Oncle Anghel

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Europe (revue mensuelle)no 14, 15 février (p. 129-152).


Oncle Anghel


Trois, Seigneur, et tous les trois ! »



L’oncle Anghel était le puîné dans la famille de ma mère.

Une tragique destinée s’était abattue sur lui ; elle avait fait d’un homme enthousiaste et croyant un morose et un impie. Enfants de paysans asservis à la terre du boyard, les quatre frères et sœurs n’avaient pour toute propriété que les poutres de la chaumière paternelle, les arbres fruitiers et la vigne. La terre ne leur appartenait pas. Ainsi, ils s’éparpillèrent, sauf le cadet qui resta près de la mère veuve. Les deux sœurs partirent les premières, vivre en concubinage avec deux Grecs aisés qui se moquaient du mariage légal ; et le garçon Anghel alla à la ville voisine, Braïla, s’embaucher, à neuf ans, chez un marchand de vin : car il avait, dès l’enfance, une profonde aversion pour le travail de la terre d’autrui. Il resta dix ans chez le même patron, homme probe, qui le gratifia largement pour ses services. Rentré dans son village, il tomba éperdument amoureux de la plus belle et plus pauvre fille de la contrée, qu’il épousa aussitôt. Il fut exempté du service à cause de sa myopie, acheta un peu de terre et s’établit cabaretier sur le grand chemin de Galatz, à la sortie du village. Il fut heureux dans son commerce. Les suites favorables de la guerre de 1877 avec les Turcs l’aidèrent beaucoup ; et en dix ans il réussit à amasser une fortune qui lui permit d’acheter un autre terrain, à cinq cents mètres de sa boutique ; il y planta les meilleurs arbres fruitiers, une vigne fameuse, et y construisit la plus belle maison du village, avec écurie, vaches de race, poulailler, brebis, porcs, etc…

Mais il fut beaucoup moins heureux dans sa vie domestique, il fut même misérable ; et après dix autres années, le sort lui réserva le désastre. Sa femme était sotte, sournoise, incapable de tenir un pareil ménage, et sale jusqu’à répugner. Elle dormait des heures entières à l’ombre, la bouche ouverte pleine de mouches, l’enfant pataugeant à ses côtés dans les excréments. Le bétail devenait enragé de soif. Dans la cour, dans la maison, n’entrait que celui qui ne le voulait pas. Adrien se rappelait avoir vu son oncle briser un jour d’été toutes les vitres de la maison, encrassées de saletés de mouches, qui ne laissaient plus passer le jour. La femme ne se réveilla point pendant toute la durée de la casse. Son mari, passant près d’elle, la regarda dormir en ronflant, lui lança au visage un gros crachat, et partit. Elle continua son sommeil. Croyant y remédier par la sévérité, il la battit souvent. Il ne fit que l’abrutir davantage. Alors, il vendit tout le bétail et abandonna la maison ; il n’y allait plus qu’une fois par mois.

Pour épargner aux enfants qu’elle mettait au monde le spectacle d’une telle mère, il les lui enleva, à mesure qu’ils atteignaient l’âge de cinq ans et les mit en pension chez un parent à Galatz, où il allait les voir cinq ou six fois par an, suivant de près leur éducation. Après quoi, il rompit le dernier lien qui le tenait encore à elle, le lien corporel. Ainsi, la maison qui devait être la plus florissante de la région, n’en fut que la plus vaste écurie humaine.

Anéanti dans son amour, il prit d’abord des maîtresses, mais sans inclination, simplement pour se venger, pour stimuler sa femme, la « réveiller ». Elle écouta les dires, vit de ses yeux, et n’en fit aucun cas : le sommeil lui était plus cher. Elle ne prit même plus la peine de se débarbouiller, et s’endormait en mangeant.

Mais les gens qui voyaient avec une haineuse jalousie la prospérité du travailleur infatigable, ne furent pas satisfaits de sa douleur domestique ; les malheurs du mari ne leur suffirent pas ; et une nuit, sans crainte d’une surveillance, des mains inhumaines mirent le feu à la belle maison. Des fenêtres de son arrière-boutique, l’oncle Anghel vit les flammes envelopper sa demeure aux toits couverts de tôles galvanisées ; il resta sourd aux cris des gens qui l’appelaient au secours de son bien ; il se disait :

— Pourvu qu’elle brûle avec !

Mais elle ne brûla pas, et continua de dormir à l’ombre de ce qui fut sauvé du sinistre par les voisins, jusqu’au jour où, poignardée par une violente pneumonie, le Créateur, qui l’avait mise sur la terre pour montrer aux hommes le revers de bien des beautés féminines, l’appela à lui pour effrayer les pénitents de son Purgatoire.

L’oncle Anghel, malgré ce qu’on aurait pu croire, ne fut pas insensible à sa mort inattendue.

Son neveu Adrien, qui venait souvent, vers sa quinzième année, lui faire de passionnantes lectures, lui raconter « l’origine des mondes » ou « la formation de la Terre », et pour qui le brave homme avait un amour sans bornes, fut fréquemment témoin de ses attendrissements.

Que de fois, rôdant ensemble sur le lieu du sinistre, par d’admirables clairs de lune, il le vit tirer son mouchoir et essuyer ses larmes ! Les toitures, effondrées, pourrissaient dans les eaux des pluies qui formaient des mares dans les chambres. Des restes de meubles gisaient dans l’enchevêtrement des poutres brûlées, Ailleurs, il n’y avait plus que des pans de murs. La grande écurie, restée intacte, évoquait avec nostalgie un bétail envié par trop de monde pour continuer à vivre. Le souchet sauvage, le genêt, la ciguë, croissant libres dans la belle cour d’autrefois, montaient à hauteur d’homme.

