Onze Chapitres sur Platon/Chapitre 4

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Paul Hartmann (p. 53-72).

IV

LES IDÉES

…Car pour les incorporels, qui sont ce qu’il y a de plus beau et de plus grand, ils se montrent par le discours seulement, et ils ne se montrent clairement par aucun autre moyen.
(Le Politique.)

Dans le Grand Hippias, jeu terrestre où Socrate est aux prises en apparence avec un personnage bien sot, mais plutôt avec d’impénétrables exemples, et en réalité avec son propre esprit, ce qui fait deux dialogues en un, se montre à la fin une forte et étonnante distinction. Il y a, dit Socrate, des idées qui sont telles que tous deux ensemble y convenons et en sommes un exemple, mais qui ne conviennent point à l’un de nous, ni à l’autre, par exemple que nous sommes deux. Car ensemble nous sommes deux, mais cette propriété d’être deux ne se divise point ; nul de nous ne la possède ; et ce n’est donc point à vrai dire une propriété. Joignons d’autres exemples à celui-là, d’autres exemples qui paraissent ici et là dans d’autres dialogues, afin d’épuiser si nous pouvons, le sens de cette précieuse remarque, encore neuve maintenant. Le grand et le petit ne sont point non plus des manières d’être que l’on puisse rapporter à un sujet ; sans quoi il faudrait dire que Socrate, comparé à plus grand que lui, puis à plus petit que lui, est devenu plus petit, et puis plus grand, sans changement aucun. Étrange conclusion. En sorte qu’on rirait de celui qui voudrait penser le grand en soi, et le petit en soi. Il n’est point de petit qui ne doive aussitôt être dit grand, ni de grand qui ne soit en même temps petit. Ces qualifications nous jettent aussitôt hors d’elles-mêmes, et passent dans leur contraire. Il en est autant de l’aigu et du grave, du léger et du lourd, du froid et du chaud, du rapide et du lent. Ce sont des attributs qui n’appartiennent en propre à aucun être, et, bien mieux, qui ne s’appartiennent pas à eux-mêmes. Réellement je ne pense pas qu’une chose est froide si je ne pense pas en même temps qu’elle est chaude, et ainsi du reste. Pareillement, pourrions-nous dire de Socrate et d’Hippias, cette propriété qu’ils ont chacun, d’être le même que lui-même et autre que l’autre, n’appartient qu’aux deux. En chacun d’eux, et comme attachée à lui, elle périrait ; car ce n’est que par rapport à l’autre que je suis autre que l’autre ; et, en regardant de plus près, c’est encore par rapport à l’autre que je suis le même que moi.

Nous n’avons pas fini de développer et de mettre en ordre ces rapports d’opposition, qui sont aussi de corrélation. Nous n’avons pas fini. Platon, qui ne cesse de tisser nos vies futures, mais qui se garde aussi de les achever, nous lance sans secours en ces aventures, qui sont déjà assez près de terre, je dirais même qui s’en rapprochent, qui descendent, car c’est là le mouvement platonicien. Mais, laissant encore cette prise, revenons à notre Grand Hippias, et à l’autre exemple, qui semble fait pour nous ramener. La beauté est bien une idée commune à deux choses belles, et qui leur convient à toutes deux ; toutefois elle convient aussi à chacune d’elles ; elle se divise en un sens, mais chacune des choses la possède tout entière. Cette autre clarté ne brille qu’un moment. Socrate prend congé. Silence. Maintenant il nous est bien permis de loger une pensée en ce creux si bien préparé. Chacun sait bien que la beauté d’un temple n’appartient pourtant pas aux parties du temple, ni aux parties de ces parties. La poussière du Parthénon n’est point belle. Les parcelles d’or et d’ivoire ne retiendraient point la beauté de la statue chryséléphantine. Plus avant, et à la poursuite de ces idées des vertus, que Socrate cherchait, et dont il approchait quelquefois, sans peut-être savoir qu’il les cherchait, disons que l’idée de la tempérance ne peut convenir qu’à un homme divisé, partagé entre ce qui désire et ce qui règle, sans oublier ce qui fait, et qui souvent s’emporte. Et comment justice, sans un rapport et une harmonie dans l’homme entre ce qui convoite, ce qui fait, et ce qui mesure ? En sorte qu’on pourrait bien dire que la Justice enferme son contraire, et que la tempérance enferme son contraire ; aussi qu’elles sont communes aux parties de l’homme prises ensemble, mais qu’elles ne conviennent à aucune de ses parties ; car ce n’est point la convoitise qui est juste, ni la colère qui est tempérante ; et disons même que ce n’est point la raison qui est juste, ni la raison qui est tempérante. Que Platon ait pensé ainsi, cela ne fait point doute dès qu’on a lu La République. Ainsi la vertu, et la beauté non plus, ne trouvera point des êtres auxquels elle soit inhérente, je veux dire des êtres qui la possèdent en chacune de leurs parties. Et il est vrai de dire, en suivant le mouvement du Grand Hippias, que la raison, la colère et le désir peuvent être tempérants pris ensemble, mais ne le sont point chacun. De même pour la justice ; elle est l’attribut d’un tout, mais ne convient pas aux parties séparées. La colère n’est pas plus juste seule qu’un des cinq osselets n’est cinq. En sorte que l’idée de justice, ou de beauté, qui à première vue rassemble tous les êtres justes, ou toutes les choses belles, rassemble encore, mais d’une tout autre manière, les puissances de l’être juste, ou les parties de la chose belle, cette fois sans convenir aussi aux parties. Et cette remarque nous rapproche de nos véritables pensées : car il faut bien, comme dira Aristote, que la justice de Socrate soit propre à lui, mais il ne se peut point, et Platon ne cesse de nous le faire entendre, qu’elle ne se sépare de lui, comme le cinq se sépare des cinq osselets. Séparable ; inséparable.

