Oppression et Liberté/10

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Gallimard (p. 205-220).


FRAGMENTS
LONDRES, 1943



I


L’image de la contradiction dans la matière, c’est le heurt entre forces opposées. Ce mouvement vers le bien, à travers les contradictions, que Platon a décrit comme étant celui de la créature pensante secourue par une grâce surnaturelle, Marx l’a purement et simplement attribué à la matière, mais à une certaine matière : à la matière sociale.

Il a été frappé par le fait que les groupes sociaux se fabriquent des morales à leur propre usage, morales par lesquelles chacun soustrait à l’atteinte du mal son activité spécifique. Il y a ainsi une morale de l’homme de guerre, une morale de l’homme d’affaires, et ainsi de suite, dont le premier article est de nier qu’on puisse commettre aucun mal quand on mène régulièrement la guerre, les affaires, et ainsi de suite. De plus, toutes les pensées qui circulent dans une société, quelle qu’elle soit, sont influencées par la morale particulière du groupe qui la domine. C’est là un fait qui n’a jamais été ignoré, et que Platon, par exemple, connaissait parfaitement.

Quand on l’a reconnu, on peut réagir de plusieurs manières, selon la profondeur de l’inquiétude morale. On peut le reconnaître pour les autres, mais l’ignorer pour soi. Cela signifie simplement qu’on admet comme absolue la morale particulière du milieu dont on se trouve être un membre. On est alors tranquille. Mais, du point de vue moral, on est mort. Le cas est extrêmement fréquent. Ou bien on peut se rendre compte de la misérable faiblesse de tout esprit humain. On est alors saisi par l’angoisse. Quelques-uns, pour échapper à cette angoisse, acceptent de laisser les mots « bien » et « mal » perdre toute signification. Ceux-là, au bout d’un temps plus ou moins long, se décomposent, tombent en pourriture. C’est peut-être ce qui serait arrivé à Montaigne sans l’influence de son ami stoïcien. D’autres cherchent anxieusement, désespérément, un chemin pour sortir du domaine des morales relatives et connaître le bien absolu. Parmi ceux-là on peut nommer des esprits de valeur très inégale, tels que Platon, Pascal, et, si étrange que cela puisse paraître, Marx.

Le vrai chemin existe. Platon et beaucoup d’autres l’ont parcouru. Mais il n’est ouvert qu’à ceux qui, se reconnaissant incapables de le trouver, ne le cherchent plus, et cependant ne cessent pas de le désirer à l’exclusion de toute autre chose. À ceux-là il est accordé de se nourrir d’un bien qui, étant situé hors de ce monde, n’est soumis à aucune influence sociale. C’est le pain transcendant dont il est question dans le texte original du Pater.

Marx a cherché autre chose, et il a cru trouver. Comme les mensonges en matière de morale émanent de groupes particuliers qui cherchent chacun à poser leur propre existence comme un bien absolu, il s’est dit que le jour où il n’y aurait plus de groupes particuliers les mensonges disparaîtraient. Il a admis, tout à fait arbitrairement, que le heurt des forces sociales amènerait un jour automatiquement cette destruction des groupes. Sentant irrésistiblement que la connaissance de la justice et de la vérité est en quelque sorte due à l’homme, dont le désir, en ce domaine, est trop profond pour admettre un refus ; ayant reconnu avec raison qu’aucun esprit humain, sans aucune exception, n’a la force de se soustraire aux facteurs de mensonge qui empoisonnent la vie sociale ; ignorant qu’il existe une source d’où cette force descend sur ceux qui la désirent avec une complète humilité, il a admis que la société, par un processus automatique de croissance, éliminera son propre poison. Il l’a admis sans aucune raison, sinon qu’il ne pouvait pas faire autrement.