— Vois-tu, Adrien, disait le malheureux, la voix étranglée de douleur, vois-tu ce cimetière ? Il est, pour moitié, l’œuvre des hommes, et pour moitié, l’œuvre du destin. Si j’avais hérité ce bien de mon père, j’aurais trouvé une raison aux hommes de m’envier, et de me le détruire, quoiqu’ils n’aillent pas mettre le feu aux palais des seigneurs. Mais cette maison était née de la sueur de mon front, après vingt ans de fatigue ; elle n’était pas un luxe, mais le nécessaire, ce qu’il faut à tout homme pour vivre en homme, lui et sa femme, et non pas en bête stupide. Et l’on ne pourra me reprocher d’avoir jamais été avare : l’affamé trouvait toujours chez moi de quoi calmer sa faim, et lorsqu’arrivaient les grandes fêtes, je pensais à la veuve sans appui et entourée d’enfants ; j’allais lui porter les œufs de Pâques, la brioche, et un quart d’agneau, ainsi que le lard et la cuisse de porc à Noël. Je ne faisais pas l’aumône, mais mon devoir : Dieu m’avait donné ; à mon tour, je donnais de mon surplus, et je ne m’en enorgueillissais pas ; je n’en avais pas le droit, car j’ai vu d’autres qui me dépassaient dans le bien : c’étaient ceux qui partageaient leur pain avec le premier affamé rencontré sur la route…

« On ne pourra non plus m’accuser d’avoir dépouillé mes clients, pour m’enrichir. Je suivais l’exemple de droiture que j’avais vu chez mon patron. Si mes bénéfices furent grands, ce fut parce que j’allais chercher mon vin et mon eau-de-vie à leur source, en des temps où ils coulaient en véritables rivières. Mais, dans le charretier qui ouvrait ma porte en hiver, les glaçons pendus à sa moustache, je n’ai jamais vu qu’un frère. Je lui serrais les mains gelées et je lui faisais place près de mon fourneau. Pour ses bêtes, j’avais construit un abri comme il n’y en avait pas deux à vingt lieues à la ronde ; et pour la poignée de foin que je leur jetais, je ne voulus jamais accepter de l’argent. Le vin et l’eau-de-vie que je servais étaient des meilleurs, et je peux jurer sur la lumière de mes yeux que je n’ai jamais mis une goutte d’eau pour les allonger, ainsi que l’on fait partout. Et lorsque je voyais que l’homme avait bu sa mesure et qu’emporté par la passion il voulait la dépasser, boire sa raison et manquer son affaire, je lui versais un verre à mon compte et je lui conseillais de suivre sa route. Bien souvent, je fus obligé de la lui montrer. Ainsi, j’étais en quelque sorte son serviteur, car je restais debout à l’attendre depuis l’aube jusqu’au milieu de la nuit ; et si quelqu’un frappait à ma porte après la fermeture, j’oubliais que je pouvais me trouver devant un malfaiteur, je me levais du lit et j’ouvrais.

« Mais l’exemple du bien ne sert pas à grand’chose ; et s’il n’y a pas que des ingrats sur la terre, le mal n’a besoin que de la main d’un méchant, contre cent vertueux, pour la ravager. Cette main me guettait dans l’ombre, prête à me frapper. Elle ne pouvait me pardonner ma prospérité ; elle ne supporta pas que je fusse autre qu’une main galeuse, pareille à elle, bonne à mendier ou prête à frapper. Et elle me frappa. Ce fut facile : ma femme dormait.

« Ô Adrien ! ici la main de l’homme méchant rencontra, pour détruire, la main bien autrement méchante du Destin, et elles s’unirent pour l’accomplissement de l’œuvre de destruction !… Fut-ce une faute, que j’aimai la plus belle fille du village ? Aime-t-on jamais la plus laide ? Je n’en sais rien ; mais ce que je sais aujourd’hui, c’est que je fus aveugle dans mon amour, et que je n’ai pas su regarder si le dessous de son lit était balayé, si le derrière de ses oreilles était propre, et si ses pieds étaient lavés !… Adrien, lorsqu’un jour ta poitrine brûlera du divin feu qui brûla la mienne, rappelle-toi mes paroles, et avant de te livrer corps et âme à la pourriture humaine, fais ce que je n’ai pas fait, moi : regarde le dessous du lit de ta belle, regarde le derrière de ses oreilles et ses pieds cachés dans des souliers vernis ; et si tu oublies mes paroles, rappelle-toi le cimetière que tu vois ici, plonge tes yeux dans ces ruines, regarde ces plantes sauvages qui poussent comme une malédiction jetée à l’abandon humain, cette écurie qui pleure son bétail, ces pans de murs qui crient au ciel leur désespoir, ces énormes tas de tôle rouillée et tordue, autrefois brillante comme un miroir dans le soleil, sur un toit qui se dressait fier au-dessus d’une agglomération de chaumières, proclamant le droit de l’homme à vivre dans l’aisance et dans la propreté, et non pas comme des taupes qui craignent la lumière. Rappelle-toi le tableau que tu vois ici ; et si ton sang veut te traîner aux genoux de la plus belle fille du pays, résiste, appelle à ton secours ces ruines, et dis-toi :

« L’oncle Anghel a brisé sa vie parce qu’il a aimé aveuglément la plus belle fille du village, et qu’il n’a pas regardé le dessous de son lit, ni le derrière de ses oreilles, ni les doigts de ses pieds !

