Oppression et Liberté/03

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RÉFLEXIONS CONCERNANT
LA TECHNOCRATIE,
LE NATIONAL-SOCIALISME, L’U.R.S.S.
ET QUELQUES AUTRES POINTS



Ce ne sont ici que quelques idées, peut-être hasardées, certainement hérétiques par rapport à toutes les orthodoxies, destinées avant tout à faire réfléchir les militants.

Nous vivons sur une doctrine élaborée par un grand homme certes, mais un grand homme mort il y a cinquante ans. Il a créé une méthode ; il l’a appliquée aux phénomènes de son temps ; il ne pouvait l’appliquer aux phénomènes du nôtre.

Les militants d’avant-guerre ont senti la nécessité d’appliquer la méthode marxiste à la forme nouvelle qu’avait prise le capitalisme de leur temps. La mince brochure de Lénine concernant l’impérialisme témoigne d’un tel souci, pour lequel les préoccupations quotidiennes des militants laissaient malheureusement peu de loisir.

Quant à nous, Marx représente pour nous, dans le meilleur des cas, une doctrine ; bien plus souvent un simple nom, que l’on jette à la tête de l’adversaire pour le pulvériser ; presque jamais une méthode. Le marxisme ne peut cependant rester vivant qu’à titre de méthode d’analyse, dont chaque génération se sert pour définir les phénomènes essentiels de sa propre époque. Or il semble que nos corps vivent seuls dans cette période prodigieusement nouvelle, qui dément toutes les prévisions antérieures ; et que nos esprits continuent à se mouvoir, sinon au temps de la première Internationale, du moins au temps d’avant-guerre, à l’époque de la C.G.T. révolutionnaire et du parti bolchévik russe. Nul n’essaie de définir la période actuelle. Trotsky a bien dit et même répété à maintes reprises que, depuis 1914, le capitalisme est entré dans une nouvelle période, celle de son déclin ; mais il n’a jamais eu le temps de dire ce qu’il entend par là au juste, ni sur quoi il se fonde. On ne saurait le lui reprocher, mais cela ôte toute valeur à sa formule. Et personne, que je sache, n’est allé plus loin.

Celui qui admet la formule de Lénine : « Sans théorie révolutionnaire pas de mouvement révolutionnaire » est forcé d’admettre aussi qu’il n’y a à peu près pas de mouvement révolutionnaire en ce moment.

Il y a un peu plus de deux ans paraissait en Allemagne un livre qui a fait un assez grand bruit, intitulé La Fin du Capitalisme ; l’auteur, Ferdinand Fried, appartenait à cette célèbre revue, Die Tat, qui a longtemps préconisé un capitalisme d’État, une économie dirigée et fermée, avec une dictature appuyée à la fois sur les organisations syndicales et sur le mouvement national-socialiste. Les révolutionnaires n’ont guère porté attention à l’ouvrage de Fried, et l’ont jugé médiocre ; c’est qu’ils ont eu le tort d’y chercher un système cohérent ; et la valeur du livre, considéré comme un simple document, leur a échappé. L’idée essentielle du livre, c’est celle du pouvoir de la Bureaucratie. Ce ne sont plus les possesseurs du capital, les propriétaires de l’outillage qui dirigent l’entreprise ; grâce aux actions, ces propriétaires sont fort nombreux, et les quelques gros actionnaires qui les dirigent se préoccupent surtout d’opérations financières. Ceux qui conduisent l’entreprise elle-même, administrateurs, ingénieurs, techniciens de toute espèce, ce sont, à part quelques exceptions, non des propriétaires, mais des salariés ; c’est une bureaucratie. Parallèlement le pouvoir d’État, dans tous les pays, s’est concentré de plus en plus entre les mains d’un appareil bureaucratique. Enfin le mouvement ouvrier est au pouvoir d’une bureaucratie syndicale. « Aujourd’hui nous sommes pratiquement sous la domination de la bureaucratie syndicale, de la bureaucratie industrielle et de la bureaucratie d’État, et ces trois bureaucraties se ressemblent tant que l’on pourrait mettre l’une à la place de l’autre. » La conclusion est qu’il faut organiser une économie fermée, dirigée par cette triple bureaucratie unie en un même appareil. C’est le programme même du fascisme, avec cette différence que le fascisme brise l’appareil syndical et crée des syndicats placés sous sa domination directe.

On a beaucoup parlé en Amérique, ces temps-ci, d’une théorie nouvelle qui avait nom « technocratie ». L’idée, comme le nom même l’indique, était celle d’une économie nouvelle, qui ne serait plus ballottée au hasard des concurrences, qui ne serait pas non plus, comme le veut le socialisme, aux mains des ouvriers, mais qui serait dirigée par les techniciens, investis d’une sorte de dictature. Les modalités de cette économie nouvelle, la méthode de répartition, la monnaie fondée sur « l’unité d’énergie », ce ne sont là que des détails. L’essentiel était cette idée, qui a, nous dit-on, préoccupé pendant quelque temps tous les Américains, de substituer à la classe capitaliste une autre classe dirigeante, qui n’aurait été autre que cette bureaucratie industrielle signalée par Fried.