C’est ainsi qu’il faut comprendre ce qui souvent apparaît chez lui comme la négation des notions mêmes de vérité, de justice, de valeur morale. La société étant encore empoisonnée, aucun esprit n’est capable d’accéder à la vérité et à la justice. Ceux qui prononcent ces mots mentent ou sont trompés par des menteurs. Celui qui veut servir la justice n’a qu’un moyen, c’est de hâter l’opération du mécanisme qui aboutira à une société sans poison. Peu importe de quels procédés il se sert à cet effet ; ils sont bons, s’ils sont efficaces. Ainsi Marx, exactement comme les hommes d’affaires de son temps ou les guerriers du moyen âge, aboutissait à une morale qui mettait au-dessus du péché la catégorie sociale dont il faisait partie, à savoir celle des révolutionnaires professionnels. Il retombait dans la faiblesse même qu’il avait fait tant d’efforts pour éviter, comme il arrive à tous ceux qui cherchent la force morale où elle n’est pas.

Quant à la nature de ce mécanisme producteur de paradis, il la déduisait d’un raisonnement presque puéril. Quand un groupe dominant cesse de dominer, il est remplacé par un groupe qui auparavant se trouvait naturellement plus bas. À force de répéter ce processus, la croissance sociale finit par amener en haut le groupe qui était tout en bas. Alors il n’y a plus de bas, plus d’oppression, plus d’intérêts de groupe contraires à l’intérêt général, plus de mensonge.

Autrement dit, à l’issue d’une évolution au cours de laquelle la force a changé de mains, un jour les faibles, demeurés tels, auront la force de leur côté. C’est là un exemple particulièrement absurde de la tendance à l’extrapolation qui était une des tares de la science et de toute la pensée du xixe siècle, époque où, sauf les purs mathématiciens, on ignorait la notion de limite.

La force, en changeant de mains, demeure toujours une relation de plus fort à plus faible, une relation de domination. Elle peut changer de mains indéfiniment sans que jamais un terme de la relation soit éliminé. Au moment d’une transformation politique, ceux qui s’apprêtent à prendre le pouvoir possèdent déjà une force, c’est-à-dire une domination sur de plus faibles. S’ils n’en possèdent aucune, le pouvoir ne tombera pas entre leurs mains, à moins qu’il ne puisse intervenir un facteur efficace autre que la force ; ce que Marx n’admettait pas. Le matérialisme révolutionnaire de Marx consiste en somme à poser, d’une part que la force seule règle exclusivement les rapports sociaux, d’autre part qu’un jour les faibles, tout en demeurant les faibles, seraient quand même les plus forts. Il croyait au miracle sans croire au surnaturel. D’un point de vue purement rationaliste, si l’on croit au miracle, il vaut mieux croire aussi à Dieu.

Ce qu’il y a au fond de la pensée de Marx, c’est une contradiction. Ce n’est pas à dire que la non-contradiction soit un critérium de vérité. Bien au contraire, la contradiction, comme Platon le savait, est l’unique instrument de la pensée qui s’élève. Mais il y a un usage légitime et un usage illégitime de la contradiction. L’usage illégitime consiste à combiner des affirmations incompatibles comme si elles étaient compatibles. L’usage légitime consiste, lorsque deux vérités incompatibles s’imposent à l’intelligence humaine, à les reconnaître comme telles, et à en faire pour ainsi dire les deux bras d’une pince, un instrument pour entrer indirectement en contact avec le domaine de la vérité transcendante inaccessible à notre intelligence. La contradiction ainsi maniée joue un rôle essentiel dans le dogme chrétien. Il serait facile de le montrer à propos d’un exemple comme celui de la Trinité. Elle joue un rôle analogue dans d’autres traditions. Il y a peut-être là un critérium pour discerner les traditions religieuses ou philosophiques authentiques.

La contradiction essentielle de la condition humaine, c’est que l’homme est soumis à la force, et désire la justice. Il est soumis à la nécessité, et désire le bien. Ce n’est pas son corps seul qui est ainsi soumis, mais aussi toutes ses pensées ; et pourtant l’être même de l’homme consiste à être tendu vers le bien. C’est pourquoi nous croyons tous qu’il y a une unité entre la nécessité et le bien. Certains croient que les pensées de l’homme concernant le bien possèdent ici-bas le plus haut degré de force. Ce sont ceux qu’on nomme les idéalistes. Ils se trompent doublement, d’abord en ce que ces pensées sont sans force, puis en ce qu’elles ne saisissent pas le bien. Elles sont influencées par la force ; de sorte que cette attitude est finalement une réplique moins énergique de l’attitude contraire. D’autres croient que la force est par elle-même orientée vers le bien. Ce sont des idolâtres. C’est là la croyance de tous les matérialistes qui ne tombent pas dans l’état d’indifférence. Ils se trompent aussi doublement ; d’abord la force est étrangère et indifférente au bien, puis elle n’est pas toujours et partout la plus forte. Seuls peuvent échapper à ces erreurs ceux qui ont recours à la pensée incompréhensible qu’il y a une unité entre la nécessité et le bien, autrement dit entre la réalité et le bien, hors de ce monde. Ceux-là croient aussi que quelque chose de cette unité se communique à ceux qui dirigent vers elle leur attention et leur désir, Pensée encore plus incompréhensible, mais expérimentalement vérifiée.