« Et écarte de toi l’impitoyable destin !… »

Après la mort de sa femme, l’oncle Anghel continua, pendant quelques années, à laisser dans l’abandon une demeure sans gardien ; il se réservait de lui rendre son éclat, le jour où les enfants seraient en mesure de la gouverner. En ayant enlevé tout ce qu’il avait de précieux et l’entassant autour de sa boutique, il commença une vie d’ermite, mais d’un ermite qui prenait l’habitude de se tremper la langue dans l’alcool qu’il vendait.

Bel homme, grand, solide et musclé, la démarche fière, belle barbe et beaux cheveux frisés et grisonnants, il en imposait à tous. Sa myopie, qui l’obligeait à avancer sa poitrine contre la poitrine de celui qui entrait, pour le reconnaître, n’en impressionnait que davantage. Il était foncièrement bon, mais ne supportait pas d’être trop contrarié, comme tous ceux qui sont « arrivés » par leurs propres forces. Et ses forces, il les décupla pour atteindre à son but de « transformer les ruines en un palais », disait-il, lorsque ses enfants seraient dignes de lui faire honneur. Ainsi, malgré son désastre, il passait pour un homme riche.

Mais sa véritable richesse, son bonheur, son espoir, étaient dans ses trois enfants, un garçon de dix-sept ans et deux fillettes de huit et dix ans. Le garçon devait être bachelier l’année suivante, puis :

— Je verrai, disait-il à la mère d’Adrien ; sitôt sorti de l’école, il fera son stage d’un an dans l’armée. S’il a de la vocation pour les armes, j’aimerais faire de lui un officier, un bras fort et intelligent pour la défense de la patrie ; sinon, il choisira la carrière qui lui plaira.

De ses filles il ne voulait faire que de « bonnes ménagères », les doter et les marier en ville…

L’homme propose…

Un jour d’hiver terrible, pendant qu’il méditait seul à ses projets et que la bise balayait la vaste plaine solitaire, quatre hommes entrèrent dans la boutique, quatre inconnus. Selon son habitude, il avance sa poitrine pour les reconnaître ; mais son cœur se serre, comme les cornes de l’escargot qui touchent au danger : les figures ne lui plaisent pas :

— Si ces hommes sont de braves gens, je ne crois plus à mon cœur, se dit-il en serrant dans sa poche le revolver qui ne lui manquait jamais.

— Bonjour, Anghel ! dirent-ils, il fait bon chez toi !

— Soyez les bien-venus, voyageurs ! Mauvais temps, hé ?

Mais il ajoute en soi : « Je suis foutu ! ce sont des voix d’étrangleurs. »

— Nous avons faim, Anghel, et nous voulons boire. On dit que ton vin fait fondre la glace.

— Peut-être bien, mes amis. Mais je sais qu’il y a une glace qu’il n’arrive pas à fondre.

— Ha, ha ! tu as de l’esprit, Anghel. Et quelle est cette glace ?

— Eh bien, vous devez la connaître : on l’appelle « cœur de chien », mais c’est mal dit, car on insulte ces pauvres bêtes qui sont de vrais amis, dit-il en montrant à côté de lui deux gros chiens de berger, qui ne le quittaient d’un pas.

— Bah, tu as des idées noires. Le monde n’est pas si méchant.

— Peut-être ; mais quand on est tenancier au grand chemin, comme moi, on en voit de toutes les couleurs, et on dort la nuit avec un œil ouvert.

Cette mise en garde fit sentir aux clients à qui ils avaient affaire. Ils furent servis : du lard, du pain et du vin.

— Tu ne veux pas, Anghel, nous tirer du vin frais de la cave ? dit l’un d’eux, qui se donnait un air doux.

L’oncle rit jaune et pensa : « Ah, vous voulez me faire entrer dans la souricière ! » Il répondit :

— Je viens de tirer, il y a une minute, un pot de cinq litres ; Si votre langue s’y connaît, vous le sentirez au goût.

Cela dérouta un peu leur plan, mais ils étaient des bandits décidés. Un moment après, un d’eux sortit, « pour pisser », et l’oncle comprit que c’était le signal d’attaque : l’homme sortait pour faire la garde. Il blêmit et se prépara. Un instant, il eut l’idée de tirer son arme et de crier : « Haut les mains ! » Mais il se dit que peut-être les apparences étaient trompeuses.

Quelques minutes après, il regretta de ne pas l’avoir fait. Les hommes parlaient à haute voix d’une affaire imaginaire. Ils demandèrent des allumettes. L’oncle se dit : « Ça y est ! »

Le cœur et le pas fermes, une main tenant l’arme au fond de la poche de son manteau, il avança vers eux, et de sa main gauche il offrit la boîte. Le plus solide des trois tendit sa main avec lenteur pour la prendre, en parlant distraitement ; mais lorsqu’il fut près de la toucher, d’un bond, il attrapa le poignet, comme dans un étau ; et si, dans la même seconde il tomba foudroyé par le feu parti de la poche de sa victime, les autres ne laissèrent plus à l’oncle le temps de tirer son arme. À coups de matraques ils lui brisèrent le crâne ; et le pauvre homme s’affaissa sur le sol, pendant que les chiens arrachaient horriblement, mais en vain, les mollets des agresseurs. Ils furent abattus. L’argent qui se trouvait dans le comptoir fut enlevé à la hâte, et les brigands disparurent, abandonnant leur compagnon inanimé.

L’oncle Anghel conserva la vie, grâce au coup qui avait tué un des criminels, ainsi qu’aux deux chiens sacrifiés, qui avaient malmené si rudement les jambes à deux des autres bandits qu’ils craignirent de ne plus pouvoir prendre la fuite..

Des charretiers qui passèrent une heure après, relevèrent dans leur sang la victime et le bandit, le premier le crâne fracassé, le second, une balle dans le ventre, les deux vivant encore ; ils les transportèrent à Braïla, où les deux furent sauvés.

Après cinquante jours d’hôpital, l’oncle sortit affaibli, mais n’ayant perdu que son sang. Il devait perdre, six mois après, quelque chose de plus précieux que sa vie : il perdit ses deux fillettes, dans une catastrophe sur le Danube, où bien d’autres se noyèrent, en faisant une promenade dans des barques à rames qui chavirèrent.

Ici, il vit de près « la main noire d’un Destin impitoyable ». Mais cet homme était élu par son Destin, pour connaître toute l’horreur que renferme la parole roumaine qui dit : « Que le bon Dieu ne jette pas sur les épaules d’un homme autant qu’il peut tenir ! » Et que de malheurs un homme fort ne peut-il pas tenir sur ses épaules !

De retour à l’église où il avait fait célébrer une messe pour le repos des âmes des deux filles restées sans tombe, il s’enferma dans sa boutique, et pendant plusieurs heures se promena les mains dans les poches. Puis, il ouvrit la porte toute large, et sortant sur le seuil, cracha fortement, droit devant lui, comme dans le visage d’une personne, et dit :

— Tiens, Sort misérable ! Tu me courbes, mais moi je me dresse et te crache à la face. Tiens ! »

Et il cracha encore une fois.

Il lui restait son fils, la dernière flamme qui éclairât la nuit de son cerveau saisi par la douleur et l’alcool. Le Sort atroce souffla sur la flamme et l’éteignit…

Onze mois après que son fils s’était engagé dans un régiment de cavalerie, et vingt-quatre heures après qu’Anghel avait reçu la lettre où il exprimait son désir d’y rester, le plus malheureux d’entre les hommes fermait son magasin, heureux encore, et montait sur son cheval pour aller en ville engager des artisans, afin de relever la propriété en ruines. Il n’avait pas fait deux cents mètres, qu’un facteur à cheval l’aborda sur la route et lui remit un télégramme. Son cœur ne lui dit rien. Tranquillement, il ouvrit le papier et lut :

« Votre fils Alexandre Anghel a fait une chute dans une charge de cavalerie, et est mort pendant la… »

Le papier lui échappa des mains ; il lança un rugissement, — debout sur ses étriers, — et tomba de son cheval, comme une colonne qui s’abat.

Ainsi, l’oncle Anghel but son verre jusqu’à la lie.

On eût cru que ce comble de malheur en serait la fin. Il n’en fut rien, car ce qu’on aurait pu considérer comme la délivrance pour lui, la mort, ne vint point ; et personne n’a su pourquoi cet homme ne s’était pas tué.

Il ne se tua point ; mais il mourait tous les jours, en absorbant sans cesse de petits verres de son eau-de-vie la plus forte. Il devint son meilleur client.

Le processus de la décomposition de cet homme, père affectueux, bon citoyen et homme de foi, est la plus lugubre des tragédies que l’auteur de ces lignes ait connues. On n’en lira ici que le commencement. La fin —, tristesse qui meurtrit le cœur, — trouvera place ailleurs.

Le garçon mort, il demanda que les funérailles et l’enterrement se fissent dans son village. Ils furent suivis par tous les habitants, et quand les fusils tirèrent la salve, au moment de la descente du cercueil, tous en larmes se jetèrent à genoux ; les soldats et l’officier qui rendaient les honneurs pleuraient eux-mêmes. Un seul homme ne pleurait pas : le père. Debout, tête nue, le chapeau à la main, il restait sur le bord de la fosse et regardait le cercueil au fond. À ce moment, un homme surgit de la foule, se jeta à ses pieds, lui enlaça les jambes et cria :

— Anghel ! Anghel ! j’implore ton pardon : c’est moi qui ai mis le feu à ta maison !… Fais-toi justice ! Mais, pardonne-moi avant !

Il tourna la tête et regarda longuement l’homme qui se roulait à ses pieds, se tordant comme sur des charbons ardents, et criant :

— Pardonne-moi, et tue-moi ! Jette-moi en prison !

— Je te pardonne.

Et partit. Personne n’osa le suivre.

Arrivé chez lui, il décrocha des murs l’icône entourée de basilic, qui représentait la Vierge avec Jésus dans ses bras, ainsi que les portraits du roi, de la reine et du prince héritier ; il prit une pioche, fit un trou dans le jardin, les mit au fond, et les recouvrit de terre.

Puis, il se mura dans sa boutique, et corps et âme se livra à l’alcool. Pendant un an à partir du jour de l’enterrement, personne ne sut s’il y avait quelqu’un dedans, ou si la maison était déserte. Des habitants passaient, pliaient le genou devant les fenêtres aux rideaux baissés, et allaient leur chemin. Il sortait la nuit, accompagné d’un chien, se promenait dans les ruines de sa maison, et rentrait. Le jour, il buvait les petits verres, sans se soûler, et, par une fente des rideaux, il regardait les pans de murs de la demeure brûlée, le menton appuyé dans ses paumes.