Aristote, qui devait mettre sur pied la doctrine de l’inhérence, a médité sur ce point-ci au moins une vingtaine d’années, avant de prendre parti. Par les analyses platoniciennes, dont le lecteur forme maintenant quelque notion, il est clair que l’idée se sépare. Elle se sépare, parce qu’on ne peut se la représenter étalée sur la chose, et partie contre partie. Le cinq n’est pas inhérent aux osselets. Mais l’idée se joint aussi à la chose, bien plus étroitement que ne le ferait un modèle, par ceci que le même rapport exprime autant que l’on veut les différences, comme les mathématiciens le savent bien. Une formule n’est pas seulement commune à tous les problèmes qu’elle permet de résoudre ; elle est propre aussi à chacun d’eux. Par exemple, toutes les variétés possibles dans la vitesse de plusieurs coureurs, dans le sens de leurs mouvements, dans le temps et le lieu de leurs rencontres, une seule formule les peut exprimer. C’est pourquoi, en disant que les formules sont générales, on ne dit point tout, on ne leur prête que l’identité immobile de l’idée du lion, commune à tous les lions. Une telle idée ressemble à la chose ; elle est elle-même une sorte de chose ; elle est semblable à d’autres idées, différente d’autres idées ; elle forme avec toutes les autres idées un autre monde d’existences qu’il faut dire imaginaires, et qui, par le même raisonnement, en suppose un autre et un autre, et ainsi sans fin. Toujours est-il que, par le rapport extérieur que l’imagination emporte avec elle, ces idées se séparent et même s’envolent ; elles sont quelque part là-haut ; elles sont transcendantes. Attention ici. La métaphore est presque partout dans Platon ; elle emporte, elle élève le lecteur ; elle étend et élargit le monde ; elle nous y jette, elle nous y promène, comme en une patrie qui convient à nos natures composées. Mais j’espère montrer aussi que la métaphore est toujours telle, en ce poète de la poésie, qu’elle ne peut jamais nous tromper, et que, comme la parabole évangélique, elle nous renvoie invinciblement à une idée, mais à une idée qui est devant nous, dans la métaphore même. Je suis assuré que Platon a surmonté ces idées qui sont objets, et qu’il a au moins entrevu, et c’est trop peu dire, ces autres idées qui sont les idées, et que l’imagination ne peut saisir.

