On purge bébé !/Scène II
Scène II
Alors, quoi ? Tu ne peux pas te déranger ? Non ?
Ah ! je t’en prie, n’entre donc pas toujours comme une bombe !… Ah !..
Oh ! pardon ! (La bouche pincée et sur un ton sucré.) Tu ne peux pas te déranger ? Non ?
Eh bien ! et toi ? Pourquoi faut-il que ce soit moi qui me dérange plutôt que toi ?
C’est juste ! c’est juste ! nous sommes mariés, alors !…
Quoi ? Quoi ? Quel rapport ?…
Ah ! je serais seulement la femme d’un autre, il est probable que !…
Ah ! laisse-moi donc tranquille ! je suis occupé, v’là tout !
Occupé ! Monsieur est occupé ! c’est admirable !
Oui, occupé ! (Apercevant le seau laissé par Julie.) Ah !
Quoi ?
Ah çà ! tu es folle ? Tu m’apportes ton seau de toilette ici, à présent ?
Quoi, « mon seau » ? Où ça, « mon seau » ?
Ça !
Ah ! là ! c’est rien. (Le plus naturellement du monde.) C’est mes eaux sales.
Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ?
Mais c’est pas pour toi ! C’est pour les vider.
Ici ?
Mais non, pas ici ! Que c’est bête ce que tu dis-là ! Je n’ai pas l’habitude de vider mes eaux dans ton cabinet de travail ; j’ai du tact.
Alors, pourquoi me les apportes-tu ?
Mais pour rien ! Parce que j’avais le seau en main pour aller le vider quand Rose est venue me rapporter ta charmante réponse : alors, pour ne pas te faire attendre…
Tu ne pouvais pas le laisser à la porte ?
Ah ! et puis tu m’embêtes ! Si ça te gêne tant, tu n’avais qu’à te déranger quand je te demandais de venir ; mais Monsieur était occupé ! à quoi ? Je te le demande.
À des choses, probable !
Quelles ?
Eh ! bien, des choses… Je cherchais « Îles Hébrides » dans le dictionnaire.
Îles Hébrides ! T’es pas fou ? Tu as l’intention d’y aller ?
Non, je n’ai pas l’intention !
Alors, qu’est-ce que ça te fait ? En quoi ça peut-il intéresser un fabricant de porcelaine de savoir où sont les Hébrides ?
Si tu crois que ça m’intéresse ! Ah ! bien !… je te jure que si c’était pour moi !… Mais c’est pour Bébé. Il vous a de ces questions ! Les enfants s’imaginent, ma parole ! que les parents savent tout !… (Imitant son fils.) « Papa, où c’est les Hébrides ? (Reprenant sur un ton bougon, pour s’imiter lui-même.) — Quoi ? (Voix de son fils.) Où c’est les Hébrides, papa ? » Oh ! j’avais bien entendu ! j’avais fait répéter à tout hasard… (Maugréant.) « Où c’est, les Hébrides » ! est-ce que je sais, moi ! Tu sais où c’est, toi ?
Bien oui, c’est… J’ai vu ça quelque part, sur la carte ; je ne me rappelle pas où.
Ah ! comme ça, moi aussi ! Mais je ne pouvais pas lui répondre ça, à cet enfant ! Qu’est-ce qu’il aurait pensé ! J’ai essayé de m’en tirer par la tangente : « Chut ! allez ! ça ne te regarde pas ! Les Hébrides, c’est pas pour les enfants ! »
En voilà une idée ! C’est idiot.
Oui ! Ah ! c’était, pas heureux : c’était précisément dans les questions de géographie que lui avait laissées Mademoiselle.
Eh ! aussi est-ce qu’on devrait encore apprendre la géographie aux enfants à notre époque ?… avec les chemins de fer et les bateaux, qui vous mènent tout droit !… et les indicateurs où l’on trouve tout !
Quoi ? Quoi ? Quel rapport ?
Mais absolument ! Est-ce que, quand tu as besoin d’une ville, tu vas la chercher dans la géographie ? Non, tu cherches dans l’indicateur ! Eh ! ben, alors !…
Mais alors, ce petit ? (Se levant et ramassant son seau au passage.) Tu ne l’as pas aidé ? Tu l’as laissé dans le pétrin ?
Bédame ! Comment veux-tu ? C’est-à-dire que, j’ai pris un air profond, renseigné ; celui du monsieur qui pourrait répondre mais qui ne veut pas parler et je lui ai dit : « Mon enfant, si c’est moi qui te montre, tu n’as pas le mérite de l’effort ; essaye de trouver, et si tu n’y arrives pas, alors je t’indiquerai ».
Oui, vas-z’y voir !
Je suis sorti de sa chambre avec un air détaché ; et, aussitôt la porte refermée, je me suis précipité sur ce dictionnaire, persuadé que j’allais trouver ! Ah ! bien, oui, je t’en fiche ! Nibe.
Nibe ?
Enfin, rien !
Dans le dictionnaire ? (Elle pose son seau par terre à gauche de la table et, écartant son mari pour examiner le dictionnaire à sa place.) Allons, voyons ! voyons !…
Oh ! tu peux regarder !… Non ! Vraiment, tu devrais bien dire à mademoiselle de ne pas farcir la cervelle de ce petit avec des choses que les grandes personnes elles-mêmes ignorent… et qu’on ne trouve seulement pas dans le dictionnaire..