Marx était un idolâtre. Son idolâtrie avait pour objet la société future ; mais, comme tout idolâtre a besoin d’un objet présent, il la reportait sur la fraction de la société qu’il croyait sur le point d’opérer la transformation attendue, c’est-à-dire le prolétariat. Il se regardait comme étant son chef naturel, au moins pour la théorie et la stratégie générale ; mais en un autre sens il croyait recevoir de lui la lumière. Si on lui avait demandé pourquoi, toute pensée étant soumise aux fluctuations de la force, lui-même, Marx, ainsi qu’un grand nombre de ses contemporains, pensait continuellement à une société parfaitement juste, la réponse lui aurait été facile. À ses yeux, c’était là un effet mécanique de la transformation qui se préparait et qui, bien que non accomplie, était dans un état de germination assez avancé pour se refléter dans les pensées de quelques-uns. Il interprétait de même la soif de justice totale tellement ardente chez les ouvriers de cette époque.

Il avait raison en un sens. Presque tous les socialistes de ce temps, lui-même y compris, auraient sans doute été incapables de se mettre du côté des plus faibles si, à côté de la compassion causée par la faiblesse, il n’y avait eu le prestige lié à une apparence de force. Ce prestige venait non d’un avenir pressenti, mais d’un passé récent, de quelques scènes éclatantes et trompeuses de la Révolution française.

Les faits montrent que presque toujours les pensées des hommes sont façonnées, comme le pensait Marx, par les mensonges de la morale sociale. Presque toujours, mais non pas toujours. Cela aussi est certain. Il y a vingt-cinq siècles, certains philosophes grecs, dont les noms mêmes nous sont inconnus, affirmaient que l’esclavage est absolument contraire à la raison et à la nature. Autant les fluctuations de la morale selon les temps et les pays sont évidentes, autant aussi il est évident que la morale qui procède directement de la mystique est une, identique, inaltérable. On peut le vérifier en considérant l’Égypte, la Grèce, l’Inde, la Chine, le bouddhisme, la tradition musulmane, le christianisme, et le folklore de tous les pays. Cette morale est inaltérable parce qu’elle est un reflet du bien absolu qui est situé hors de ce monde. Il est vrai que toutes les religions, sans exception, ont fait des mélanges impurs de cette morale et de la morale sociale, avec des dosages variables. Elle n’en constitue pas moins la preuve expérimentale ici-bas que le bien pur et transcendant est réel ; en d’autres termes, la preuve expérimentale de l’existence de Dieu.



II


L’œuvre vraiment capitale de Marx, c’est l’application de sa méthode à l’étude de la société qui l’entourait. Il a défini avec une précision admirable les rapports de force dans cette société. Il a montré que le salariat est une forme d’oppression, que les travailleurs sont inévitablement asservis dans un système de production où, dépouillés de savoir et d’habileté, ils sont réduits presque au néant devant la prodigieuse combinaison de la science et des forces naturelles qui se trouve comme cristallisée dans la machine. Il a montré que l’État, étant constitué par des catégories d’hommes séparées de la population, bureaucratie, police, cadres de l’armée, forme lui-même une machine qui écrase automatiquement ceux qu’il prétend représenter. Il a aperçu que la vie économique allait devenir elle-même de plus en plus centralisée et bureaucratique, rapprochant ainsi les conducteurs de la production de ceux qui conduisent l’État.

