Onze mois de captivité en Allemagne - Souvenirs d’un ambulancier/02

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Onze mois de captivité en Allemagne - Souvenirs d’un ambulancier
Revue des Deux Mondes6e période, tome 32 (p. 136-154).
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ONZE MOIS DE CAPTIVITÉ
EN ALLEMAGNE

SOUVENIRS D’UN AMBULANCIER

II [1]
LES RIGUEURS DU COLONEL

Novembre-Décembre. — On trouve sur eux tout un bric-à-brac hétéroclite d’objets les plus divers. Ces découvertes et l’irritation qui en résulta chez nos geôliers entraînèrent pour nous les plus désastreuses conséquences. La haine du colonel s’en exaspéra davantage et se traduisit par un redoublement de cruauté.

Nous fûmes, plusieurs mois durant, jusqu’à l’heure où les efforts du Comité Suisse de la Croix-Rouge, s’exerçant en haut lieu, aboutirent à nous procurer un adoucissement de sort, traités comme le rebut des bagnes, non pas en prisonniers de guerre qui ont droit à l’estime et à la pitié.

Désormais, nous perdîmes jusqu’à notre état civil pour devenir, comme les forçats, de simples numéros. On nous barbouilla sur la poitrine un chiffre à la peinture rouge, répété sur une plaque à notre képi. Puis, le colonel inventa de séparer les Français, de les mélanger aux Russes par petits paquets. Cette promiscuité nous devint rapidement intolérable parmi ces pauvres gens malpropres et grossiers. Il défendit aussi de fumer, de chanter, même de parler à voix haute. Par un raffinement de barbarie, il imagina encore de nous parquer comme des animaux. Sur son ordre, on tendit des fils de fer barbelés autour des écuries, ne laissant entre eux qu’un faible espace libre. Nous pouvions nous promener, nous apercevoir de loin, mais il était impossible de communiquer, de causer entre soi. A l’arsenal des punitions que j’ai énumérées, il en ajouta une supplémentaire et non la moins redoutée : le poteau de discipline.

Celui qu’elle frappait, sous le prétexte le plus futile, se voyait attaché plusieurs heures à un pieu, les mains liées derrière le dos. En hiver, cette immobilité forcée, sous les morsures du froid, était déjà terrible : elle devenait peut-être plus odieuse encore en été. La vermine qui nous dévorait transformait alors en véritable supplice chinois un châtiment d’apparence anodin. J’ai vu des hommes vigoureux sangloter sous les piqûres immondes, se tordre en des attaques de nerfs. Leur martyre grotesque était à ce point effroyable que les sentinelles elles-mêmes, saisies de compassion, venaient leur gratter le corps avec la crosse de leurs fusils.

Le soir venu, on nous verrouillait dans les écuries où nous nous trouvions si fort entassés qu’il fallait, faute d’espace pour se retourner, dormir une nuit couché sur le côté droit et la suivante sur le côté gauche. On peut aisément supposer l’odeur infecte et répugnante qui s’exhalait de cette étable humaine.

De jour en jour aussi, déclinait notre santé épuisée dans cet enfer par les privations et s’avilissait notre dignité d’homme si atrocement soumise à ce hard labour moral. Des murs, des palissades, des grilles, des armes sans cesse braquées sur nous, tel était notre horizon ; des menaces, des insultes, des voies de fait, notre réconfort et notre soutien. Il se produisit des cas de folie soudaine, de délire hypocondriaque ou furieux. L’infirmerie ne désemplissait plus. Chaque nuit, nous devions transporter sur des civières, au lazaret, des malheureux en démence. Le docteur B.... s’indignait, protestait, mais le colonel demeurait inflexible.

Dans ces affreuses conjonctures, survint par bonheur un événement qui nous rendit un peu de courage, nous apporta quelque consolation.

Le capitaine von P... nous rendait de fréquentes visites ; il nous annonça, vers la mi-novembre, une nouvelle accueillie par des transports de joie ;

— Vous allez pouvoir, déclara-t-il, écrire en France, à vos parens, à vos familles, et, si la Suisse consent à servir d’intermédiaire, vous pourrez également recevoir les réponses, ainsi que les mandats qui vous seront adressés.

Le jour même, on nous distribua du papier et des enveloppes, et nous commençâmes, avec l’émotion que l’on devine, à tracer nos lettres au crayon, l’encre demeurant prohibée, j’ignore pour quelle raison saugrenue. Les sous-officiers ramassaient le lendemain un abondant courrier ; mais alors premier contretemps et pénible déception. Nos épitres, beaucoup trop longues, ne seraient pas expédiées. Il fallait les écourter, les réduire à dix lignes au plus, nous borner à fournir des renseignemens sur notre santé, sans glisser la moindre allusion à la guerre, à l’existence que nous menions au camp. Ainsi expurgée, notre pauvre correspondance put enfin partir. Trois longues semaines s’écoulèrent dans une anxieuse impatience. Au commencement de décembre, les réponses nous parvinrent enfin, fidèlement transmises par la Croix-Rouge de Genève. C’étaient les premières nouvelles de France, des nôtres, du foyer perdu mais toujours bien-aimé. Malgré leur concision obligée, nous les dévorions les yeux pleins de larmes, apprenant, les uns, quelque avis favorable, d’autres, hélas ! plus nombreux, des ruines et des deuils.

La plupart des envois contenaient des mandats, qui se multiplièrent les mois suivans. Nous les touchions régulièrement, mais on ne nous remettait jamais plus de cinq marks (6 fr. 25) à la fois et par semaine, de crainte sans doute d’évasion.