Ah çà ! mais !… mais !…
Quoi ?
C’est dans les Z que tu as cherché ça ?
Hein ?… mais… oui…
Dans les Z, les Hébrides ? Ah ! bien, je te crois que tu n’as pas pu trouver.
Quoi ? C’est pas dans les Z ?
Il demande si c’est pas dans les Z !
C’est dans quoi, alors ?
Ah ! porcelainier, va !… Tiens, tu vas voir comme c’est dans les Z. (Parcourant la colonne des mots.) Euh !… « Ebraser, Ebre, Ebrécher… » C’est dans les E, voyons ! « … Ebriété, ébroïcien, ébro.. » (Interloquée.) Tiens ! Comment ça se fait ?
Quoi ?
Ça n’y est pas !
Ah ! ah ! Je ne suis pas fâché !… Toi qui veux toujours en savoir plus que les autres !…
Je ne comprends pas : ça devrait être entre « ébrécher » et « ébriété ».
Quand je te dis qu’on ne trouve rien dans ce dictionnaire ! Tu peux chercher les mots par une lettre ou par une autre, c’est le même prix ! On ne trouve que des mots dont on n’a pas besoin !
C’est curieux !
Tout de même, je vois que la « porcelainière » peut aller de pair avec le « porcelainier ».
En tous cas j’ai cherché dans les E ; c’est plus logique que dans les Z.
Ah ! là, là ! « plus logique dans les E » ! pourquoi pas aussi dans les H ?
« Dans les H… dans les H… » ! Qu’est-ce que ça veut dire ça, « dans les H » ? (Changeant insensiblement de ton.) Mais, au fait… dans les H… pourquoi pas ?… mais oui : « Hébrides… Hébrides », il me semble bien que ?… oui !
(Elle s’est précipitée sur le dictionnaire qu’elle feuillette d’une main fébrile.) H… H… H…
Quoi, « achachache » ?
« Hèbre, Hébreux, Hébrides » ! (Triomphante.) Mais oui, voilà : « Hébrides », ça y est !
Tu l’as trouvé ? (Dans son mouvement, il est allé donner du pied contre le seau qu’il n’a pas vu. Avec rage.) Ah ! là, voyons !
Il ramasse le seau et ne sachant où le mettre, le pose sur le coin gauche de la table. Il reste ainsi les deux avant-bras appuyés sur le couvercle du seau.
En plein : « Hébrides, îles qui bordent l’Écosse au nord ».
Eh ! bien, voilà !
Ah ! et puis encore : « Nouvelles-Hébrides, îles de la Mélanésie ».
« Mélanésie », voilà ! C’est bien ça ! Tout à l’heure nous n’avions pas d’Hébrides du tout, et, maintenant nous en avons trop ! Voilà ! C’est l’éternelle histoire ! C’est la vie !
Oui, mais lesquelles lui faut-il, maintenant, à ce petit !
Oh ! ben ça, ça m’est égal ! Il choisira celles qu’il voudra ! On avait besoin d’Hébrides ; on en a, c’est l’essentiel ! S’il y en a trop, on en laissera !
Et dire qu’on cherchait dans les « E » et dans les « Z »…
On aurait pu chercher longtemps !
Et c’était dans les « H » !
Qu’est-ce que je disais !
Comment, « ce que tu disais » !
Eh ! ben, oui, quoi ?… C’est peut-être pas moi qui ai dit : « Pourquoi pas dans les H » ?
Pardon ! Tu l’as dit !… tu l’as dit… ironiquement.
Ironiquement ! En quoi ça, ironiquement ?
Absolument ! pour te moquer de moi : (Contrefaisant sa voix.) « Ah ! pourquoi pas aussi dans les H » ?
Ah ! bien, non, tu sais !…
C’est moi alors qui, subitement, ai eu comme la vision du mot.
« Comme la vision du mot » ! c’est admirable ! « Comme la vision du mot » ! Cette mauvaise foi des femmes ! Je te dis : « Pourquoi pas dans les H ? » Alors tu sautes là-dessus, tu fais : « Au fait oui, dans les H, pourquoi pas ? » Et tu appelles ça : « avoir la vision mot » ? Ah ! bien, c’est commode !
Oh ! c’est trop fort ! Quand c’est moi qui ai pris le dictionnaire ! quand c’est moi qui ai cherché dedans !
Oui, dans les E !
Dans les E… dans les E d’abord ; comme toi avant, dans les Z ; mais ensuite dans les H.
Belle malice, quand j’ai eu dit : « Pourquoi pas dans les H ? »
Oui, comme tu aurais dit « Pourquoi pas dans les Q ? »
Oh ! non, ma chère amie, non ! si nous en arrivons aux grossièretés !…
Quoi ? Quoi ? Quelles grossièretés ?
Moi, je te préviens que je ne suis pas de force, alors !…
Où ça, des grossièretés ? Parce que je te tiens tête ? Parce que je dis ce qui est ? (Secouant rageusement son seau de toilette sur la table tout en parlant.) Mais oui, c’est moi qui ai trouvé ! Oui, c’est moi qui ai trouvé !
