Oppression et Liberté/07

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EXAMEN CRITIQUE
DES
IDÉES DE RÉVOLUTION ET DE PROGRÈS[1]



Un mot magique, aujourd’hui, semble capable de compenser toutes les souffrances, de satisfaire toutes les inquiétudes, de venger le passé, de remédier aux malheurs présents, de résumer toutes les possibilités d’avenir. C’est le mot de révolution. Il ne date pas d’hier. Il date de plus d’un siècle et demi. Un premier essai d’application, de 1789 à 1793, a donné quelque chose, mais non pas ce qu’on en attendait. Depuis, chaque génération de révolutionnaires se croit, dans sa jeunesse, désignée pour faire la vraie révolution, puis vieillit peu à peu et meurt en reportant ses espérances sur les générations suivantes ; elle ne risque pas d’en recevoir le démenti, puisqu’elle meurt. Ce mot a suscité des dévouements si purs, fait couler à plusieurs reprises un sang si généreux, constitué pour tant de malheureux la seule source du courage de vivre qu’il est presque sacrilège de l’examiner ; tout cela n’empêche pourtant pas que peut-être il ne soit vide de sens. Les martyrs ne remplacent les preuves que pour les prêtres.

Si on considère le régime qu’il s’agirait d’abolir, le mot de révolution semble n’avoir jamais été si actuel, car, de toute évidence, ce régime est bien malade. Si on se retourne du côté des successeurs éventuels, on aperçoit une situation paradoxale. En ce moment, aucun mouvement organisé ne prend effectivement le mot de révolution comme un mot d’ordre déterminant l’orientation de l’action et de la propagande. Pourtant jamais on ne s’est tant réclamé de ce mot d’ordre ; et surtout il touche individuellement tous ceux que les conditions d’existence actuelles font souffrir dans leur chair ou dans leur âme, tous ceux qui sont des victimes ou qui simplement se croient des victimes, tous ceux aussi qui prennent généreusement à cœur le sort des victimes qui les entourent, bien d’autres encore. Ce mot renferme la solution de tous les problèmes insolubles. Les ravages de la guerre passée, la préparation d’une guerre éventuelle pèsent sur les peuples d’un poids de plus en plus écrasant ; chaque désordre dans la circulation de la monnaie et des produits, dans le crédit, dans les investissements, se répercute en atroces misères ; le progrès technique semble apporter au peuple plus de surmenage et d’insécurité que de bien-être ; tout cela s’évanouira à l’instant où sonnera l’heure de la révolution.

L’ouvrier qui, à l’usine, contraint à une obéissance passive, à un travail morne et monotone, « trouve le temps long », ou qui ne se croit pas fait pour le travail manuel, ou qui est persécuté par un chef, ou qui souffre, à la sortie, de ne pouvoir se procurer tel ou tel plaisir offert aux consommateurs bien munis d’argent, songe à la révolution. Le petit commerçant malheureux, le rentier ruiné tournent les yeux vers la révolution. L’adolescent bourgeois en rébellion contre le milieu familial et la contrainte scolaire, l’intellectuel en mal d’aventures et qui s’ennuie, rêvent de révolution. L’ingénieur heurté à la fois dans sa raison et dans son amour-propre par la prédominance des considérations financières sur les considérations techniques, et qui voudrait voir la technique régir l’univers, aspire à la révolution. La plupart de ceux qui ont vivement à cœur la liberté, l’égalité, le bien-être général, qui souffrent de voir des misères et des injustices, attendent une révolution. Si on prenait un à un tous ceux à qui il est arrivé de prononcer avec espoir le mot de révolution, si on cherchait les mobiles réels qui ont orienté chacun d’eux dans ce sens, les changements précis, d’ordre général ou personnel, auxquels il aspire réellement, on verrait quelle extraordinaire diversité d’idées et de sentiments peut recouvrir un même mot. On s’apercevrait que la révolution d’un homme n’est pas toujours celle du voisin, il s’en faut, que même bien souvent elles sont incompatibles. On trouverait aussi qu’il n’y a souvent aucun rapport entre les aspirations de toute espèce que traduit ce mot dans la pensée des hommes qui le prononcent et les réalités auxquelles il est susceptible de correspondre au cas où l’avenir apporterait effectivement un bouleversement social.