Dans notre pitoyable détresse, cette petite somme représentait une fortune ; mais comment l’employer, puisque nous ne trouvions quoi que ce fût à acheter dans notre prison et qu’il était interdit de rien faire venir du dehors ?

Le sens pratique de nos ennemis, leurs instincts de lucre et de profit se manifestèrent dans l’occasion de la façon la plus heureuse pour nous. Dès qu’on connut à Bautzen que les Français avaient reçu de l’argent, le commerce local s’émut, assaillit le colonel de sollicitations pour être autorisé à tenir boutique au camp. Il refusa tout d’abord ; mais, sur les instances des autorités civiles, finit par consentir.

Un matin glacé de décembre, comme la neige tourbillonnait en épais flocons, nous fûmes avisés qu’une cantine s’installerait dans l’après-midi. Déjà des charpentiers travaillaient à construire près des cuisines un appentis en planches. Elle s’ouvrit, en effet, quelques heures plus tard, et ce fut une belle ruée d’affamés à la porte de l’étroite échoppe. Trois mille cinq cents Français et Russes piétinaient, se bousculaient dans la boue, sous les rafales. Grelottans, transis de froid, nous ressemblions à ces marmiteuses théories de claque-dents qu’on voit s’écraser à l’entrée des fourneaux populaires. À grands coups de crosse sur les reins des plus impatiens, les sentinelles mettaient un peu d’ordre dans cette cohue famélique.

Le bienheureux débit vendait de la charcuterie, du sucre, du miel, de la margarine, du cirage, des cartes postales. Il fut dévalisé en un quart d’heure ; seul, le cirage, luxe pour nous vraiment superflu et de ressource alimentaire plutôt nulle, resta pour compte au tenancier.

Cette cantine, toujours suffisamment approvisionnée, rendit les plus appréciables services à ceux qui pouvaient disposer de quelque argent. Elle permit aux plus fortunés de corser l’indigent menu de nos repas et de venir en aide à leurs compagnons moins favorisés. La plus touchante solidarité s’établit, en effet, entre camarades de gamelle ; une sorte de roulement s’organisa ; à tour de rôle, dans la limite de ses moyens, celui qui « était de mandat » se chargeait d’alimenter la popote collective.


RESSOURCES D’AFFAMÉS

Décembre-janvier. — Les Russes n’étaient pas aussi privilégiés et ne recevaient aucun envoi. Leurs maigres économies s’épuisèrent vite, et le cantinier, bien entendu, refusait tout crédit. J’ai montré leur insatiable appétit ; notre ordinaire de famine ne pouvait leur suffire ; on les voyait rôder par tout le camp, comme des loups. Nous les secourions de notre mieux, mais nous étions nous-mêmes presque aussi boulimiques. Nécessité rend inventif : ils trouvèrent le moyen d’assouvir leur faim sous le nez des sentinelles, qui mirent longtemps à s’apercevoir de l’ingénieux « chapardage » qui s’accomplissait à leur barbe.,

À la corvée de pommes de terre, pendant que l’un d’eux amusait l’attention des surveillans, ses camarades se hâtaient d’emplir leurs vastes poches des tubercules convoités. Dissimulés sous leurs manteaux, ils en dérobaient ainsi quotidiennement plusieurs kilogrammes. De retour avec ce butin, ils commençaient une étonnante cuisine. A l’aide d’ustensiles primitifs, bidons coupés par le milieu, boîtes de conserves auxquelles on avait adapté un manche pour les transformer en poêlons, ils faisaient sauter les « patates » dans la margarine que fournissaient les Français. Un suave parfum de « frites » se répandait dans l’atmosphère, et, pour en déguiser l’âcreté caractéristique, nous brûlions du sucre, sous prétexte de chasser les mauvaises odeurs. Il s’établit ainsi tout un commerce clandestin, qui rappelait aux Parisiens les guinguettes de la banlieue. Nous venions tous les jours, pour quelques sous, faire remplir nos écuelles, nous procurer un savoureux supplément de ration pour accompagner nos harengs et nos saucisses.

Hélas ! ces délectations culinaires n’eurent, elles aussi, qu’une durée trop brève. Cette anormale consommation de pommes de terre finit par intriguer l’économat. On prit l’habitude de fouiller les corvées. Il fallut renoncer à notre régal préféré.

Les Russes, alors, se rabattirent sur la chasse aux souris qui pullulaient dans les baraques. Ils tendaient des pièges aux rongeurs, en attrapaient toutes les nuits un bon nombre. Les prisonnières étaient soigneusement engraissées dans de grandes cages fabriquées à cette intention. On les gavait de restes et de débris, telles des oies d’Alsace ou du Périgord. Lorsqu’elles semblaient dodues à point, on les sortait de leur épinette pour les tuer et les dépecer. Fricassées dans la margarine, les bestioles se transformaient en ragoût hautement apprécié. Je n’ai jamais voulu, quant à moi, tâter de cette douteuse rata- touille ; des camarades, moins difficiles, m’ont affirmé que la saveur en était agréable et rappelait celle des mauviettes. Je leur laisse la responsabilité de cette indulgente appréciation.

Huit jours environ avant la Noël, nous eûmes une joyeuse surprise : les premiers colis postaux arrivèrent de France. Leurs destinataires furent appelés à la Kommandantur, où eut lieu la première distribution. Je laisse à penser le plaisir, l’émotion attendrie avec laquelle leurs fortunés possesseurs développaient ces paquets. Déjà vieux de deux mois, le contenu s’en trouvait pour la plupart malheureusement avarié. Le pain, entre autres, complètement moisi, était immangeable. Les boîtes de conserves, les salaisons, par bonheur, avaient mieux résisté. Nous partageâmes fraternellement ces provisions, qui nous servirent à passer de façon moins lugubre les nuits du Réveillon et du Jour de l’An, arrosées par quelques rasades de mauvais rhum que le cantinier consentit à nous procurer dans le plus grand secret, à beaux deniers comptans.