Eh ! bien, oui, oui !… bon ! c’est bon !
Quoi ? Qu’est-ce que tu cherches ?
Je cherche… je cherche… je cherche où mettre ça.
Eh ! bien, pose-le par terre.
Oui.
Non, tu sais, avoir l’aplomb de prétendre !…
Oh !… mais oui, là ! Puisque c’est entendu ! C’est toi qui as trouvé.
Mais, parfaitement, c’est moi ! Il ne s’agit pas d’avoir l’air de me faire des concessions.
Ah ! et puis, je t’en prie, en voilà assez, hein ! avec tes E, tes Z, tes H et tes Q ! c’est vrai ça ! Tiens, tu ferais mieux d’aller t’habiller !
Me dire que je n’ai pas eu la vision !…
Mais oui, là !… Il est près de onze heures et tu es encore à traîner en souillon…
Oui, oh ! change la conversation, va !… change !
… avec ton peignoir sale, tes bigoudis et tes bas qui traînent sur tes talons !
Eh ! bien, sur lesquels veux-tu qu’ils traînent ? Sur les tiens ?
Mais sur aucun talon du tout !
Là ! voilà, ils sont relevés !
Oui ! oh ! si tu crois que ça va les empêcher de retomber, ce que tu fais. Enfin, tu ne peux pas les attacher ?
Avec quoi ? J’ai pas de jarretelles.
Ah bien ! mets-en !
À quoi veux-tu que je les accroche ? J’ai pas de corset.
Eh ! bien, mets un corset que diable !
Ah ! puis zut ! Dis tout de suite que tu veux que je me mette en robe de bal pour faire mon cabinet de toilette !
Tout en parlant, elle a ramassé son seau dans l’anse duquel elle a enfilé son bras droit, et remonte vers sa chambre.
Mais, nom d’une brique ! qui est-ce qui te demande de le faire, ton cabinet de toilette ? On dirait que tu n’as pas de domestique ! Tu as une femme de chambre, sacrebleu !
Faire faire mon cabinet de toilette par ma femme de chambre !
Oh !…
Ah ! bien merci ! pour que tout soit cassé, ébréché ! Non, non ! Je fais ça moi-même.
Alors, ce n’est pas la peine d’avoir une bonne, si elle ne te sert à rien.
Je te demande pardon, elle me sert : elle est là !
Ouai ! Et qu’est-ce qu’elle fiche, pendant que tu fais son ouvrage ?
Eh ! ben, elle… elle me regarde.
C’est ça ! voilà : Elle te regarde ! Je paye une fille quatre cents francs par mois pour qu’elle te regarde !
Oh ! je t’en prie ! ne parle donc pas tout le temps de ce que tu payes ! C’est d’un parvenu !
D’un parvenu tant que tu voudras ! je trouve que du moment que je paye une femme quatre cents francs par mois !…
Non, mais dis donc ! je ne te demande pas de gages, moi, n’est-ce-pas ? Eh ! bien, dès l’instant que ça ne te revient pas plus cher, qu’est-ce-que ça te fait que ce soit elle ou moi qui fasse l’ouvrage ?
Cela me fait… cela me fait… que j’ai une bonne pour qu’elle fasse le service de ma femme ; et non une femme pour qu’elle fasse le service de ma bonne !… ou alors, si c’est ça, je supprime la bonne.
Voilà ! voilà ! nous devions en arriver là ! il me marchande une domestique !
Là ! là ! Je lui marchande une domestique, maintenant !
Mais absolument.
Ah ! tiens, remonte donc tes bas, va ! tu ferais mieux
Oui, oh !… (Reprenant.) Tout ça parce que je préfère faire mon cabinet de toilette moi-même ! (Remontant, tout en parlant, par l’extrême droite, jusqu’au-dessus de la table de travail.) Ah ! tu es bien le premier mari qui reproche à sa femme de s’occuper de son ménage.
Pardon ! pardon, entre s’occuper de son ménage et…
Tu aimerais mieux, n’est-ce pas, que je fasse comme toutes ces dames que je vois ?… Que je ne pense qu’à m’attifer, qu’à créer de la dépense ?…
Oh ! là !… Oh ! là !
Toujours debout : au Bois, aux courses, dans les grands magasins…
Non, je t’en prie !… je t’en prie !…
… Au skating le matin ; au skating l’après-midi !
Je t’en prie, veux-tu… ?
Quel joli but dans l’existence !
Non ! Ça ne va pas là ! laisse ! laisse !
Mais quoi ?
Mais mes papiers, cré nom d’un chien ! Je ne t’ai pas demandé de ranger !
Je ne peux pas voir une table en désordre.
Eh ! bien, ne la regarde pas ! mais laisse-la tranquille.
Eh ! je m’en fiche de la table.
Oui ! Eh bien, prouve-le lui ! et va ranger chez toi (Grommelé entre ses dents.) Ce besoin de faire le ménage partout !
Oui, enfin ! voilà comment tu voudrais que je sois, hein !
Quoi « que tu sois » ? que tu sois quoi ? Je ne sais pas de quoi tu me parles.
Comme ces femmes-là ?
Est-ce que je sais ? Je ne te demande que de ne pas fouiller dans mes papiers ; c’est pas beaucoup !