Au fond on pense aujourd’hui à la révolution non comme à une solution des problèmes posés par l’actualité, mais comme à un miracle dispensant de résoudre les problèmes. La preuve qu’on la considère ainsi, c’est qu’on attend qu’elle tombe du ciel ; on attend qu’elle se fasse, on ne se demande pas qui la fera. Peu de gens sont assez naïfs pour compter à cet égard sur les grandes organisations, syndicales ou politiques, qui avec plus ou moins de conviction persistent à se réclamer d’elle. Dans leurs états-majors, quoique non totalement dépourvus d’hommes de valeur, le regard le plus optimiste ne pourrait apercevoir l’embryon d’une équipe capable de mener à bien une tâche de cette envergure. Les cadres de second plan, les jeunes, ne donnent aucune marque qu’ils puissent renfermer les éléments d’une telle équipe. D’ailleurs ces organisations reflètent une bonne part des tares qu’elles dénoncent dans la société où elles évoluent ; elles en renferment même d’autres plus graves, à cause de l’influence qu’exerce sur elles à distance un certain régime totalitaire pire que le régime capitaliste. Les petits groupements, d’allure extrémiste ou modérée, qui accusent les grandes organisations de ne rien faire et mettent une persévérance si touchante à annoncer la bonne nouvelle, seraient plus embarrassés encore pour désigner des hommes capables d’être les accoucheurs d’un ordre nouveau.

On se fie, il est vrai, ou du moins on le feint, à la spontanéité des masses. Juin 1936 a donné un exemple émouvant de cette spontanéité qu’on avait pu croire tuée, en France, dans le sang de la Commune. Un grand élan, sorti des entrailles de la masse, ingouvernable, a desserré soudain l’étau de la contrainte sociale, rendu l’atmosphère enfin respirable, changé les opinions dans tous les esprits, fait admettre comme évidentes des choses tenues six mois plus tôt pour scandaleuses. Grâce à l’incomparable puissance de persuasion que possède la force, des millions d’hommes ont fait apparaître, et d’abord à leurs propres yeux, qu’ils avaient part aux droits sacrés de l’humanité, ce que des intelligences même pénétrantes n’avaient pu apercevoir au temps où ils étaient faibles. Mais c’est tout. Sauf dans le sens d’un bouleversement plus profond, il ne pouvait y avoir autre chose. Les masses ne posent pas de problèmes, n’en résolvent pas ; donc elles n’organisent ni ne construisent. D’ailleurs elles sont, elles aussi, profondément imprégnées des tares du régime où elles vivent, peinent et souffrent. Leurs aspirations portent la marque du régime. La société capitaliste ramène tout aux francs, aux sous, aux centimes ; les aspirations des masses aussi s’expriment principalement en francs, en sous, en centimes. Le régime repose sur l’inégalité ; les masses expriment des revendications inégales. Le régime repose sur la contrainte ; les masses, dès qu’elles ont droit à la parole, exercent dans leurs propres rangs une contrainte du même genre. On voit mal comment il pourrait surgir des masses, spontanément, le contraire du régime qui les a formées, ou plutôt déformées.

On se fait une étrange idée de la révolution, à examiner la chose de près. D’ailleurs, dire qu’on s’en fait une idée, c’est beaucoup dire. À quoi les révolutionnaires croient-ils pouvoir reconnaître le moment où il y aura révolution ? Aux barricades et aux fusillades dans les rues ? À l’installation au gouvernement d’une certaine équipe d’hommes ? À la violation de la légalité ? À certaines nationalisations ? À l’émigration massive des bourgeois ? À la promulgation d’un décret supprimant la propriété privée ? Tout cela n’est pas clair. Mais enfin il reste qu’on attend, sous le nom de révolution, un moment où les derniers seront les premiers, où les valeurs niées ou abaissées par le régime actuel surgiront au premier plan, où les esclaves, sans abandonner d’ailleurs leurs tâches, seront les seuls citoyens, où les fonctions sociales vouées aujourd’hui à la soumission, à l’obéissance et au silence auront les premières droit à la parole et à la délibération dans toutes les affaires d’intérêt public. Il ne s’agit pas là de prophéties religieuses. On présente un tel avenir comme correspondant au cours normal de l’histoire. C’est qu’on ne se fait aucune idée juste du cours normal de l’histoire. Même quand on l’a étudiée, on reste pénétré par le souvenir vague des manuels d’école primaire et des chronologies.

On se réclame de l’exemple de 1789. On nous dit que, ce que la bourgeoisie a fait par rapport à la noblesse en 1789, le prolétariat le fera par rapport à la bourgeoisie en une année non déterminée. On se figure qu’en cette année 1789, ou du moins de 1789 à 1793, une couche sociale jusque-là subalterne, la bourgeoisie, a chassé et remplacé ceux qui géraient la société, les rois et les nobles. De la même manière, on croit qu’à un certain moment qu’on désigne sous le nom de Grandes Invasions les barbares ont envahi l’Empire romain, ont brisé les cadres de l’Empire, réduit les Romains à un état très subalterne, et pris le commandement partout. Pourquoi les prolétaires n’en feraient-ils pas autant, à leur manière ? En effet, il en est ainsi dans les manuels. Dans les manuels, l’Empire romain dure jusqu’au moment où commencent les Grandes Invasions ; après quoi, c’est un nouveau chapitre. Dans les manuels, le roi, la noblesse et le clergé possèdent la France jusqu’au jour où on prend la Bastille ; ensuite, c’est le Tiers-État. Cette notion catastrophique de l’histoire, où les catastrophes sont marquées par les fins ou les débuts de chapitres, nous l’avons tous absorbée pendant des années ; nous ne nous en débarrassons pas, et nous réglons notre action sur elle. La division des manuels d’histoire en chapitres nous vaudra bien des erreurs désastreuses.