Les mois qui suivirent, le nombre des colis postaux augmenta de telle sorte qu’il en parvenait à peu près tous les jours. On commanda des corvées avec une voiture pour aller les chercher à la gare. C’était, pour ceux qui se voyaient désignés, l’occasion d’une joie nouvelle que de pouvoir sortir du camp, de traverser la ville, de reprendre un peu contact avec le mouvement et la vie.

Le colonel, qui regrettait évidemment son impuissance à s’opposer à ces envois, donna les ordres les plus stricts pour la surveillance de leur livraison. Les ballots devaient toujours être ouverts en présence d’un officier, et tous les journaux, les imprimés qui pouvaient servir d’enveloppe aux victuailles étaient impitoyablement déchirés, par crainte que nous pussions y trouver quelque indication sur la guerre et la marche des événemens.

Il finit même par faire examiner les conserves, de peur qu’on n’y eût glissé quelque correspondance clandestine. Plus encore et mieux que le terrible Messer Grande de Casanova, ce hobereau de Poméranie était un inquisiteur soupçonneux et subtil.

Ces colis postaux, par leur abondance et leur variété, nous sauvèrent de la famine. Grâce au supplément de nourriture qu’ils nous procuraient, notre santé, altérée par les privations, commença de se rétablir. Leur profusion stupéfiait nos gardiens qui plaisantaient, nous traitant d’ogres et de Crésus. Assurément, ils pouvaient nous porter envie, car ils étaient alors réduits à la portion congrue, et la population civile, sévèrement rationnée, ne trouvait rien à acheter chez les fournisseurs sans être munie d’une carte de consommation spéciale.


LES PRISONNIERS AU TRAVAIL

Février-Mars. — Dans les premiers jours de mars, la main-d’œuvre commençant à manquer sérieusement en Allemagne, des ordres arrivèrent de Berlin, prescrivant d’utiliser au mieux les « aptitudes professionnelles » des prisonniers. Le travail, au début, n’était pas obligatoire ; mais ceux qui le refusaient s’exposaient à de telles vexations qu’ils ne tardaient pas à se soumettre, encore qu’il fût contre toutes les lois de la guerre de leur imposer une pareille exigence.

On fit donc passer dans les chambrées des listes où chacun dut inscrire le métier qu’il exerçait et la besogne s’organisa avec cet esprit d’ordre et de méthode qui caractérise les Allemands.

Parmi les Russes se trouvaient un grand nombre de cordonniers et de tailleurs, auxquels nous avions eu précédemment recours pour rapetasser, moyennant quelques sous, nos chaussures et nos guenilles. On les employa à la confection des souliers et des vêtemens militaires. Ils s’acquittaient volontiers de cette tâche qui, toute mal rétribuée qu’elle fût, rapportait aux plus habiles quatre à cinq marks par semaine. De même les selliers se virent astreints à fabriquer des sacs et des harnais pour l’armée ; les forgerons, des ferrures, des écrous et des rivets. Mais alors surgirent des difficultés qui faillirent tourner au conflit. Les sous-officiers français et russes s’entendirent, révoltés à la pensée que le travail de leurs hommes dût profiter à l’ennemi. Par la voie hiérarchique, ils adressèrent courageusement une réclamation à la Kommandantur. La réponse du colonel ne se fit pas attendre : le lendemain, les auteurs de la plainte étaient punis de quinze jours de cellule et, dans chaque atelier, un piquet de landsturm en armes, fusils chargés et baïonnette au canon, surveillait et stimulait les ouvriers.

Notre cher Oberst crut néanmoins devoir en référer à Berlin. La réponse qui lui parvint donne bien la mesure de la cautèle et de l’hypocrisie germaniques. Les prisonniers demeuraient libres de se refuser à travailler directement pour l’armée, mais ils ne jouissaient pas de la même faculté à l’endroit des entreprises privées, comme si la production de celles-ci ne se trouvait pas, depuis la mobilisation, réquisitionnée tout entière pour les fournitures militaires. Deux mois plus tard au surplus, cette tartuferie était elle-même jugée inutile et, sans plus de distinction, le travail obligatoire imposé à tout le monde.

Les Français internés à Bautzen, étant pour la plupart des paysans et des cultivateurs, eurent la bonne fortune de se voir employés comme jardiniers et ouvriers agricoles chez les propriétaires des environs. La Saxe est justement fière de ses cultures de roses qui sont l’orgueil traditionnel du royaume. Ce fut pour tous ces ruraux un bonheur et un réconfort que de reprendre leur vie au grand air, d’échapper à l’oppression des murailles et des palissades, de piocher et de fouir au printemps dans les enclos fleuris. Au mois d’avril, on répartit même chez les fermiers d’alentour les plus capables et les plus dociles pour aider aux travaux des champs. Les postulans étaient nombreux à solliciter une faveur qui leur donnait l’illusion d’une liberté relative.

En somme, et toutes réserves faites sur le but réel poursuivi par les Allemands, le travail fut une distraction pour les prisonniers, en même temps qu’une diversion salutaire aux angoisses et aux humiliations de la vie quotidienne. Ils pensaient moins à leurs misères, le temps passait plus vite et, la fatigue aidant, ils dormaient mieux, la nuit venue, sur leur litière de paille.