… une mondaine ? une madame Benoîton ? (Changeant de ton.) Désolée, mon cher ; mais je n’ai pas été élevée à ça.
Oui, bon ! eh bien ! tant mieux !
Tu sauras que ma famille… !
Oh !… Allons, voyons !
… que ma famille…
Oh !
… quand il s’est agi de mon éducation, n’a eu qu’une chose en vue : c’est faire de moi une femme d’intérieur !… et une bonne ménagère !
Ecoute, je t’assure, c’est très intéressant, mais il est onze heures et…
Ça m’est égal !… C’est ainsi qu’on m’a appris à faire tout par moi-même !… et à ne compter que sur moi ! parce qu’on ne sait jamais, dans la vie, si on aura toujours des gens pour vous servir.
Tes bas !
Ah ! Zut ! (Sans prendre la peine de s’asseoir, elle relève vivement ses bas en se mettant successivement sur une jambe et sur l’autre, puis reprenant.) — J’ai été dressée à ça toute petite ; si bien que c’est devenu chez moi comme une seconde nature. (S’asseyant sur le fauteuil à droite de la table.) Maintenant est-ce un bien ? Est-ce un mal ? (S’accoudant sur le rebord de la table, la tête appuyée sur la main.) Je ne peux dire qu’une chose : je tiens ça de ma mère.
Ah !… ma belle-mère.
Non !… « ma mère » !
Eh ! bien, oui ; c’est la même chose.
C’est possible ! mais « ma mère », c’est tendre, c’est affectueux, c’est poli ; tandis que « ma belle-mère », ça a quelque chose de sec, d’aigre-doux, de discourtois que rien ne justifie.
Oh ! moi, tu sais, je veux bien.
J’ai dit « ma mère » ; eh ! bien, c’est « ma mère ». Inutile de me corriger pour me dire : « ma belle-mère ».
Je t’assure que si j’ai dit « ma belle-mère », c’est que vis-à-vis de moi…
Quoi ? Elle n’a pas toujours été correcte ? Tu as quelque chose à lui reprocher ?
Mais non ! mais non ! Qu’est-ce que tu vas chercher ? Seulement, ça n’empêche pas, tout de même, que vis-à-vis de moi ; ta mère…
Ah ! Et puis, je t’en prie, hein ? En voilà assez avec ma mère !
Quoi ?
C’est vrai ça ! Cette façon de tomber toujours sur cette malheureuse !… de la cribler de lardons à tout propos… !
Moi !
Tout ça, parce que j’ai eu le malheur d’apporter mon seau de toilette dans ton cabinet de travail !
Ah ! non, celle-là, par exemple… !
Mais on va l’enlever, mon seau ! Voilà, je l’enlève ! il n’y a pas de quoi faire une histoire ! Je l’enlève !
Eh ! ben !… C’est pas un mal.
Non ! faire une sortie pareille pour un misérable seau de toilette, vraiment, on aurait commis un crime !… (Arrivée sur le seuil de la porte, elle s’arrête. Une réflexion a traversé son cerveau, elle fait volte-face, redescend jusqu’à la table, pose son seau dessus et à la même place que précédemment, puis :) Seulement, tu sais ! une autre fois, quand tu auras un reproche à me faire…
Non, pardon !… pardon !…
Quoi ?
Voilà le seau revenu !
Idiot ! (Reprenant.)… Quand tu auras un reproche à me faire, tu voudras bien me dire les choses en face !… et ne pas t’en prendre à maman !
Mais, non d’un petit bonhomme ! qu’est-ce que j’ai dit, sacrebleu ?
Oh ! rien, rien. C’est entendu ! Il ne te manque plus que de faire l’hypocrite !
Oh !
Comme si je ne comprenais pas toujours très bien ce que tu veux dire… quand tu ne dis rien !
Non ! ça, c’est un comble ! Comment ! Je dis… (Se précipitant en voyant sa femme farfouiller dans ses papiers.) Ah ! non, non ! laisse mes papiers tranquilles à la fin des fins !… (Il s’est substitué à Julie qu’il a fait passer à gauche de la table.) Qu’est-ce que c’est que cette manie que tu as… ?
J’aime l’ordre.
Ah ! « tu aimes l’ordre ! tu aimes l’ordre ! » (Lui montrant le seau sur la table et le lui tendant.) Regarde ça !
Eh ben ! quoi ?…
« Tu aimes l’ordre ! » Tu ne ferais pas mal d’aller en mettre un peu dans ta toilette ! (Se levant.) Je t’en supplie ! tu avais eu un bon mouvement tout à l’heure ; tu étais presque partie avec ton seau ; il a fallu que tu me le rapportes…
J’ai à te parler.
Oui, eh ! bien, plus tard !
Non, pas plus tard. Tu penses bien que si tout à l’heure, je t’ai fait demander…
Je t’en prie, il est onze heures ; tu n’as pas encore commencé à t’habiller ; nous avons les Chouilloux à déjeuner…
« Les Chouilloux les Chouilloux ! » Je m’en fiche, moi, des Chouilloux.