L’année de ce deuil sinistre finie, il ouvrit la boutique ; c’est-à-dire, il servait l’un, et ne servait pas un autre, sans que jamais on sût sur quoi se basaient son refus et ses préférences. Les passants respectaient sa volonté, ses malheurs étaient connus à cinq lieues à la ronde. D’ailleurs, il ne faisait plus venir aucune marchandise nouvelle, la cave étant bourrée de fûts de vin et d’alcool.

Adrien était le seul être humain, avec sa mère, à qui Anghel consentît à parler. Il vint deux fois le voir, la terreur dans l’âme, au cours de l’année de réouverture. Toujours assis à sa fenêtre, la bouteille et le petit verre devant lui, la porte fermée à clef, le chien à ses côtés, l’oncle regardait dehors. Un premier char passa, les deux hommes qui conduisaient descendirent et frappèrent à la porte. Il ne bougea pas, et ils partirent. Un second char s’arrêta. Un homme, sans descendre, cria :

— Anghel ! peut-on boire un verre ?

Il fut servi.

Allant chercher l’oncle Anghel, sur l’ordre de sa mère, Adrien pensait à ces malheurs, et il se dit :

— Maman se trompe, si elle croit que je pourrai décider l’oncle à sortir de son terrier.

Certes, la chose n’était pas facile, car il ne s’agissait pas seulement d’une visite, mais d’une réconciliation. Les deux oncles, lors de la mort de leur mère, survenue huit ans auparavant, s’étaient brouillés sur une misérable question d’héritage. Dans le feu de la discussion, l’oncle Anghel, contrairement à la volonté de sa sœur aînée, opposée au partage, eut le tort de dire : « Je veux avoir un franc héritage de ma mère pour acheter un rosaire et l’accrocher à l’icône, sachant qu’il est de ma mère » ; l’oncle Dimi, violent, lui répondit par une insulte ; son frère le gifla, et le cadet commit la faute de frapper son aîné d’un coup de canne au front. Il sortit de la maison paternelle, en disant :

— Je ne rentrerai plus ici, ni toi chez moi, que le jour où tu embrasseras devant le monde la semelle de ma botte !

Depuis, ils restèrent brouillés. Avant la mort qui porta le coup de grâce à l’oncle Anghel, le cadet résista, têtu, à toutes les supplications de sa sœur qui le priait d’aller demander pardon à son frère ; et après cette mort atroce, personne n’osa plus troubler le silence d’Anghel avec une bagatelle.

Maintenant, la mère d’Adrien voulait absolument réconcilier les deux frères. En appelant celui qui avait été frappé, au lieu d’aller chez lui, elle tablait sur sa douleur qui avait amolli sa fierté, ainsi que sur l’ascendant qu’elle avait toujours eu sur ses frères, particulièrement sur celui qui était le plus riche de la famille, en opposant à sa demande de partage un refus désintéressé.

Il était huit heures du soir lorsque Adrien arriva devant la maison de son oncle. À la fenêtre du midi, qui ouvre sur le hameau, il y avait de la lumière. Adrien eut un frisson, en pensant à l’homme derrière ces rideaux baissés. Il s’approcha de la fenêtre, et y colla son oreille. Aucun signe de vie, sauf la lampe à pétrole qui brûlait. Le chien Sultan, impatient, aboya. Le chien de l’oncle riposta, mais le rideau ne bougea pas. Adrien savait qu’il était inutile de frapper. Il appuya son nez contre le carreau et dit, timidement :

— Oncle ! C’est moi, Adrien, je veux te parler !

Une minute d’attente, et le rideau s’écarta, la main de l’oncle fit signe de passer à la porte, qu’il ouvrit, la lampe à la main. Adrien entra avec Sultan.

Au premier coup d’œil qu’il jeta à l’intérieur mal éclairé, son cœur se serra davantage. Tristesse des choses abandonnées par la main merveilleuse de l’homme ! Que ton langage est puissant !… Plus de verres sur le comptoir, plus de pain sur la grosse table, plus de lard fumé, suspendu au plafond comme des bouts de planche épaisse, plus de craquelins ronds enfilés sur la perche horizontale !… Poussière, oubli, abandon, paix mortelle !…

Au milieu de ce nouveau cimetière, le manteau sur les épaules, toujours grand, mais voûté, hélas, voûté l’homme qui avançait naguère sa tête superbe et sa poitrine comme un lion, l’oncle Anghel regardait son neveu, d’un air calme. Celui-ci lui prit des deux mains sa main libre et, selon la coutume, la baisa. Il était près de pleurer. Sans un mot, l’oncle le mena dans sa chambre. Ici, même abandon. Les murs, nus et jaunis, n’exhalaient plus la bonne odeur de chaux fraîche. Un lit, un vrai grabat, défait et malpropre, semblait protester lui-même contre le corps pesant de malheurs, qui l’écrasait chaque nuit… Le poêle en brique montrait ses crevasses noires de fumée. Les poutres transversales du plafond étaient aussi noircies. Deux chaises en bois et la table, ainsi qu’un fusil à deux canons, pendu à un clou par sa courroie, complétaient le mobilier. Sur la table, la bouteille d’eau-de-vie et un verre, la Bible, un petit registre avec le crayon attaché à une ficelle, un couteau et un pain entamé… Adrien fondit en larmes…

L’oncle, assis sur une chaise, l’attira à lui et, pour la première fois depuis le désastre, l’embrassa. D’une voix mâle, mais cassée, dépourvue de la sonorité de jadis, il lui dit, doucement :

— Ça me fait plaisir de te voir, Adrien… mais pourquoi pleures-tu ?