Les infirmiers avaient toujours joui, grâce au docteur B..., d’un traitement privilégié. Nous touchions même une solde, 5 marks 80 pfennig (7 fr. 25) tous les dix jours, et, à partir de janvier, on nous attribua l’ordinaire du soldat allemand, de sorte que nous étions à peu près nourris et beaucoup moins à plaindre sous ce rapport que nos autres camarades.

En dehors de nos obligations à l’égard des blessés et des malades, nous fûmes à cette époque et jusqu’à la fin du printemps très pris par une besogne nouvelle : la vaccination préventive contre le typhus et le choléra.

Une épidémie venait de se déclarer à F..., dont les progrès parurent bientôt redoutables. Des ordres sévères arrivèrent de Berlin, enjoignant de prémunir contre elle tous les prisonniers sans exception. Chacun d’eux devait recevoir trois coups de lancette sur la poitrine ou sur les bras. En deux mois, sous la surveillance des majors, nous fîmes ainsi plus de vingt mille piqûres assez douloureuses et qui provoquaient une forte fièvre.

Les Français, habitués à être vaccinés au régiment, ne se révoltèrent pas trop contre cette nécessité ; il en allait autrement des Russes dans leur méconnaissance absolue des procédés d’hygiène les plus élémentaires. La plupart répugnaient à une contrainte qui terrifiait leur ignorance. Persuadés qu’on voulait leur inoculer du poison, ils cherchaient à se dérober par tous les moyens, ce qui nous imposait une police de contrôle des plus pénibles et des plus malaisées.

Cette épouvante puérile aboutit à une catastrophe. Un moujik, originaire du gouvernement de Toula, préféra se trancher la gorge avec son couteau plutôt que de subir l’horrifique ponction. On apporta, la trachée béante, le malheureux à l’infirmerie. Pansé, recousu, interrogé, il répondit avec force signes de croix qu’il aimait mieux mourir que d’être voué au diable qu’on voulait lui « mettre dans le corps. » Il mourut, en effet, le lendemain, stoïque, résigné, entêté jusqu’au bout dans sa folie mystique, sans avoir pu recevoir les consolations suprêmes d’un pope, appelé en toute hâte et qui n’arriva que pour l’enterrement.

Pour récompenser les ambulanciers de leur zèle, on leur avait ouvert l’accès de la cantine allemande, plus abondamment fournie que la nôtre et, munis d’une carte permanente, il leur fut permis de franchir sans encombre les portes intérieures du camp, toujours gardées par des sentinelles.

Cette cantine occupait un assez vaste bâtiment dans l’avant-cour de la caserne d’artillerie. La salle principale, grande, claire, aérée, était agréable et proprette, peinte en vert à réchampis blancs avec une profusion d’arabesques et de rinceaux. Des tables recouvertes de toile cirée, des bancs de chêne massif en constituaient le seul mobilier avec un grand portrait chromolithographie du Kaiser, en uniforme de cuirassier blanc. Derrière une sorte de guichet semblable à ceux qu’on voit dans les banques, le cantinier, un Saxon corpulent et réjoui, vendait, pour quelques pfennig, de la bière, du pain, du chocolat, des conserves et l’innombrable variété des delikatessen d’outre-Rhin. L’alcool, même le vin étaient rigoureusement interdits.

Je profitais fréquemment de l’autorisation qui nous était accordée et traversais, pour me rendre à la gargote, l’avant-cour dont j’ai parlé. Un spectacle tous les jours pareil s’offrait alors à mon regard. On instruisait les recrues, au milieu d’un vacarme assourdissant de commandemens et de clameurs. Vêtues en feldbraü de pied en cap, la tête coiffée de la petite calotte ronde, le casque suspendu à l’épée-baïonnette, le sac pesamment chargé aux reins, elles manœuvraient lourdement, effectuant les exercices du maniement d’armes, les mouvemens de l’école du soldat, d’escouade et de section.

Aux portes du quartier, une foule avide, curieuse, enthousiaste, s’écrasait derrière les grilles. Elle saluait les soldats de ses applaudissemens, de ses hoch, de ses hurrah. Évidemment, dans sa pensée, des troupes si bien entraînées, si vigoureusement conduites, si merveilleusement équipées, ne pouvaient que voler à la victoire… Deutschland uber alles. Calais, Londres, Paris, Pétrograd, ne tarderaient plus à succomber ; le pas du Michel allemand allait bientôt marteler leurs avenues triomphales : la paix suivrait alors, la paix dans l’opulence et la ripaille.

Le temps passait cependant ; semaine après semaine, il s’écoulait avec lenteur. Les victoires escomptées n’arrivaient guère vite ; en revanche, là-bas, sur la Vistule et sur l’Yser, dans les boues polonaises et dans les tranchées de l’Argonne, Michel, le bien-aimé, le glorieux, l’invincible Michel succombait en masses épouvantables, et, devant la caserne, maintenant aux trois quarts vide, le public se faisait rare, moins bruyant et plus réservé. En revanche, beaucoup de femmes, vieilles mères en deuil ou pleurantes jeunes filles, venaient une dernière fois embrasser, avant son départ, l’enfant ou le fiancé qui s’en allait sans joie vers l’inconnu de la mitraille et de la mort.

À la cantine, je retrouvais naturellement beaucoup de troupiers allemands. Certains grommelaient sur mon passage ou me lançaient de mauvais regards. Beaucoup, au contraire, cherchaient à m’adresser la parole, et d’aucuns s’enhardissaient à m’offrir un verre de bière, auquel je ripostais par le don d’un cigare, sous les yeux narquois du cantinier, qu’amusait cet échange de politesses dont profitait son commerce. J’eus même l’occasion de m’entretenir en français avec un gefreïte, serveur dans une brasserie de la place Pigalle avant la guerre, qui n’avait pas assez de regrets pour sa vie montmartroise.