Oui, mais pas moi ! Chouilloux est un homme que j’ai le plus grand intérêt à ménager…
Possible, désolée ! mais il attendra. Il s’agit de Bébé, et, entre Bébé et Chouilloux, je crois qu’il n’y a pas à hésiter !
Oh ! Mais quoi ? Quoi, « Bébé » ?
Ou alors dis que tu préfères Chouilloux !
Mais non, mais non ! ça n’a rien à voir ! Je ne mets pas Bébé et Chouilloux en parallèle ; ça n’empêche pas que, quand on reçoit un étranger d’importance, on se met en frais pour lui ; ça n’implique pas qu’on le préfère à sa famille ! Chouilloux doit venir un peu avant le déjeuner pour conférer avec moi d’une grosse affaire que j’ai en vue…
Eh ! bien, conférez ! Qu’est-ce que ça me fait ?
Mais il va arriver d’un instant à l’autre ! Tu ne peux pourtant pas le recevoir avec ton peignoir sale, tes bigoudis, ton seau de toilette sur les genoux et tes bas qui tombent sur les talons !
Oh ! que tu m’embêtes avec mes bas ! (Debout, un pied sur son seau, se baissant déjà pour relever ses bas.) Alors ; quoi ? Ton Chouilloux, il ne sait pas ce que c’est que des bas qui ne sont pas attachés ? Non ? Madame Chouilloux, quand elle se lève, elle est en grande toilette ?
Je ne sais pas comment est Madame Chouilloux, quand elle se lève, mais je dis que ta tenue n’est pas une tenue pour recevoir des gens que l’on a pour la première fois à déjeuner.
Eh bien ! tu es en redingote ; ça fait compensation.
Moi, je suis correct ! (Voyant le jeu de scène de sa femme.) Qu’est-ce tu cherches ? Qu’est-ce tu cherches ?
Tes élastiques ?
Quoi ? quoi, ? Pourquoi ?
Comme ça, tu me ficheras la paix avec mes bas !…
Mais c’est des caoutchoucs pour mes dossiers ! ce n’est pas des jarretières !
Ce n’est pas des jarretières, parce qu’on n’en fait pas des jarretières ; mais puisque j’en fais des jarretières, ça devient des jarretières.
Ah ! non ! ce désordre !…
« Tu es correct ! » Si ce n’est pas grotesque : à onze heures du matin, se mettre en redingote !… pour M. Chouilloux !… ce cocu !…
Quoi « ce cocu » ?… Qu’est-ce que ça signifie : « ce cocu » ? Qu’est-ce que tu en sais ?
Ah !… c’est toi qui me l’as dit.
Moi !
Je ne l’ai pas inventé, n’est-ce pas ? Je ne connais pas Chouilloux. Ce n’est pas un de mes amis ; je n’ai donc pas de raison d’en dire du mal.
Chouilloux, cocu ! Si on peut dire !
Faut croire qu’on peut, puisque tu me l’as dit.
Je te l’ai dit, je te l’ai dit… quand je n’avais pas besoin de lui ! mais maintenant que j’ai besoin de lui…
Quoi ? Il n’est plus cocu ?
Non !… Si !… Enfin, nous n’avons pas à le savoir !… Ce n’est pas comme tel que nous le recevons.
En vérité !
C’est un homme qui, actuellement, peut m’être très utile…
En quoi ?
Pour une grosse affaire que je mijote ; ce serait trop long à t’expliquer.
Oui. Oh ! je sais, tu as des idées larges, quand ton intérêt est en jeu !
Enfin, quoi ? Ça te gêne qu’il soit cocu ?
Ah ! là, là, non ! Il peut bien l’être dix fois plus ! Mais ce qui me gêne c’est que tu m’amènes sa femme à déjeuner ; ça oui !
Je ne pouvais pas inviter monsieur sans madame ; ça ne se fait pas.
Oui ? Et son amant, M. Horace Truchet ? Tu étais obligé d’inviter son amant !
Mais Evidemment ! c’est l’usage, ma chère amie ! On les invite partout comme ça. C’est-à-dire que si je n’avais pas convié M. Truchet, c’eût été un manque de tact ! Chouilloux aurait pu même se demander ce que cela voulait dire ! Enfin, quoi ? Ça ne se fait pas !
C’est admirable ! Ce qui fait que nous les avons tous les trois ! l’adultère au complet ! Ah ! c’est moral ! (Ramassant son seau et gagnant la gauche.) joli contact pour ta femme ! et bel exemple pour Toto !
Oh ! Toto… il a sept ans… !
Il ne les aura pas toujours.
Bien oui, mais, en attendant, il les a.
Oh ! Evidemment ! Evidemment ! Sa santé morale, c’est comme sa santé physique : tu t’en soucies comme de l’an quarante !
Là ! Là ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que ça signifie encore ça ?
Mais… mais il n’y a qu’à voir : voilà une heure que j’essaye de te parler de Bébé ; de t’entretenir de sa santé ; et qu’il n’y a pas moyen de placer un mot ! Chaque fois que j’ouvre la bouche, que je dis : « Bébé », tu me réponds : « Chouilloux » ; il n’y en a que pour Chouilloux ! « Chouilloux, Chouilloux », et toujours « Chouilloux » !
Follavoine, à bout de patience. Mais enfin, quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que tu as à me dire ?