— Oncle… c’est pas possible !… tu manges du pain sec… le jour de Pâques… ça… non !… même les chiens goûtent la brioche, aujourd’hui !…

Adrien essuya ses larmes, et regardant son oncle éclairé de face, le vit sourire avec bonté, la bonté insupportable de l’être tué par la douleur. Sa tête était presque chauve, la barbe et les cheveux entièrement blancs. Sa chemise et ses habits étaient sales et sans boutons. Il répondit à son neveu, d’un glas encore plus éteint :

— Si ce n’est que ça qui te fait pleurer, calme-toi, et dis-moi le but de ta visite.

— Je viens pour te demander si tu hais encore l’oncle Dimi ?

— Je ne hais plus personne.

— Pourras-tu, donc, lui pardonner sa faute ?

— Je n’ai plus rien à pardonner à personne.

L’oncle répondait, avec l’absence d’importance qu’il aurait mis à dire : « Le pain est sur la table », ou : « Dehors, il fait nuit ».

— Eh bien ! dit Adrien en hésitant, maman m’envoie pour te prier de venir ce soir chez l’oncle.

— Ta mère t’envoie… répéta le pauvre homme, en hochant la tête ; ta mère est une sainte, Adrien.

Puis, paraissant réfléchir un instant, il ajouta :

— Et toi, qu’en penses-tu ?

— Mais, oncle, tu peux le deviner : je le veux, de tout mon cœur.

— Et les autres ? Ils le veulent aussi ?

— Sûrement, tout le monde le veut, oncle.

— Eh bien, alors, je veux comme vous.

Quel horrible : « je veux comme vous », sorti de ces lèvres au sourire mortel ! Quel anéantissement de toute volonté !… Adrien eut peur.

Ils sortirent, accompagnés de leurs chiens.

Le prêtre Stephane, qu’Adrien avertit en passant, était un octogénaire qui n’officiait plus à l’église ; mais il rendait encore de grands services, comme arbitre ou conseiller dans son village. Sa vue était un peu affaiblie, mais ses jambes ne cédaient pas à celles d’un jeune homme. Il habitait dans le voisinage immédiat de la maison de l’oncle Dimi ; et, prenant sa canne, il alla sur-le-champ frapper à la porte de ce dernier.

À l’apparition de sa figure apostolique encadrée d’une barbe jaune-ivoire, tous se levèrent et lui baisèrent la main, qu’il offrait depuis cinquante ans aux lèvres des pécheurs :

— Le Christ est ressuscité, mes enfants… dit-il, de sa voix exercée à l’église.

— En vérité. Il est ressuscité, lui répondit-on en chœur.

La mère d’Adrien offrit sa place au prêtre, qui l’occupa sans façons, comme son droit ; et elle resta debout, s’appuya le dos contre le mur blanc, et croisa ses mains.

Les personnes présentes, un peu décontenancées par cette visite imprévue, tournèrent les yeux vers la sœur aînée, pour lui demander l’explication. Elle, — maigre, droite, les traits allongés —, promena sur l’assemblée un regard plein de bonté, et parla :

— Je vous ai fait appeler, père Stephane, pour vous demander votre appui, afin de réconcilier ce soir mes deux frères Dimi et Anghel, qui va venir, j’espère, tout à l’heure. Comme vous le savez, voici huit ans qu’ils ne se donnent plus la main, qu’ils s’évitent et qu’ils laissent passer les fêtes les plus sacrées sans goûter le pain et le vin en commun. Cela ne peut se supporter. Je ne veux pas passer à vos yeux pour une femme sans tache. J’ai mes péchés, et, le plus grave, celui d’avoir mis au monde un enfant qui n’a pas de père, après avoir vécu dix ans avec un homme, sans la bénédiction de l’église. Mais le plus triste des péchés, je crois que c’est la haine, toute haine entre les hommes, et d’autant plus entre deux frères…

— Je ne hais plus mon frère Anghel, dit l’oncle Dimi, assombri.

— Je suis content de l’entendre, dit le prêtre, mais tu y as mis le temps, Dimi.

— Oui, il a été injuste, avec moi…

— Oui, il a été injuste avec toi, approuva le serviteur de la justice, mais tu as été sacrilège avec lui, tu l’as frappé et tu as répandu le sang de ton aîné. Tu as oublié la sainte croyance de nos pères, qui disaient que « le cadet qui frappera son aîné, le portera sur son dos dans l’autre vie » ; et ils croyaient voir son image dans la pleine lune.

Dimi se tut. Sa sœur continua :