Je comprenais suffisamment l’allemand pour saisir ce qui se disait autour de moi. Les jeunes soldats qui n’étaient pas encore allés au feu conservaient en général leur confiance et leurs illusions ; mais les autres, ceux qui revenaient du front, avaient perdu tout enthousiasme et les désabusaient péniblement par le récit des maux et des horreurs qu’ils avaient traversés.

L’impression était bizarre et paradoxale de se trouver attablé côte a côte en uniforme, d’échanger des santés avec l’ennemi, et quel ennemi ! Le frère de ce gros garçon placide et blond s’est couvert de crimes en Belgique, en France ; lui-même ira bientôt le rejoindre, tirer sur mes compatriotes, incendier et dévaster mon pays, en attendant que le sien soit à son tour saccagé, et nous sommes ici à causer pacifiquement, à tout le moins sans colère !

Belle matière à philosopher, sans doute, si j’en avais eu le temps et le courage.


LUEURS D’ESPÉRANCE

Mai, Juin. —


Le temps a quitté son manteau
De vent, de froidure et de pluie...


Sans transition, le soleil et la chaleur ont succédé aux brouillards, à la neige, aux averses. Le réveil de la nature exerce sur nous, sur nos sentimens et notre moral, sa bienfaisante influence. L’homme est ainsi fait qu’il subit sans s’en rendre compte l’ascendant des phénomènes extérieurs, participe inconsciemment à leur mélancolie comme à leur allégresse.

Le renouveau nous trouvait donc moins déprimés, l’âme mieux affermie, prompte à saisir la plus légère espérance. Les circonstances, d’ailleurs, contribuaient à retremper notre courage. Avec le temps, sans précisément se relâcher, la discipline était devenue moins implacable. Uniquement préoccupé des Russes, le colonel, en retour, laissait les Français à peu près tranquilles. Quoi qu’il en eût, au reste, il lui fallait bien à présent mettre un frein à ses fureurs comme à ses fantaisies pénitentiaires. Des commissions mixtes hispano-suisses de la Croix-Rouge, accompagnées de médecins et d’officiers d’état-major, parcouraient dans toute l’Allemagne les différens dépôts de prisonniers, recevant les doléances, signalant les abus, réclamant les améliorations qu’elles jugeaient nécessaires. Soucieux de ménager l’opinion des neutres, on tenait un compte sérieux à Berlin de leurs observations. Elles accomplirent ainsi la plus utile besogne, sauvèrent bien des vies humaines, et l’on ne saurait trop leur marquer une juste reconnaissance.

Nous reçûmes à différentes reprises leur visite à Bautzen. Comme elles étaient annoncées à l’avance, on juge l’émoi, le branle-bas général de nettoyage et de mise en état qu’elles provoquaient au camp. Tout le monde passait à la douche ; les rations étaient ce jour-là plus abondantes ; nous recevions du fil et des aiguilles pour réparer nos effets.

Fut-ce la conséquence heureuse d’une de ces visites ? L’autorisation bien imprévue nous fut accordée de faire un peu de musique pour nous distraire et passer le temps des longues soirées d’été. Un groupe d’exécutans fut bientôt constitué parmi les paysans russes. Les instrumens manquaient, une quête nous permit d’acquérir accordéons, mandolines et guitares. Chaque soir, après la soupe, s’organisaient des concerts en plein air. Allemands et Français écoulaient avec une surprise ravie les chants populaires russes, les mélodies sibériennes au charme plaintif, celles de l’Oural, plus prestes et saccadées de rythme. D’autres fois, les musiciens entonnaient un air de danse et les bons moujiks ne résistaient pas à cet appel entraînant. Aux premières notes, ils bondissaient et tous leurs pas nationaux se succédaient dans une pittoresque confusion : valses et mazurkas polonaises scandées de coups de talons et de claquemens de mains ; canaïca tourbillonnante, kastachouck acrobatique de l’Ukraine. Je me rappelais la saison russe au Châtelet, mais combien ici le spectacle était plus « nature » et plus vrai, plus sincère aussi la conviction empreinte au visage des danseurs, émus par le souvenir de leurs fêtes villageoises, sans rien d’apprêté ni d’artificiel, de tout ce que l’argot boulevardier a baptisé irrévérencieusement : du « chiqué ! »

Je n’assistais pas toujours à ces concerts. Le docteur B... m’avait pris en intérêt et m’invitait, plusieurs fois par semaine, à venir causer avec lui dans la chambre qu’il occupait à la caserne. Le but apparent de nos réunions était d’augmenter par ses enseignemens et ses conseils mes connaissances pratiques d’infirmier. En réalité, je soupçonne le matois Esculape d’avoir simplement cherché à se perfectionner dans l’usage du français. Le fait est que nous parlions plus souvent grammaire et syntaxe que pansemens ou chirurgie opératoire. Je goûtais à ces visites un agrément réel, trouvant un fauteuil confortable, une tasse d’excellent café et de temps à autre des journaux allemands que j’étais autorisé à parcourir et qui, bien que de source ennemie, par conséquent suspecte, me donnaient des nouvelles de la guerre.

Bientôt, une joie plus grande allait m’être réservée.

Le dernier jeudi de mai, notre dépôt était pour la troisième fois parcouru par une de ces commissions sanitaires dont j’ai parlé. J’étais à mon poste au lazaret, quand je vis le docteur s’approcher d’un officier qui tenait une longue liste à la main, échanger avec lui quelques rapides paroles. Presque aussitôt, celui-ci vint à moi et me dit que, désigné par le ministère de la Guerre, je devais être incessamment rapatrié et, par la Suisse, dirigé vers la France.