J’ai à te parler.
Eh bien ! parle !
Ah ?… c’est pas trop tôt
Ah ! non ! non !
Quoi ?
Tu ne peux pas te fourrer autre part que sur ton seau ? Tu trouves qu’un seau de toilette est fait pour s’asseoir ?
Ça n’a pas d’importance ! je suis très bien.
Mais il ne s’agit pas de savoir si tu es bien ! Un seau de toilette n’est pas un siège ; je te prie de te mettre sur une chaise.
Ah !… ce que tu es snob !
Il n’y a pas de snobisme ; tu peux faire un faux mouvement, me flanquer ton seau par terre, je n’ai pas envie d’avoir tes eaux sales sur mon tapis.
Le beau malheur ! ça le lessiverait.
Merci, trop aimable ! j’aime mieux autre chose. Enfin, quoi, « Bébé » ? Qu’est-ce qu’il y a, « Bébé » ?
Ah !… Je peux ?
Bien oui, tu peux !
Eh ! bien, voilà : je suis très ennuyée.
Ah !
Je ne suis pas contente de Toto.
Oui !… Qu’est-ce qu’il a fait ?
Il n’a pas été ce matin.
Il n’a pas été !
Non.
Il n’a pas été… où ça ?
Quoi ! « où ça » ? Nulle part ! « Il n’a pas été », un point, c’est tout. Il me semble que c’est clair.
Ah ! oui, au…
Eh ! bien oui !… (Changement de ton.) Nous avons essayé… ! quatre reprises différentes ! pas de résultat !… Une fois, oui ! Oh !… rien ! (Tendant son petit doigt avec l’ongle du pouce contre l’avant-dernière phalange.), Grand comme ça !…
Ah !
Et dur !
Oui !… c’est de la constipation.
C’est de la constipation…
Oui !… Eh ! ben ?… Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?
Comment, « ce que je veux ! »
Dame ! Je ne peux pas aller pour lui.
Oh ! c’est malin ! c’est malin, ce que tu dis là. Evidemment, tu ne peux pas aller pour lui !
Alors ?…
Ça me ferait une belle jambe, que tu ailles pour lui ! Mais ce n’est pas une raison parce qu’on ne peut pas aller pour les gens, pour les laisser crever. (Descendant gauche.) Vraiment, tu es d’une indifférence !
Enfin, tu ne veux pas pourtant que je me mette à pleurer parce que ce petit est un peu constipé.
Pourquoi donc pas ? Il ne faut jamais plaisanter, avec la constipation !…
Oh !
J’ai lu dans un livre qui s’appelle : Les coulisses de l’histoire, qu’un bâtard de Louis XV avait failli mourir à sept ans des suites d’une constipation opiniâtre.
Eh ! bien oui ! mais elle était opiniâtre et il était bâtard, ce qui n’est le cas de Toto ni d’un côté ni de l’autre.
Oui, mais Toto a sept ans comme lui ! et il est constipé comme lui !
Eh ! bien, mon Dieu ! il n’y a qu’à le purger.
Oh !… évidemment.
Eh ! bien, purge-le !
Merci ! ce n’est pas ton autorisation que je demande ! Seulement avec quoi le purger ? Il y a les purgations minérales… et les purgations végétales.
Donne-lui de l’huile de ricin ; il la prend facilement et ça lui réussit bien.
Ah ! non ! non ! L’huile de ricin, non ! j’peux pas la supporter ! je la rends immédiatement.
Mais… il ne s’agit pas de te la faire prendre à toi, c’est à ton fils.
Oui, mais c’est la même chose ! Rien que de la voir, rien que d’en parler… ! (Elle a un haut le corps.) Ah ! non !… D’ailleurs, je ne vois pas pourquoi tu fais toutes ces complications ! Nous avons de côté, dans le placard à pharmacie, une bouteille d’Hunyadi-Janos, je ne vois pas pourquoi on ne l’utiliserait pas, parce que tu préfères l’huile de ricin
Moi !
Il y a de l’Hunyadi-Janos, Bébé prendra de l’Hunyadi-Janos !
Eh ! bien, donne-lui de l’Hunyadi-Janos !… Seulement, je ne vois pas pourquoi tu es venue me consulter.
Pour savoir ce que j’avais à faire.
Ah ? bon ! il n’y paraît pas !
C’est gai d’avoir à le purger, cet enfant ! Mais c’est toujours comme ça ! Chaque fois que je le confie à sa grand’mère…
Quelle grand’mère ?
Eh ! bien… sa grand’mère !… Il n’en a pas trente-six. Ta mère habite Dusseldorf, ça ne peut être que maman.
Ah ! oui ! oui !… ta mère.
Eh bien, oui, ma mère. (L’imitant.) « Ta mère ! Ta mère ! » je le sais qu’elle est ma mère ! Cette façon de dire : « Ta mère ». Tu as toujours l’air de me la reprocher.
Moi !
Non, mais c’est bien ça : toutes les fois qu’elle sort avec Bébé, ça ne manque pas ; elle le bourre de gâteaux, de bonbons… !
Oh ! bien !… toutes les grands’mères sont comme ça.
C’est possible ! mais elle a eu tort ! Surtout que je l’avais priée de n’en rien faire.
