Ondine (La Motte-Fouqué)/XIV

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Traduction par anonyme.
Hachette et Cie (p. 91-gravure).


XIV

LE VOYAGE À VIENNE


DEPUIS ce jour, la vie s’écoula paisiblement au château. Le chevalier, touché de la générosité de sa femme, lui prodiguait une affection tendre et reconnaissante. Ondine retrouvait le bonheur et la sécurité en retrouvant l’amour et la considération de son époux. Bertalda se montrait humble et douce, presque craintive. Chaque fois que l’on faisait une allusion à l’incident du puits ou de la Vallée noire, elle suppliait qu’on n’en parlât pas devant elle, tant elle rougissait de sa conduite, et tant elle redoutait les terribles souvenirs de sa fuite. Elle ne sut donc jamais rien de précis sur ce qui s’était passé. D’ailleurs, à quoi bon l’en instruire, puisque le bonheur et la paix régnaient pour toujours au château de Ringstetten ?

L’hiver avait passé heureux et tranquille ; le printemps revenait apportant le sourire de son ciel clair et la gaieté de ses feuillages verdissants. Les trois amis admiraient la riante nature, suivaient le vol des cigognes et des hirondelles. Peu à peu, il leur prit fantaisie d’explorer la campagne environnante ; ils organisèrent des excursions. Un jour qu’ils se trouvaient aux sources du Danube, Huldbrand se mit à décrire chaleureusement les beautés du fleuve, de ses fertiles vallées, de Vienne, l’opulente cité traversée par ses flots.

— Comme ce serait amusant d’aller ainsi jusqu’à Vienne, s’écria Bertalda. Puis elle rougit et se tut, honteuse d’être sortie de la réserve qu’elle s’imposait.

Ondine, émue de cette humilité, répondit gentiment :

— Mais rien ne nous empêche de faire ce voyage.

Aussitôt, voilà les deux amies bâtissant mille projets, se représentant tous les agréments du voyage, riant, babillant. Huldbrand acquiesça à leur désir, non sans avoir glissé à l’oreille de sa femme :

— Et Kühleborn ? Tu sais que par là-bas il retrouve son pouvoir.

— Sois sans crainte, répondit-elle avec un beau sourire confiant ; puisque je suis de la partie, il ne tentera rien contre nous.

On fit joyeusement les préparatifs de l’expédition et, le cœur léger, on se mit en route.

Il ne faut jamais s’étonner que les choses se passent autrement en réalité qu’en imagination. Les puissances ennemies qui nous tendent des pièges endorment nos cœurs par des songes dorés et des illusions merveilleuses. Par contre, notre bon ange nous effraie souvent par des avertissements trop brusques ou trop rudes.

Les premiers jours de navigation furent, pour les trois amis, un enchantement continuel ; tout marchait à souhait. Mais un matin, comme on traversait une belle vallée, de petites taquineries annoncèrent que Kühleborn régnait en maître dans ces parages : les vagues secouaient le navire, le vent contrariait les voiles. Ondine n’avait qu’un mot à dire et tout s’apaisait, mais pour recommencer un peu plus tard. Les esprits commencèrent à s’aigrir, les humeurs à s’altérer. Les bateliers, méfiants et craintifs, causaient à voix basse en regardant d’un air hostile leurs passagers. Les serviteurs, sentant vaguement une influence mystérieuse, murmuraient. Le chevalier méditait parfois avec dépit : « Voilà les ennuis que l’on a quand on ne s’unit pas à quelqu’un de sa race. Un homme ne doit pas s’allier à une fille des eaux. Il faut que je supporte sans cesse les caprices de cette extravagante parenté. »

Peu à peu, il ne parvint plus à dissimuler son irritation ; il se détournait d’Ondine ou la regardait avec une froideur malveillante dont la pauvre femme ne devinait que trop la raison. Un soir, fatiguée par la lutte qu’elle avait soutenue tout le jour contre son oncle et par le chagrin que lui causait l’humeur sombre de son époux, elle ferma les yeux et s’endormit. À l’instant même, chacun des passagers et des rameurs aperçut devant lui une monstrueuse tête d’homme qui se dressait, toute droite, à côté du navire, suivant l’embarcation. Tous, en voulant se montrer les uns aux autres cette horrible tête, s’aperçurent que chacun en avait une devant lui, et que le bateau en était environné. Un cri de terreur s’échappa de leurs poitrines, Ondine se réveilla en sursaut. À peine eut-elle ouvert les yeux, que les apparitions s’évanouirent. Huldbrand, furieux, allait se répandre en imprécations, quand un regard suppliant de sa femme le contint.