La doctrine de Platon portait plus d’avenir qu’aucune autre ; et sans doute est-il plus facile aujourd’hui d’entendre Platon qu’il ne le fut jamais. La formule, qui nous est maintenant familière, donne à l’idée une sorte de corps délivré de ressemblance, et qui laisse mieux deviner l’idée que ne fait la figure géométrique, visage ambigu. Mais, d’un autre côté, la figure géométrique nous est une épreuve plus sévère, et que peu surmontent, car il est plus agréable de voir la géométrie que de l’entendre. Et toutes les difficultés, ou plutôt les facilités, que l’on trouve à Descartes et à Spinoza, résultent de ce que l’on n’a pas bien surmonté l’épreuve propre au géomètre. Or, là-dessus, au sixième livre de La République, Platon a dit ce qu’il faut dire, et mieux que personne. La figure géométrique n’est qu’un reflet, une image de l’idée. L’œil la perçoit, et de cette perception l’esprit reçoit un certain secours, comme de police, par rapport à la partie épaisse et violente de notre nature. Mais, en même temps qu’il perçoit l’image, le géomètre fait continuellement attention à ceci, que l’image n’est point l’idée. Dont témoignent les démonstrations elles-mêmes, qui sont, comme Spinoza dira, justement les yeux de l’âme, par lesquels elle connaît ces choses. Aussi les démonstrations vont-elles bien au delà de la figure, saisissant dans le triangle cette relation indivisible des angles, qui est au-dessus de leurs valeurs, et qui explique d’avance, en leur totalité, une variété illimitée de valeurs et de figures. Mais la démonstration signifie exactement ceci, qu’il est vain d’espérer de voir l’idée, et qu’il faut l’entendre.

On tâtonnera longtemps, et sans doute vainement, à la recherche d’une intuition intellectuelle. Cette métaphore, tirée de la vue, porte avec elle non pas certes des couleurs et des formes, mais la notion d’un objet qui subsiste et qui s’offre. Au lieu que l’entendre ne nous instruit que par un mouvement et un progrès. Ce n’est pas alors un objet que la pensée découvre, mais c’est plutôt elle-même qu’elle découvre, en un passage, en une suite de passages, en une délivrance, en une succession de moments dépassés. Et il se peut bien que ce mouvement de pensée soit le tout de l’idée, et qu’il n’y ait point du tout d’objet intellectuel, ou, si l’on veut, d’existence, de donnée, qui mérite le nom d’idée. Et quand on dit, en bon disciple de Kant, que la dialectique ne fera jamais exister un objet, peut-être marque-t-on fort bien, et selon la doctrine platonicienne, la distinction de l’idée et de l’objet. Et c’est ce que le triangle et le nombre devraient nous apprendre ; mais l’idole chérie c’est l’idée existant, et saisie comme par les yeux. L’idée, ainsi que Platon l’a dit et redit, est saisie seulement par une suite de discours, qui est dialectique ; dialectique, c’est enchaînement de propositions. La dialectique géométrique est seulement incomplète, par l’hypothèse, fille de nature que nous propose quelque hasard du monde. De la même manière, on ferait comprendre que le nombre cinq n’est lui aussi, qu’un reflet de l’idée, en cinq osselets, en cinq bœufs, en cinq points. Maintenant, cette idée est-elle cinq ? L’idée de deux est-elle deux ? Mais n’est-elle point plutôt commune à tout ce qui est pair ? Mieux, n’y a-t-il pas une loi des nombres qui est l’idée de tout nombre ? Il est vrai qu’ici nous n’allons pas loin, puisque la suite des nombres premiers, après tant de recherches, est encore un simple fait pour presque tous, et peut-être pour tous. On voit cette suite, on ne l’entend point. Toutefois qui oserait soutenir que nul ne l’entendra jamais, qu’on ne peut l’entendre ? Platon est unique par ce mouvement au-delà du visible, même sans moyen et sans objet. Platon était loin de savoir ce que savent nos docteurs. Toujours est-il qu’Aristote nous rapporte de lui qu’il considérait les nombres comme des intermédiaires entre les choses et les idées. Platon avait donc l’expérience de cette réflexion intrépide, qui toujours dépasse, qui toujours dépose l’objet, même abstrait, de ce rang d’idée auquel il prétend toujours, par notre nature mêlée de terre. Et puisque ce retour à l’opinion vraie, cette descente, cette chute d’entendre à voir, est notre lot, l’autre mouvement, si difficile qu’il soit, et souvent sans moyens, comme je disais pour les nombres, est pourtant le mouvement vrai. Comme disait un mathématicien « Nous jetons du lest ; nous ne pouvons pourtant pas nous jeter nous-mêmes. » En ce mouvement tient peut-être toute la doctrine de l’idée. Platon, en ses Dialogues, a divinement trouvé ce qu’il nous faut, par cette admirable insuffisance que ses mythes nous jettent au visage.