— Anghel a été injuste, c’est vrai. Il a oublié que notre frère Dimi est resté à la maison et avait eu le souci de notre vieille mère pendant des années, tandis que nous autres les trois frères et sœurs, nous l’avions abandonnée, allant chacun à son destin. C’est pourquoi, bien que la plus pauvre des quatre, je me suis opposée au partage. Ce partage aurait mis à la rue le frère cadet avec sa femme et ses deux enfants. Mais Anghel, qui était aisé, voulait l’aider à se refaire un foyer ; et c’est ici que commencent les torts de Dimi. Il était fier et ne voulait rien devoir à son frère. Je crois même qu’il le haïssait déjà. Ainsi, la dispute et les coups dormaient dans son cœur comme le feu sous les cendres, et ils se sont battus. Maintenant le pauvre Anghel a racheté tous ses péchés, les malheurs lui ont enlevé tout ce que nous avons d’humain en nous, et aujourd’hui, il ne compte plus parmi les vivants que par les liens de son corps qui se traîne encore sur la terre. Pour ma part, j’aurais mieux aimé qu’il fût mort, car ce qu’il fait en ce moment est pire que la mort. Il boit, mais c’est lui qui est bu par l’eau-de-vie ; il lui livre son âme. Je ne suis plus allée chez lui depuis Noël, et il ne va plus chez personne. Une fois, je lui avais dit que s’il n’arrivait pas à sortir de là, ce serait mieux pour lui qu’il fût mort. Il répondit : « Je le suis ». Mais j’espère encore l’arracher, avec votre aide, à la boisson ennemie. Peut-être que le père Stephane pourrait exercer sur lui une influence salutaire. S’il vient ce soir, nous irons le visiter un peu plus souvent. Pour cela, je prie Dimi de lui demander le pardon le plus humble…

À ce moment, la porte s’ouvrit toute grande, sans qu’on eût frappé ; et dans son cadre, l’oncle Anghel apparut avec Adrien, par derrière. Il voulait se tenir droit, et il croyait sourire. Les habits délabrés, son manteau chiffonné jeté sur les épaules, les bottes crottées des boues passées, le bonnet de peau de mouton à la main, il semblait un vieux mendiant. Il salua à la mode ancienne :

— Bonsoir, honnête assemblée !

Son apparition soudaine, dans ce triste état, émut tout le monde. L’oncle Dimi et sa sœur fondirent en larmes. Le premier se jeta aux pieds de son malheureux frère et lui embrassa les bottes. L’autre pleura sur les mains qui sentaient l’alcool.

— Pauvre frère !… pauvre frère ! Ce que tu es devenu !

L’oncle Anghel, dénué d’émotion, releva son frère et l’embrassa, ainsi que sa sœur. Puis, il alla baiser la main du prélat, serra la main de ceux de son âge, et fit embrasser la sienne par les jeunes.

Ensuite il s’assit, à la place qu’on lui indiqua à l’autre bout de la table, face au prêtre. Dans le silence qui suivit, on n’entendait que les sanglots du frère et de la sœur, qui continuaient à pleurer.

Aussitôt assis, il effaça son sourire, et son regard se glaça. Il dit :

— Pourquoi pleurez-vous ?… Ça ne sert à rien.

Le calme revint, mais personne n’osa parler. Le vieux prêtre fixait d’un regard intelligent son malheureux cousin, presque aussi vieilli que lui ; et il dit, d’une voix ferme, empreinte de bonté :

— Anghel, je me permets de te rappeler que tu es entré ici, ce soir, le saint jour de Pâques, sans prononcer le salut de tout bon chrétien orthodoxe.

L’autre, comme s’il venait de terre lointaine, demanda, visiblement inconscient du reproche :

— Quel salut, père ?

Le prêtre saisit cet état d’inconscience, et dit calmement :

— Eh bien, notre parole sacrée : « Le Christ est ressuscité. »

Anghel baissa la tête, toucha du doigt un débris de pain qui se trouvait devant lui sur la table, puis leva le front et répondit :

— Je ne crois pas que Christ est ressuscité ! Les morts ne ressuscitent point.

— Anghel !… tu es un impie ! Christ n’est pas un « mort », mais le fils de Dieu, et Dieu lui-même !… s’écria l’homme d’église, toujours calme, mais la voix un peu tremblante.

— Je n’en sais rien, répondit Anghel, sans aucun trouble.

Et, disant cela, il tira de la poche de son manteau une bouteille d’un demi-litre, de l’autre poche un petit verre, le remplit tranquillement à la vue de tous, et remit la bouteille à sa place. Du verre il dégusta une petite gorgée qu’il promena dans sa bouche, avant de l’avaler, puis, il le mit devant lui sur la table, avec des précautions, comme s’il craignait de le voir renversé.

L’assistance fut stupéfaite. La mère d’Adrien se couvrit les yeux avec une main et pleura en silence. Anghel, imperturbable, ne comprit rien de l’horreur produite. Il promena sur les assistants un regard calme, comme s’il avait fait l’action la plus naturelle. Et pour lui, en effet, elle l’était devenue, depuis près de trois ans qu’il la faisait cent fois par jour, seul, hors de la portée de tout reproche.

— Pauvre Anghel !… s’exclama le prêtre. Je te plains. Tu as cessé non seulement d’être chrétien, mais d’être homme !

Pour toute réponse, il reprit le verre, le porta à ses lèvres et en absorba de nouveau une petite quantité. Puis, l’air ennuyé, il dit, comme pour lui-même, avec une nuance d’imperceptible gémissement :

— Je ne sais pas pourquoi vous m’avez fait venir ici…

Alors sa sœur, qui était assise à sa droite, essuya ses larmes, lui prit la main, et lui dit comme à un enfant :

— Cher frère, je t’ai appelé, parce que nous voulons te ramener à nous, t’aimer, et te faire aimer… N’aimes-tu plus la vie ? N’aimes-tu plus rien ?…

— Si j’aime, ou si je n’aime pas, c’est la même chose… et ce n’est rien… Mais pourquoi t’occupes-tu de moi, sœur ?

— Comment, Anghel ? je suis ta sœur aînée, et tes malheurs sont mes malheurs…

— Ça n’est pas vrai. Tu as souffert, et tu souffres tes malheurs, mais pas les miens.