Follavoine. Oh ! bien, elle n’a pas cru, la pauvre femme…
« Elle n’a pas cru, elle n’a pas cru », c’est entendu ! mais elle a eu tort tout de même.
Oh ! ben… !
Mais si ! mais si ! il n’y a pas d’ « oh ben » !… C’est curieux, ça, cette affectation que tu mets à donner toujours raison à maman !… à prendre son parti contre moi ! Je te dis qu’elle a eu tort : eh bien, elle a eu tort.
Bon !… Bon !
Résultat : Bébé ne va pas et on est obligé de le purger.
Eh ! bien, oui, mon Dieu, c’est embêtant ; mais il n’en mourra pas.
Mais je l’espère bien qu’il n’en mourra pas ! Ah ! bien, merci ! (Fonçant sur son mari et le secouant.) Mais c’est monstrueux, ce que tu dis là !… « Il n’en mourra pas ! » en parlant de ton fils ! Mais c’est ton enfant, tu sais ! Tu n’as pas l’air de t’en douter ; il est de toi !
Mais je l’espère bien !
Je ne suis pas comme madame Chouilloux, moi ! Je ne fais pas faire ton ouvrage par mes petits cousins !
Ah ! tiens, laisse-moi tranquille !
Quand j’ai un enfant, moi, il est de mon mari !
Mais qui est-ce qui te dit le contraire ?
Ah ! c’est que c’est si peu d’un père, ta façon d’être ! Tiens, tu mériterais qu’il ne fût pas de toi, ton fils !
Oh ! tu es bête !
Tu mériterais que ce fût un bâtard, lui aussi !… Et que je l’aie eu… (Ne trouvant pas de nom à mettre en avant.) avec Louis XV !
Avec Louis XV !
Oui, monsieur !
Eh bien, n… de D… ça t’en ferait de la cave !
Oh ! je t’engage à rire, va ! je t’engage à rire !
Ah ! et puis écoute, hein ? en voilà assez, je crois ! l’incident est clos ! C’est décidé qu’on purge Bébé ; eh ! bien, va purger Bébé !
Ah ! Ça va être un drame !
Eh ! bien, ça sera un drame tant pis ! Je t’en prie, maintenant, laisse-moi ! j’ai à me recueillir avant l’arrivée de Chouilloux, pour savoir comment disposer mes batteries. Va ! va !… va t’habiller !
Ah ! ce pauvre petit !… quand je pense qu’il va falloir le purger… j’en suis malade d’avance…
Julie ! Julie !
Quoi ?
Je t’en prie ; ton seau !… Je t’assure, je l’ai assez vu !
Eh ! quoi, « mon seau, mon seau ! » toujours « mon seau ! »… « Chouilloux, mon seau !… mon seau, Chouilloux ! » on n’entend que ça !
Mais, sacristi ! un cabinet de travail n’est pas un endroit pour promener des seaux de toilette !
Tout en parlant, il a tiré de sa bibliothèque un vase de nuit qu’il exhibe juste sur ces derniers mots.
Ah ! bien ; non tu sais, tu as du culot ! Tu me fais une scène pour mon seau et tu te ballades avec un pot de chambre !
Un pot de chambre !
Dame, à moins que ce ne soit une coiffure que tu lances.
Un pot de chambre ! Tu oses comparer ton seau de toilette… à ça ! Mais ton seau de toilette, ça n’est que… ton seau de toilette ! c’est-à-dire un objet vil, bas, qu’on n’étale pas, qu’on dissimule !… (Avec l’admiration qu’on aurait pour un objet d’art, tendant son vase en lui faisant comme un socle de l’extrémité de ses cinq doigts.) Tandis que ça, c’est…
« C’est, c’est »… un pot de chambre ! c’est-à-dire un objet vil, bas, qu’on n’étale pas, qu’on dissimule.
Oui, pour toi, pour n’importe qui, pour les profanes ; mais pour moi c’est quelque chose de plus noble, de plus grand, que je ne rougis pas d’introduire ici ! C’est le produit de mon travail ! un échantillon de mon industrie ! ma marchandise ! mon… gagne-pain !
Ah ! bien, mange, mon ami ! mange !
Oui ! Blague ! Blague ! Tu ne blagueras pas toujours ! Quand nous nous en ferons trois cent mille livres de rente… !
Trois cent mille livres de rente de pots de chambre ?
De pots de chambre, parfaitement ! ça t’étonne et pourtant, si Dieu le veut… et Chouilloux ! ça se fera !
Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
Il n’y a pas d’histoire ! Je ne t’en parlais pas, pour te réserver la surprise si je réussissais ; mais puisque c’est comme ça… ! Alors tu ne sais pas… tu ne sais pas qu’aujourd’hui le gouvernement n’a plus qu’un objectif : améliorer le sort du soldat ! On le soigne, on le dorlote, on le met dans du coton ; dernièrement on a été jusqu’à lui coller des pantoufles !
Des pantoufles au soldat !
Comme je te le dis.
C’est martial.
Et naturellement on ne veut pas en rester là. C’est comme cela que maintenant on vient de décider, afin que les hommes ne soient plus exposés à attraper froid en descendant la nuit par le vent, par la pluie, que désormais chaque soldat de l’armée française aurait son vase de nuit !