Si l’on demande maintenant quel est l’ordre vrai, non pas dans ces reflets que sont les notions mathématiques, mais dans les idées impalpables, invisibles, sans corps, inaccessibles à presque tous et peut-être à tous, on demande, il me semble, plus que ce que l’homme peut tenter. Il se peut bien que, dans ses leçons orales, un Platon pythagorisant se soit risqué à quelque système de dialectique par l’un et le deux. Dont Aristote a pris de l’humeur ; mais convenons pourtant que l’humeur d’Aristote devant la doctrine platonicienne est quelque chose d’inexplicable ; car la présence de l’homme, le ton, le geste devaient obtenir indulgence pour les plus hardies anticipations. En revanche, comme Platon lui-même nous en a avertis, les œuvres écrites sont trop solides, trop objet, trop abandonnées ; il y faut mieux mesurer ce que l’on sait, ce que l’on suppose, ce que l’on voudrait ; il y faut fixer, si cela est possible, quelque chose de ce discours parlé, changeant, fluide, et qui va toujours se corrigeant et se dévorant lui-même. Et, parce que Platon a rassemblé en ses écrits justement ce qu’il faut d’espérance, de foi, de doute, pour élever nos faibles pensées, on l’a surnommé le divin, et bien nommé. Mais que dire enfin, d’après ses œuvres, de ce système d’idées qu’il esquissait, qu’il entrevoyait, qu’il soupçonnait ?

Mettant au sommet l’un et le deux, d’après le témoignage d’Aristote, il faudrait y joindre l’être et le non-être, le fini et l’indéfini, le repos et le mouvement. Ce sont, comme on l’a compris, des relations et des corrélations, les plus abstraites qui soient, et qui, par la distance même où elles se trouvent de ces relations que nous pensons dans les choses particulières, comme l’éclipse ou la course des planètes, sont pour nous rappeler une étendue d’idées entre la source pure et le lieu des applications. Sans doute les sévères analyses du Sophiste, qui est comme une réflexion sur le Parménide, ont pour fin de nous séparer à jamais de cette opinion que les idées sont des êtres. Toujours est-il qu’une déduction à proprement parler, qu’une suite vraie de ces formes abstraites, manque tout à fait dans le Sophiste, et aussi bien dans le Philèbe, où elles se montrent selon un autre ordre, et enfin ne se trouve dans aucun autre dialogue. Quant à une vue directe sur l’application de ces idées à l’expérience, et sur ce que pourrait être l’expérience sans elles, je vois surtout à remarquer, avec l’analyse mouvante du Philèbe, un passage du Politique, presque perdu, mais sans doute à dessein, dans ce dialogue énigmatique, où, encore plus que dans le Sophiste, il semble que Platon veuille définir le personnage extérieur par les moyens extérieurs, ce qui égarerait tout à fait sur les vrais moyens de fixer l’expérience en nos pensées. Je dois dire ici en passant ce que j’ai fini par croire de ces deux dialogues désespérants, c’est que ce sophiste et ce politique représentent deux degrés de l’opinion, et déterminés par les deux degrés de l’opinion, le premier, homme d’apparence, et le second, homme d’expérience. Mais voici un meilleur objet ; voici la nature toute seule, sans le pli de coutume. Voici l’aigu et le grave courant à travers les sons, comme courent en d’autres expériences le chaud et le froid, le rapide et le lent, le grand et le petit, chacun retrouvant partout son contraire à côté de lui, et son contraire en lui-même. Ici, et aussi loin que possible des formes incorruptibles, ici, dans cette partie de l’expérience qui est le plus expérience, c’est encore l’idée qui porte le monde. Car la diversité sensible prend aussitôt la forme du deux, ou comme on dit, de la dyade, et aussitôt ce deux s’enfuit d’une fuite qui n’est plus Héraclitéenne, mais qui est mieux, puisqu’elle fait comparaître tout l’univers des degrés, et toute la qualité possible dans une qualité. Ici l’idée même du changement, fixé par son contraire, la mesure. Héraclite gardait la raison droite comme témoin du changement, mais hors du changement. Cet esprit défait ; il ne fait rien. Platon nous laisse ici entrevoir les formes de l’esprit dans le tissu même de l’expérience, et créant à proprement parler l’apparence du monde, selon la belle parole d’Anaxagore citée dans le Phédon : « Au commencement tout était ensemble ; mais vint l’esprit, qui mit tout en ordre. »