La surprise, l’émotion, le bonheur, me clouèrent sur place ; je demeurai stupide, tournant mon képi entre mes doigts.

Croyant que je n’avais pas compris, le major B... voulut me confirmer l’heureuse nouvelle, ajoutant que mon départ n’était plus qu’une question d’heures.

On juge de ma joie. J’avais grand’peine à m’empêcher de crier. Ainsi, l’affreux cauchemar touchait à son terme ! Finies les longues misères, le froid, la faim, la crainte perpétuelle et les déshonorantes humiliations. Je cessais d’être moins qu’un esclave, je redevenais un homme. Encore un peu de temps, — si peu ! — et ce serait de nouveau la France, le retour auprès des miens dans la douceur du foyer enfin retrouvé.. « Joie, joie, joie, pleurs de joie ! »

Après le départ de la commission, nouvel étonnement. Le capitaine von P... me fit appeler pour me demander :

— Vous n’êtes presque plus un prisonnier, que puis-je faire qui vous serait agréable ?

Je répondis en sollicitant la permission de sortir, de visiter Bautzen, cette ville que je ne connaissais pas et qui me gardait depuis bientôt dix mois. Elle me fut immédiatement accordée.

Le jour même, à deux heures, accompagné pour me servir de guide par le secrétaire du capitaine, un étudiant de vingt-trois ans qui parlait suffisamment le français, je me mettais en route.

Pour la première fois après si longtemps, j’éprouvais la volupté de marcher librement. Il faisait beau, les rues ensoleillées me semblaient superbes, et splendides leurs magasins cependant bien modestes. Les passans s’ébahissaient à la vue de mon uniforme, quelques gamins nous poursuivaient, criant : « Franzose, franzose ! » Chemin faisant, mon compagnon me décrivait en conscience les curiosités de l’endroit. L’esprit ailleurs, je n’ai pas retenu grand’chose de ses explications ; je crois me souvenir pourtant de certaine maison, occupée par une boutique de nouveautés, où Napoléon passa la nuit du 20 mai 1813, veille de la bataille de Bautzen. Il me montra encore la cathédrale Saint-Pierre, de style romano-gothique, mais sans grand caractère et les ruines du château royal d’Ortenbourg. Un moment, nous nous assîmes sur les bords d’un étang fleuri, où sommeillait un vieux moulin. L’étudiant avait arrêté ses commentaires. Nous nous taisions, hésitant à parler, à nous interroger mutuellement. Une gêne insurmontable retenait sur nos lèvres l’expression des sentimens même les plus banaux. Pourtant, cet étranger était courtois, bien élevé, complaisant. Un an plus tôt, nous eussions conversé avec intérêt, pris plaisir à notre rencontre et comme l’autre jour, à la cantine allemande, je réfléchissais, malgré moi, à l’absurde cruauté de la guerre.


UNE ATTENTE DOULOUREUSE

Juin-Juillet. — Je dormis mal cette nuit-là. Un énervement, trop facile à comprendre, me tenait éveillé. Je me tournais, me retournais dans mon lit, sans trouver le sommeil. Dès l’aube, j’étais debout à m’occuper fébrilement de mon bagage. : Les camarades m’entouraient, venant me féliciter, m’accabler aussi de commissions sans nombre. Pauvres gens et pauvre moi, bien des jours s’écouleraient encore avant l’heure bénie de la délivrance qui me permettrait de m’en acquitter !

La journée passa, puis celle du lendemain, encore une autre après, sans que je fusse appelé à la Kommandantur. A la lettre, je ne vivais plus : le temps paraissait à mon impatience d’une longueur intolérable. Dans mon agitation, je vaguais de baraquement en baraquement, questionnant les uns et les autres, cherchant dans leurs réponses un apaisement à l’inquiétude qui me dévorait.

Les semaines s’éternisaient et rien, toujours rien. Une morne tristesse succédait à l’enivrement qui m’avait transporté. Tant de fois déjà, le bruit avait couru du rapatriement de certains prisonniers, grands blessés reconnus impropres à faire campagne, de l’échange du personnel sanitaire, ambulanciers et médecins ! Cette mesure d’humanité ne s’était jamais réalisée. Je possédais, il est vrai, l’assurance formelle d’un officier, mais celui-ci ne se trompait-il point ? n’était-ce pas de sa part un jeu cruel et décevant ?

Mon abattement ne connut plus de bornes lorsque j’appris l’entrée en jeu de l’Italie.

Comment continuer à espérer, maintenant que l’Allemagne fermait sa frontière suisse, que nul train ne partait plus dans cette direction, que la fureur s’exaspérait davantage contre les nations latines ?