Cette division ne correspond à rien de ce qu’on sait concernant le passé. Il n’y a pas eu substitution violente des premières formes de la féodalité à l’Empire romain. Dans l’Empire lui-même, les barbares s’étaient mis à occuper les postes les plus importants, les Romains tombaient peu à peu à des places honorifiques ou subalternes, l’armée se disloquait en bandes menées par des aventuriers, le colonat remplaçait peu à peu l’esclavage, tout cela bien avant les grandes invasions. De même, en 1789, il y avait longtemps que la noblesse était réduite à une situation presque parasite. Un siècle plus tôt, Louis XIV, si fier envers les plus hauts personnages, devenait déférent devant un banquier. Les bourgeois occupaient les plus hautes fonctions de l’État, régnaient sous le nom du roi, exerçaient les magistratures, dirigeaient les entreprises industrielles et commerciales, s’illustraient dans les sciences et la littérature, et ne laissaient guère aux nobles qu’un monopole, celui des fonctions d’officiers supérieurs. On pourrait citer d’autres exemples.

Quand il semble qu’une lutte sanglante substitue un régime à un autre, cette lutte est en réalité la consécration d’une transformation déjà plus qu’à moitié accomplie, et amène au pouvoir une catégorie d’hommes qui le possédaient déjà plus qu’à moitié. Il y a là une nécessité. Comment pourrait-il y avoir rupture de continuité dans la vie sociale, puisqu’il faut manger, se vêtir, produire et échanger, commander et obéir tous les jours, et que tout cela ne peut se faire aujourd’hui que sous des formes sensiblement semblables à celles d’hier ? C’est sous un régime en apparence stable que s’opèrent lentement des transformations dans la structure des rapports sociaux, des changements dans les attributions des diverses catégories sociales. Les luttes violentes, quand elles se produisent, et elles ne se produisent pas toujours, ne jouent que le rôle de balances ; elles donnent le pouvoir à ceux qui l’ont déjà. C’est ainsi, pour s’en tenir à ces deux exemples, que les grandes invasions ont livré l’Empire romain aux barbares, qui s’en étaient déjà emparés du dedans, et que la prise de la Bastille, avec ce qui s’en est suivi, a consolidé l’État moderne, que les rois avaient constitué, et livré le pays aux bourgeois, qui y faisaient déjà à peu près tout. Si la révolution d’Octobre, en Russie, semble avoir créé de toutes pièces du nouveau, ce n’est qu’une apparence ; elle a seulement renforcé les pouvoirs qui déjà étaient les seuls réels sous le tsarisme, la bureaucratie, la police, l’armée. Ce genre d’événements abolit les privilèges qui ne correspondent à aucune fonction effective, mais ne bouleverse pas la répartition de ces fonctions et des pouvoirs qui y sont attachés. Aujourd’hui, il pourrait bien arriver que les financiers, les spéculateurs, les actionnaires, les collectionneurs de sièges d’administrateurs, les petits commerçants, les rentiers, tous ces parasites petits et grands, soient un beau jour balayés. Cela pourrait bien aussi s’accompagner d’événements violents. Mais comment croire que ceux qui peinent en esclaves dans les usines et les mines deviendront, du coup, des citoyens dans une économie nouvelle ? D’autres qu’eux seront les bénéficiaires de l’opération.

Ceux qui prétendent appuyer de raisonnements, et même de raisonnements scientifiques, leur croyance en une révolution se réclament tous de Marx. Le socialisme dit scientifique créé par Marx est passé à l’état de dogme, comme d’ailleurs tous les résultats établis par la science moderne, et on accepte une fois pour toutes les conclusions sans jamais s’enquérir des méthodes et des démonstrations. On aime mieux croire que Marx a démontré la constitution future et prochaine d’une société socialiste, plutôt que de chercher dans ses œuvres si on y peut trouver même la moindre tentative de démonstration. Marx, il est vrai, analyse et démonte avec une admirable clarté le mécanisme de l’oppression capitaliste ; mais il en rend si bien compte qu’on ne peut guère se représenter comment, avec les mêmes rouages, le mécanisme pourrait un beau jour se transformer au point que l’oppression s’évanouisse progressivement…


  1. Ce texte constitue peut-être une nouvelle rédaction du début des Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale.