait de mettre une décoration à la disposition de chaque ministère.

Il y aurait ainsi l’Ordre du Mérite Postal et Télégraphique, l’Ordre du Mérite Maritime, l’Ordre du Mérite Religieux, l’Ordre du Mérite Artistique, l’Ordre du Mérite Financier, etc., etc.

Sans compter que, plus tard, si cela ne suffisait pas, rien n’empêcherait de créer des Sous-Ordres pour des Sous-Mérites spéciaux.

— Qu’en pensez-vous, mon cher Allais ?

— Mon Dieu, monsieur le Président, puisque vous me demandez mon avis, je vous dirai que j’ai, à ce sujet, un projet tout prêt, excellent, je pense, et de nature à assouvir les plus terribles soifs d’honneurs.

— Parlez, fit Félix, intéressé.

— À votre place, je fonderais l’Ordre du Mérite Personnel, un Ordre que chacun s’attribuerait à soi-même, selon la valeur qu’il s’accorde. La couleur des rubans, rosettes, cordon, etc., de cet Ordre, serait laissée au choix et au goût des ces auto-décorés qui pourraient ainsi l’harmoniser au teint de leur physionomie et à la nuance de leurs vêtements. Mon projet a, en outre, cela d’excellent, qu’il supprime toute reconnaissance envers le Pouvoir.

— Excellente idée, excellente idée ! J’ai bien envie d’essayer votre projet au Havre… mais il n’y aura jamais assez de ruban dans les magasins de la ville.

Et le chef du Pouvoir exécutif eut un geste de découragement.