— Au nom du ciel, mon doux seigneur, murmura-t-elle, songe à ta promesse ; ne te mets pas en courroux contre moi quand nous sommes près de l’eau !

Le chevalier se rassit en se mordant les lèvres.

— Ne vaudrait-il pas mieux, mon cher époux, renoncer à ce voyage et rentrer au château où nous étions si heureux ?

— Ainsi, je me verrai forcé de m’enfermer chez moi, comme un prisonnier ! Et là même, il me faut tenir fermé mon puits pour vivre en paix. Ah ! que ta fatale parenté…

D’un geste caressant, Ondine lui posa la main sur les lèvres. Il se tut, se rappelant ce qu’il avait juré.

Cependant Bertalda s’enfonçait dans une profonde rêverie, tâchant de se remémorer tous les détails de la conversation qu’elle avait eue jadis avec son amie, lorsque celle-ci lui parlait de son origine. Mais certains points restaient inexpliqués. Elle ne connaissait ni le nom, ni le pouvoir de Kühleborn. Tout en réfléchissant, elle avait machinalement détaché de son cou un beau collier d’or dont Huldbrand lui avait fait présent quelques jours auparavant. Elle s’amusait à le baigner dans les flots, admirant le reflet des grains d’or dans l’eau transparente, lorsqu’une main énorme, surgissant du fleuve, s’abattit sur le collier et l’entraîna au fond. Bertalda jeta un grand cri, auquel répondit un ricanement moqueur qui semblait sortir des flots. Plein de colère, le sire de Ringstetten se dressa dans la barque, invectivant les sorciers, esprits et méchants génies qui troublaient ainsi sa tranquillité et celle des siens, et les provoquant à un combat au grand jour. Bertalda pleurait la perte de son joyau et chacune de ses larmes redoublait la fureur du chevalier.

Ondine se mit à supplier son époux :

— Mon bien-aimé, ne t’emporte pas contre moi, tant que nous serons sur l’eau. Tu peux injurier mes parents, mais pas moi, oh ! pas moi, par pitié.

Le chevalier se tut, rongeant son frein au souvenir de ce qu’il avait juré à sa femme. Alors Ondine, laissant traîner sa main dans l’eau du fleuve, se mit à murmurer des paroles que personne ne comprit. Au bout de quelques instants, elle retira sa main dans laquelle étincelait un merveilleux collier de corail. Les perles brillaient d’un éclat si vif et si pur que tous les yeux en furent éblouis.

— Tiens, dit-elle en l’offrant à Bertalda d’un geste gracieux, j’ai demandé cette parure pour toi, en échange de celle que tu as perdue. Sèche tes larmes et prends ce collier, mon amie.

À ces mots, le chevalier bondit, et arrachant des mains d’Ondine le merveilleux collier, il le lança dans le fleuve en s’écriant :

— Ainsi, tu es toujours en relation avec ces êtres maudits ! Eh bien ! reste donc avec eux, magicienne, sorcière ! Va les rejoindre, eux et leurs présents, et nous autres hommes, laisse-nous en paix !

L’infortunée Ondine jeta sur son bien-aimé un long regard désespéré ; ses yeux s’emplirent de larmes et sa main retomba défaillante. Pendant quelques minutes, elle pleura silencieusement, debout, la tête baissée, comme un petit enfant injustement grondé ; puis, relevant lentement la tête, elle murmura :

— Hélas ! mon amour, il faut que je te quitte ! C’en est fait de mon bonheur, mais je t’en conjure, sois fidèle à mon souvenir, afin que je puisse continuer à te protéger. Hélas ! hélas ! il faut partir, dire un éternel adieu à la vie si belle que j’aimais tant ! Qu’as-tu fait, mon ami ? hélas !

Elle se tenait en parlant sur le bord de la barque et, soudain, on ne la vit plus. Était-elle tombée dans le fleuve ? Son corps venait-il de se fondre en écume ? On ne le sut point, mais on ne la revit jamais. Pendant quelques instants, de petites vagues battirent les flancs du navire, avec un murmure où l’on croyait distinguer imperceptiblement ces mots plaintifs : « Hélas ! hélas ! sois fidèle ! hélas ! »

Huldbrand, après une terrible crise de désespoir, gisait maintenant évanoui sur le pont du bateau.

Ondine disparut bientôt dans les flots du Danube