Non !
Personnel et à son matricule.
Ah !… ce que ça en fera !
Conséquence : prochainement, adjudication de cette nouvelle… fourniture militaire ; et moi, comme fabricant de porcelaine, j’ai décidé de soumissionner. Et c’est ici que Chouilloux apparaît comme le Deus ex machina !…
Qu’ça veut dire ?
Quoi ?
Chose, là !… « ta quina » ?
Quoi ? « tachina » ? (Corrigeant.) « machina » !
Eh bien ! c’est ce que je dis : ta quina ! Je te demande ce que ça signifie ?
Ce que ça… !
Oui !…
Eh ! ben, euh… !
Eh bien ! va !
Ah ! c’est pas facile à dire.
Pourquoi ? c’est cochon ?
Mais non, c’est pas cochon ! Deus ex machina, c’est… c’est une expression comme ça ! Les Grecs… les Grecs employaient cette locution pour désigner un gros bonhomme !… un gros manitou.
Un obèse !
Mais, non, un homme de grosse influence.
Ah ! un… C’est au figuré !
C’est au figuré. Eh ! bien, Chouilloux, c’est ça ! Chouilloux, c’est le président de la commission d’examen, chargée par l’État d’adopter le modèle qui sera imposé comme type à l’adjudicataire. Comprends-tu maintenant l’intérêt qu’il y a à se le ménager ? J’ai le brevet de la porcelaine incassable, n’est-ce pas ? Que par l’influence de Chouilloux la commission adopte la porcelaine incassable ; ça y est ! l’affaire est dans le sac et ma fortune est faite !
Oui !… et ça te mènera à quoi, ça ?
À quoi ? Mais si je réussis, c’est le pactole ! Je deviens du jour au lendemain le fournisseur exclusif de l’armée française.
Le fournisseur des pots de chambre de l’armée française ?
De tous les pots de chambre de l’armée française !
Et… on le saura ?
Mais naturellement qu’on le saura !
Oh ! non… Oh ! non, non, non, non, non, non !… je ne veux pas être la femme d’un monsieur qui vend des pots de chambre.
Hein !… Mais en voilà des idées ! Mais songe que c’est la fortune !
Ça m’est égal ! c’est dégoûtant !
Mais, nom d’un chien ! qu’est-ce que je fais donc d’autre, aujourd’hui ? J’en vends des vases de nuit ! j’en vends tous les jours !… pas sur ce pied-là ; mais j’en vends !
Oh ! « tu en vends, tu en vends »… comme tu vends d’autres choses ; tu es fabricant de porcelaine, c’est tout naturel que tu vendes les articles qui relèvent de ton industrie ; c’est normal, c’est bien ! mais te spécialiser ! devenir le monsieur qui vend exclusivement des pots de chambre ! Ah ! non, non ! même pour le compte de l’État, non !
Mais tu es folle ! mais réfléchis !
Oh ! c’est tout réfléchi ! Tu es bien aimable ; mais je n’ai pas envie de marcher dans la vie, auréolée d’un vase de nuit ! je n’ai pas envie d’entendre dire, chaque fois que j’entrerai dans un salon. « Qui est donc cette dame ? C’est Madame Follavoine, la femme du marchand de pots de chambre ! » Ah ! non ! non !
Ah ! bien, par exemple ! Ah ! bien, si je m’attendais !… Oh ! mais je t’en prie ! Tu ne vas pas au moins aller dire ça à Chouilloux ! Ça serait du joli !
Oh ! je n’ai rien à dire à Chouilloux !
Écoute ! Je verrai… Il y a peut-être moyen d’arranger les choses, de… de mettre un homme de paille, je ne sais pas ! mais ne me fais pas rater ça, je t’en supplie ! et, quand Chouilloux sera là, surtout sois aimable ! sois polie !
Non, mais, dis donc : je n’ai pas l’habitude d’être impolie ! J’ai l’usage du monde !
Je n’en doute pas, je…
Mon père a reçu M. Thiers !
Oui, oh !… tu n’étais pas née.
C’est possible, mais mon père l’a reçu tout de même ! alors, n’est-ce pas… ?
Oui ? bon ! Alors, ça va bien ! Là ! (La poussant doucement vers la chambre.) Va purger Bébé ! habille-toi, et débarrasse-moi de ton seau, hein ? veux-tu ?
Mais quoi ? quoi, je l’ai, mon seau ! Je t’en prie, je n’ai pas besoin que tu me dises toujours ce que j’ai à faire.
Tiens ! on sonne. Sûrement c’est Chouilloux. Je t’en supplie, dépêche-toi ! Si on l’introduisait…!
Eh ! bien, quoi ? Il me verrait !
Justement ! comme ça, j’aime autant pas ! (Refermant la porte et redescendant par l’extrême gauche.) Oh ! les femmes, les femmes ! Ce que ça vous complique la vie !… (Au passage, il reprend son vase de nuit.) Eh ! bien, qu’est-ce qu’on attend pour introduire Chouilloux ? (Allant a la porte du fond et par la porte entr’ouverte, risquant un œil, puis ouvrant complètement.) Personne ?… (Parlant à la cantonade.) Ah çà !… Rose !… Rose !…