Je tombai alors dans une véritable hypocondrie, malgré les affirmations et les encouragemens que me prodiguait le docteur B… Ce fut la plus lamentable période de ma captivité. Heureusement pour ma santé, elle fut de courte durée. Une épidémie de dysenterie qui éclata sur ces entrefaites vint m’arracher aux sombres pensées où je m’absorbais. Il y eut soudain au lazaret un travail intensif auprès des malades qui devint une diversion salutaire à la neurasthénie qui me gagnait. À soigner de plus éprouvés que moi, j’en oubliais un peu ma propre affliction. En même temps, les lettres que je recevais de Paris contribuèrent à rétablir ma confiance ébranlée. Elles me faisaient comprendre à mots couverts qu’après de longues difficultés qui les avaient suspendus, les échanges de prisonniers allaient reprendre prochainement. Du moins, était-ce l’interprétation qu’en mes instans d’optimisme je me plaisais à leur attribuer, car il n’était pas toujours facile de déchiffrer les rébus compliqués sous lesquels la sollicitude des nôtres s’ingéniait à dissimuler les renseignemens qu’on essayait de nous communiquer. Au début, revenaient continuellement des allusions à la santé d’une certaine sœur Marianne qui se rétablissait avec lenteur, à la besogne épineuse d’un jardinier nettoyant progressivement ses parterres des loirs qui les infestaient. Symbolisme un peu bien transparent qui n’avait pas tardé à exciter la méfiance de nos gardiens et leur faisait impitoyablement supprimer ou « caviarder » les trop naïves épitres. Il avait fallu trouver autre chose et souvent les tortueuses énigmes soumises à notre perspicacité prenaient la tournure de véritables casse-têtes.

Juillet était venu accablant et torride. L’épidémie semblait définitivement enrayée ; nous chômions au lazaret et je retombais dans ma tristesse et ma lassitude, lorsque le 16, vers deux heures, date à jamais inoubliable pour moi, je fus tout à coup convoqué à la Kommandantur. Je me rappelle encore le tumulte d’émotions qui m’agitaient durant que je traversais les cours sous l’éclatant soleil. Mes jambes se dérobaient sous moi quand je poussai la porte. Était-ce cette fois la délivrance ?

Le capitaine von P… me tend un papier. Les yeux brouillés, j’y jette un regard rapide. C’est ma feuille de route et mon départ est fixé au lendemain. Je voudrais parler, crier mon bonheur, mais le colonel est présent et sa vue arrête les paroles sur mes lèvres. Je remercierai plus tard ; un bref salut militaire, demi-tour et me voilà dehors. Par exemple, sitôt hors de vue, je me mets à gambader, à « piquer un chahut » échevelé. Mes nerfs exacerbés me trahissent, j’éclate d’un rire convulsif qui se termine par une crise de larmes.

Un peu calmé, je cours à la cantine avaler un moss de bière qui n’étanche qu’à peine une soif ardente et subite ; puis je me dirige vers les baraquemens annoncer la bonne nouvelle à mes camarades. Aussitôt, comme il y a deux mois, je suis assailli de demandes et de prières. Tous veulent écrire, me supplient de leur servir de courrier. Si je me laissais faire, j’emporterais plus de quinze cents lettres. A mon profond regret, force m’est de refuser. Je serai certainement fouillé avant de monter dans le train et le seul résultat de ma complaisance serait une punition qui me retiendrait de longs jours encore à Bautzen. Je me contente de noter dans ma mémoire, aussi soigneusement que je puis, les instructions variées dont on me charge et de promettre de les exécuter. Je me hâte d’expédier mes adieux forcément pénibles aux pauvres gens que je dois laisser derrière moi en proie à toutes les affres de la captivité ; ils s’accrochent à moi, m’embrassent en pleurant, me conjurent de porter des nouvelles aux leurs ; je ne m’arrêterai un peu longuement qu’à l’infirmerie, auprès d’un malheureux garçon charmant et cultivé, qui agonise douloureusement, une balle dans le poumon gauche, pour lui dire un au revoir menteur, à l’instant d’une séparation que je pressens trop bien devoir être éternelle.


LA DÉLIVRANCE

Le lendemain, après une nuit blanche, bien avant l’instant fixé pour le départ, j’étais debout, contemplant sous la jeune lumière le morose panorama de ces cours, de ces écuries où j’ai vécu les onze mois les plus cruels de ma vie et que je vais quitter pour toujours. Absurdement, le récitatif de Faust : « Salut, ô mon dernier matin ! » s’évoque à ma mémoire et je m’empêche à grand’peine de le fredonner.

A six heures, alors que nos camarades se trouvent déjà au travail, après la visite et la fouille minutieuse que j’ai prévues, on nous rassemble derrière les grilles de la caserne, et l’on nous mène à la gare sous la conduite d’une section de landsturm. Nous sommes peu nombreux, une dizaine environ, mais ce chiffre va s’augmenter sans cesse au cours de notre longue traversée de l’Allemagne du Sud, si bien qu’il dépassera quatre cents à notre arrivée à Constance. Le train est composé de voitures de quatrième classe à notre usage, d’un wagon de seconde pour les médecins et provient du camp voisin de Liegnitz. Par les portières de joyeuses rumeurs nous accueillent : ce sont d’autres infirmiers, libérés comme nous, qui saluent notre arrivée.

La machine s’ébranle. Bautzen diminue, s’estompe, puis disparaît à l’horizon. Nous traversons des champs, des plaines coupées de vastes landes, d’opaques forêts de sapins. Un babil désordonné emplit d’un pépiement de volière la caisse roulante qui nous cahote sans pitié. Jamais époux partant en voyage de noces, après un mariage d’amour, n’ont vécu plus délicieuses minutes, goûté extase comparable à la nôtre. Notre confort est cependant bien rudimentaire, le trajet s’annonce long et fatigant, le sommeil presque impossible sur les dures banquettes de bois où nous nous tenons entassés ; n’importe, nous allons vers la France ; cet air que nous respirons, c’est celui de la liberté, bientôt celui de la Patrie !

Dresde, premier et long arrêt. Sous le hall de la vaste gare, nous n’apercevons rien de la Florence du Nord : la belle ordonnance de ses avenues nous échappe, comme la splendeur de ses édifices. Nous sommes autorisés à descendre sur le quai où nous pouvons acheter du tabac, du pain, des saucisses et autres victuailles. Il en sera de même dans toutes les villes où nous passerons.

Chemnitz, Bamberg, Erlangen, Auxbach, Ulm, à chaque station s’allonge notre train accru de wagons nouveaux. La chaleur et la fatigue aidant, je somnole tant bien que mal, et c’est dans une demi-torpeur que j’entrevois les campagnes bavaroises semées de champs de blé, de seigle, d’avoine où s’affairent à la moisson des prisonniers français et russes qui agitent leurs coiffures à notre passage.

Au matin du quatrième jour, nous apercevons enfin les flots agités d’un grand lac. Quelques tours de roue encore ; la flèche élancée d’une église gothique poignarde le ciel : c’est Constance, terme de notre voyage en Allemagne. Nous sommes aux portes de la Suisse.

Nous descendons et traversons la gare décorée de verdures, pavoisée d’oriflammes. Sur le trottoir qui nous fait face, je remarque un groupe d’infirmiers allemands sans doute rapatriés de France, reconnaissables à leurs uniformes. On nous dirige sur les bâtimens d’une école de jeunes filles dont nous occupons les dortoirs. Nous y séjournons trois jours, dévorés d’impatience et comptant les heures trop lentes à notre gré. Le jeudi 22 juillet, nous apprenons enfin que le départ est fixé pour deux heures. Après une nouvelle fouille ; on nous rassemble, et nous arpentons la ville sous les yeux d’une foule indifférente et muette. Notre aspect, cependant, prêterait facilement à rire ; plutôt qu’à des soldats, nous ressemblons à une caravane d’émigrans, dans nos haillons bariolés et ruineux.

Le train nous attend et la vue des wagons suisses réjouit mon regard. Les premières voitures sont occupées par un transport de grands blessés. C’est un spectacle à la fois pitoyable et tragique que celui de ces infortunés, amputés et mutilés de toutes sortes, manchots, culs-de-jatte ou aveugles.

Un coup de sifflet, les wagons démarrent pour stopper une centaine de mètres plus loin. La dernière sentinelle allemande s’immobilise sur le ballast, des officiers suisses prennent possession du convoi. Nous avons quitté l’Allemagne, nous entrons sur le territoire de la République helvétique.

Toute la population de Gottlieben, la petite ville frontière, s’est portée sur la voie. L’enthousiasme est indescriptible, la scène prodigieuse : on nous acclame, on nous jette des fleurs, des bouquets ; on nous tend des cigarettes, du vin, des sandwichs, du chocolat ; des vieillards nous serrent les mains, des jeunes filles offrent leurs joues à nos baisers. L’émotion nous serre la gorge, des pleurs attendris coulent de nos yeux, et la Marseillaise jaillit éperdument de nos poitrines, reprise en chœur par les grands blessés. Quand le train repart, longtemps encore le bruit des ovations parvient à nos oreilles.

Partout où nous passons, se manifeste le même accueil de chaleureuse sympathie. A Zurich, dans un éblouissant brasier de lumières, des tables enguirlandées sont dressées sous le gigantesque vaisseau de la gare. Un copieux souper nous est servi, et les représentans des divers comités de la Croix-Rouge prodiguent à chacun les marques de la plus touchante sollicitude. Nous remercions de notre mieux les organisateurs, et en signe d’hommage, avant le départ, sur l’ordre des médecins qui nous commandent, nous défilons au pas et en rangs devant eux.

A Berne, où nous arrivons à onze heures, j’ai la surprise d’entendre prononcer mon nom et descends aussitôt m’enquérir. Une dame, au milieu d’un groupe d’infirmières, m’adresse quelques paroles de bienvenue et m’offre une boîte de cigarettes enrubannées de faveurs tricolores. C’est une amie de ma famille, Mme la colonelle I..., femme de l’ex-commandant en chef des forces helvétiques. Tout confus d’un pareil honneur, je lui témoigne ma respectueuse gratitude. Je crois devoir aussi lui exprimer les sentimens de profonde reconnaissance envers la Suisse, qui remplissent le cœur des prisonniers français. Pour être improvisée vaille que vaille, ma petite harangue a du moins le mérite de la sincérité, car c’est aux efforts obstinés de cette généreuse nation, au dévouement inlassable de ses représentans et de ses envoyés que la plupart d’entre nous doivent le salut, le bonheur de revoir leur patrie.

Le temps s’est mis à la pluie et nous franchissons la frontière, sans nous en apercevoir, sous des cataractes. La vue d’un peloton de territoriaux, rendant les honneurs à Bellegarde, nous fait enfin comprendre que nous sommes en France. Aussitôt, rythmée avec ferveur par sept cents voix, éclate à nouveau la Marseillaise, comme un hymne d’orgueil, d’allégresse et d’amour.

J’épargnerai au lecteur le récit de notre arrivée à Lyon, de la réception qui s’ensuivit. Les journaux ont maintes fois fourni à cet égard toutes les précisions désirables. Congrûment abreuvés de Champagne et de discours officiels, nous fûmes ensuite coucher à la caserne des cuirassiers. Après une nuit réparatrice, mon premier soin fut d’aller faire couper la barbe de fleuve qui me couvrait les joues. Le train ne partait que l’après-midi ; j’eus donc tout loisir d’aller savourer un succulent chateaubriand aux pommes, mon rêve inexaucé depuis un an bientôt !

Dix heures plus tard, nous entrions en gare de Lyon. Je saute dans les bras de mon frère, blessé en Alsace et convalescent, que j’aperçois sur le quai. Nous nous étreignons longuement. Il y a onze mois et vingt-deux jours que j’ai quitté Paris.


A. AUGUSTIN-THIERRY.

  1. Voyez la Revue du 15 février.