Ces courants de pensée absolument nouveaux, propres à l’après-guerre, et qui se sont développés avec la crise actuelle, doivent nous porter à examiner ce qu’est devenu, de nos jours, le procès de la production industrielle. Et nous devons reconnaître que les deux catégories économiques établies par Marx, capitalistes et prolétariat, ne suffisent plus à saisir la forme de la production. Les capitalistes se sont de plus en plus détachés de la production elle-même, pour se consacrer à la guerre économique. Le premier roi du pétrole, Rockefeller, a conquis sa suprématie par une trouvaille d’ordre industriel, les pipe-lines ; le second, Deterding, n’a été le concurrent heureux de Rockefeller que grâce à des coups de bourse et à des manœuvres financières. Cette succession est symbolique.

Caste ou classe, la bureaucratie est un facteur nouveau dans la lutte sociale. Elle a transformé, en U.R.S.S., la dictature du prolétariat en une dictature exercée par elle-même, et dirige depuis lors les ouvriers révolutionnaires du monde entier. En Allemagne au contraire elle s’est alliée au capital financier pour l’extermination des meilleurs ouvriers. On peut dire que dans aucun des deux cas elle n’a joué un rôle indépendant ; mais, tant que la féodalité a duré, la bourgeoisie aussi a dû s’allier avec les classes opprimées contre elle, ou avec elle contre les classes opprimées. Ce qui est grave, c’est que nulle part les ouvriers ne sont organisés d’une manière indépendante. Les communistes obéissent à cette bureaucratie russe, aussi incapable à présent de jouer un rôle progressif dans le reste du monde que la bourgeoisie française après Thermidor, quand elle eut écrasé ces sans-culottes sur lesquels elle s’était appuyée. Les ouvriers réformistes sont aux mains de cette bureaucratie syndicale qui ressemble à la bureaucratie industrielle et à la bureaucratie d’État comme une goutte d’eau à deux autres, et s’agglutine mécaniquement à l’appareil d’État. Les anarchistes n’échappent à l’emprise de la bureaucratie que parce qu’ils ignorent l’action méthodiquement organisée. En face de cette situation, les polémiques des communistes oppositionnels, des syndicalistes révolutionnaires, etc., semblent pour le moins manquer singulièrement d’actualité.

Les communistes accusent les social-démocrates d’être les « fourriers du fascisme », et ils ont cent fois raison. Ils se vantent d’être, eux, un parti capable de lutter efficacement contre le fascisme, et ils ont malheureusement tort. Devant la menace fasciste, une question se pose aux militants. Est-il possible d’organiser les ouvriers d’un pays quelconque sans que cette organisation sécrète pour ainsi dire une bureaucratie qui subordonne aussitôt l’organisation à un appareil d’État, soit celui du pays lui-même, soit celui de l’U.R.S.S. ?

La sinistre comédie que jouent depuis déjà tant de mois, aux dépens du prolétariat allemand, la social-démocratie et l’Internationale Communiste[1] montre que la question est urgente, et peut-être la seule qui importe présentement.

  1. Les communistes les plus fanatiques devraient ouvrir les yeux devant l’appel lancé le 5 mars par l’Internationale Communiste. Depuis des mois et des mois, les oppositionnels sont injuriés parce qu’ils proclament l’urgence de propositions de front unique au sommet. Au début de février, le parti communiste allemand repousse fièrement, sans même offrir de négocier, le « pacte de non-agression » offert par la social-démocratie. Le 19 février, l’Internationale Socialiste propose le front unique sans conditions, et n’obtient d’autre réponse que le discours de Thorez au Comité Central contre tout front unique au sommet, contre toute suspension des attaques à l’égard de la social-démocratie. Survient l’incendie du Reichstag, l’arrestation de milliers de militants, la terreur qui rend illégaux aussi bien social-démocrates que communistes, qui pousse les chefs social-démocrates, affolés, dans les bras de Hitler (cf. la lettre de Well), qui rend tout travail de propagande et d’organisation presque impossible. Et alors, alors seulement, l’Internationale Communiste, le 5 mars, accepte, non seulement la proposition du 19 février, mais même le « pacte de non-agression » ! Ainsi aucun principe ne s’opposait à cette tactique ? Mais alors qu’est-ce qui empêchait de l’adopter dès février, ou même dès janvier, ou même auparavant, quand le prolétariat allemand pouvait encore prendre l’offensive et lutter avec des chances sérieuses de succès ? Ce retard n’est-il pas une trahison ?