— Non, Anghel, nous souffrons par les liens de notre sang.

— Il n’y a pas de liens du sang : si je me tranche une jambe, c’est mon sang qui coule, pas le tien.

— Il y a pourtant des souffrances morales, qui nous sont communes.

— Il n’y a rien de tout cela. Que ce soit une parole en l’air ce que je vais dire en ce moment ! Mais si tu perds demain ton fils, moi, je souffrirai, mais toi, tu mourras.

Sa sœur se tut, douloureusement convaincue de sa logique ; et lui, il but encore un peu d’eau-de-vie.

Le prêtre reprit le fameux exemple biblique :

— Anghel, souviens-toi de Job ! Son désastre a été au moins égal au tien, mais il fut inébranlable dans sa foi. Songe que nous autres, mortels, nous ignorons la pensée Divine. Qui sait si tes malheurs ne sont autant d’épreuves que notre Seigneur t’envoie, pour faire ensuite de toi un de ses Élus ?

Anghel se redressa sur son siège, et ses yeux luisirent. Il parut vouloir répondre au prêtre, mais sa parole fut arrêtée. Il appela Adrien, qui restait dans un coin de la chambre, et le fit asseoir à sa gauche, entre ses deux oncles ; puis il dit, avec un peu plus de force :

— Cousin Stephane, il doit y avoir de tristes mensonges dans vos histoires religieuses. Ma tête n’est pas en état de te répondre (il tutoya le prêtre) ; mais voici ce garçon, notre neveu, il sait plus que nous…

— Oncle, interrompit Adrien, je ne voudrais pas être mêlé ce soir à vos disputes ; je n’ai pas l’âge ; et mes convictions peuvent blesser le père Stephane.

L’oncle Anghel lui mit une main sur l’épaule et le rassura :

— Mon enfant, tu ne blesseras personne. Nous sommes ici en famille, ou presque. Et c’est pour mon bien que tu dois parler de ce que tu as appris dans les livres. Je ne vis plus maintenant que pour la vérité ; mais depuis deux ans que je lis, tant bien que mal, dans la Bible, je ne fais que m’embrouiller. Comment expliques-tu, Adrien, que tant de sagesse s’étale dans ce livre à côté de tant de fables, par exemple cette histoire invraisemblable de Job ?

Adrien, intimidé par le regard pénétrant du prêtre, répondit :

— C’est parce que les personnages bibliques échappent au contrôle de l’histoire. La Bible est un livre de foi, à l’usage des croyants : elle te demande de croire, non pas de chercher.

— Mais dis-moi si tu peux croire à un Dieu qui enlève à un père tous ses enfants, pour le plaisir de l’éprouver ? Il doit avoir un cœur de vrai bandit !

À cette parole le prélat se leva, comme sous le coup d’une brûlure :

— Je vous quitte, dit-il, ma place n’est plus dans une maison où Dieu est insulté !

— C’est là tout l’appui que tu prêtes à un Job comme moi ? demanda Anghel. Trois enfants j’ai eus, et tous les trois je les ai perdus. Quel crime ai-je commis, pour que ton Dieu me punisse de la sorte ?

— Malheureux ! la Grâce Divine t’avait choisi pour te compter dans le nombre de ses martyrs, qui jouissent de la vie éternelle !

— Ta Grâce Divine aurait mieux fait de me laisser jouir de la vie terrestre qui me plaisait, et ne pas faire de moi un ivrogne sans famille et sans Dieu.

— Personne n’est digne de juger les actions de Dieu !

Et disant cela, le prêtre donna sa bénédiction, et sortit.

— Anghel, lui dit sa sœur, aussitôt leur cousin parti, tu n’as pas été respectueux avec le père Stephane, tu as oublié qu’il est prêtre.

— Au contraire, sœur, j’ai dû me rappeler qu’il est prêtre, pour lui dire que ne je crois pas aux dires des prêtres. C’est leur faute si je n’ai plus de foi dans leur Dieu : pourquoi nous donnent-ils un architecte tout-puissant et qui se mêle, à chaque instant, à notre vie ? Il n’y a rien de vrai dans cette histoire ; mais la vérité doit être ailleurs. Où ?… Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que nous vivons, nous souffrons, et nous mourons bêtement, sans savoir ni pourquoi, ni comment. Je sais encore que notre plus grande erreur est de trop désirer le bonheur, tandis que la vie reste indifférente à nos désirs : si nous sommes heureux, c’est par hasard ; et si nous sommes malheureux, c’est encore par hasard. Dans cette mer pleine d’écueils qu’est la vie, notre barque est à la merci des vents, et notre adresse ne peut éviter que peu de chose. Et c’est inutile d’accuser quelqu’un, ou d’accrocher son espoir à quelque chose : on est destiné au bonheur ou au malheur, avant de sortir du ventre de sa mère. Heureux est celui qui sent le moins, ou qui ne sent rien : le peu qu’il demande, l’existence le lui donne. Et malheureux est celui qui sent et qui veut : il n’a jamais assez.

Adrien reconduisait son oncle à son terrier. Anghel s’arrêta devant sa porte, et dit à Adrien, au moment de se séparer :

— Adrien ! Je mourrai bientôt, car mes boyaux sont brûlés par l’alcool. Regarde-moi bien, et rappelle-toi, chaque fois que tu voudras cracher sur un ivrogne, que moi, ton oncle Anghel, homme propre et aimant la vie propre, je suis devenu ivrogne et que je meurs ivrogne, par la faute de personne.


PANAÏT ISTRATI.