Bref, que serait le monde sans les idées ? Non seulement il ne serait pas compris ; mais c’est trop peu dire ; il ne serait rien ; il n’apparaîtrait même pas. En ce flux indéfini, c’est le fini qui fait paraître la chose. Et observez comment c’est Héraclite lui-même qui se change en Platon, comme Zénon aussi, qui niait le mouvement ; mais c’est peut-être ici le seul cas où, selon le courage socratique, l’adversaire a été pensé d’après la bonne foi. En ce tableau sommaire des formes les plus abstraites se trouve le mouvement au niveau du repos. Il a fallu Héraclite et Zénon ensemble en Platon pour surprendre l’idée dans le spectacle même, et l’immobile dans le mouvement. Car il est assez clair, par cette double négation, que le mouvement n’est point dans les choses ; mais plutôt le mouvement c’est le changement pensé d’après le même, et par la mesure. En disant seulement, et en passant, que le mouvement est une idée, Platon dit beaucoup ; car il est vrai que nous pensons le mouvement comme un tout, et comme un modèle du changement, que le changement ne nous dicte point ; un modèle selon l’esprit, non selon la chose. Il suffit à Platon de nous avertir ; il n’entre point dans ses fins de nous donner le savoir, car, frappant ainsi sur notre cuirasse mortelle, il vise un autre salut plus précieux que le pouvoir, et plus précieux que le savoir. Le fait est que nous ne voyons point d’abord l’idée dans la chose, quoique l’idée y soit ; et la connaissance par les sens n’est point la connaissance vraie. Si les idées forment la trame même de l’expérience, comment se peut-il faire que l’homme ignore si aisément cela ? Les idées ne sont pas loin ; elles ne sont pas ailleurs ; elles sont devant nous. Il n’y a pas une qualité, le rouge, le chaud, le lent, qui ne soit pensée la même, quoiqu’elle ne le soit point. Il n’y a pas de qualité qui ne soit pensée par une autre, par l’autre. Il n’y a point de contraire qui ne soit pensé par son contraire. Le nombre n’est point dans les choses ; la grandeur n’est point dans les choses ; le mouvement n’est point dans les choses ; bien mieux la qualité elle-même n’est point dans les choses. Mais cela ne signifie point que quelques-uns voient seulement les choses, et que d’autres connaissent aussi les idées ; car les choses, sans les idées, sont aussi impossibles que les ombres sans les choses dont elles sont les ombres. L’inhérence, certes, est surmontée ; l’idée du grand et du petit n’est ni dans Socrate ni dans Théétète quand je juge que l’un est plus grand que l’autre ; et l’idée de mouvement n’est ni dans le mobile, ni dans le témoin immobile par rapport auquel le mobile se meut. Toutefois ce monde Héraclitéen, où il n’y a que changement pur et simple sans aucun mouvement, où la chose n’est ni grande ni petite, ni chaude ni froide, nul ne l’a jamais vu. L’apparence n’apparaît que par les idées. Seulement ces idées sont comme perdues, méconnaissables dans l’apparence sensible. En vain nous ouvrons de grands yeux. Le fait est que nous pensons, et que nous n’en savons rien. Il faut un long détour avant que nous puissions penser explicitement l’idée dans la chose, et, par exemple, ce qui importe le plus, l’idée de l’homme dans l’homme. Et peut-être, j’y insiste de nouveau après tant d’analyses concordantes, qui frappent toujours là, peut-être toute l’erreur consiste-t-elle à croire que le modèle de l’homme ressemble à l’homme. La doctrine de la justice, telle qu’on la trouvera dans La République, est inintelligible tant que l’on cherche la justice hors de tel homme, et comme dans un autre homme plus parfait que lui. Car à chacun sa justice, mais justice pourtant universelle. Il y a donc un secret, encore bien caché aujourd’hui même à ceux qui l’ont surpris. Platon a bien des disciples, mais il est neuf, il est périlleux, il est presque inconnu, et cela fuit celui même qui le sait, d’enseigner selon Platon. C’est que Platon n’a pas livré son secret, mais plutôt une autre énigme, la plus belle au monde ; et nous y voilà.