Ces prémisses devaient le conduire à prévoir le phénomène moderne de l’État totalitaire et la nature des doctrines qui surgiraient autour de lui. Mais Marx voulait que ce sombre mécanisme apportât la justice. C’est pourquoi il n’a pas voulu prévoir. Il a admis l’absurdité la plus criante, la plus contraire à ses propres principes. Il a supposé que, tout étant réglé par la force, un prolétariat sans force allait néanmoins réussir un coup d’État politique, le faire suivre d’une mesure purement juridique, à savoir la suppression de la propriété individuelle, et se trouver de ce fait le maître dans tous les domaines de la vie sociale.

Il avait pourtant décrit lui-même ce prolétariat dépouillé de tout, sinon de ses faibles bras pour les besognes serviles et de sa soif brûlante de justice. Il avait montré comment les forces de la nature, canalisées par les machines, monopolisées par les maîtres des entreprises industrielles, réduisent presque à néant la simple force musculaire ; comment la culture moderne, mettant un abîme entre le travail manuel et le travail intellectuel, relègue l’esprit des ouvriers parmi les objets sans valeur ; comment l’habileté manuelle elle-même avait été enlevée aux hommes et transportée dans les machines. Il avait fait voir avec la plus cruelle évidence que cette technique, cette culture, cette organisation du travail et de la vie sociale constituent les chaînes qui tiennent les travailleurs asservis. Et en même temps il a voulu croire que, tout cela demeurant intact, le prolétariat briserait la servitude et assumerait le commandement.

Cette croyance est également contraire aux préjugés matérialistes de Marx et à la partie solide, inaltérable de sa pensée. Il résulte immédiatement de ses analyses les plus profondes que la transformation de la production, de la culture intellectuelle, de l’organisation sociale doit dans l’ensemble précéder les bouleversements politiques et juridiques, comme ce fut le cas pour la révolution de 1789. Mais Marx n’a pas voulu voir cette conséquence tellement évidente, parce qu’elle était contraire à ses désirs. Ses disciples ne risquaient pas de la voir non plus, pour la même raison.

Quant à l’interprétation marxiste de l’histoire, on n’en peut rien dire, parce qu’il n’y en a pas. Il n’y a eu aucune tentative d’expliquer l’évolution de la civilisation en fonction du développement des moyens de production. Bien plus, en posant que la lutte des classes est la clef de l’histoire, Marx n’a même pas cherché à établir que c’est là un principe d’explication matérialiste. Ce n’est nullement évident. L’aspiration de l’âme humaine vers la liberté, la convoitise de l’âme humaine à l’égard de la puissance, peuvent aussi bien s’analyser comme des faits d’ordre spirituel.

En mettant sur ces faits l’étiquette : lutte de classes, Marx a seulement simplifié d’une manière presque puérile. Il a oublié la guerre, facteur de l’histoire humaine aussi important que la lutte sociale. Aussi les marxistes se sont-ils toujours trouvés dans un désarroi ridicule devant tous les problèmes posés par la guerre. Au reste, cet oubli est caractéristique de tout le xixe siècle ; en le commettant, Marx a donné une preuve de plus de servilité intellectuelle à l’égard des influences dominantes de son siècle. De même il a voulu oublier que les luttes des opprimés entre eux, des oppresseurs entre eux, sont aussi importantes que les luttes mutuelles des opprimés et des oppresseurs, et que d’ailleurs le plus souvent le même être humain est l’un et l’autre à la fois. Il a mis la notion d’oppression au centre de son œuvre, mais n’a jamais cherché à l’analyser. Il ne s’est jamais demandé ce que c’est.

Ce qui a fait la prodigieuse fortune politique du marxisme, c’est avant tout cette juxtaposition de deux doctrines pauvres, sommaires et incompatibles entre elles. L’humanité a toujours fait reposer sur Dieu l’espoir d’assouvir sa soif de justice. Dès lors que Dieu était absent des âmes, il fallait perdre cet espoir ou le faire reposer sur la matière. L’homme ne peut supporter d’être seul à vouloir le bien. Il lui faut un allié tout-puissant. Si cet allié n’est pas esprit, il sera matière. Il s’agit simplement de deux expressions différentes de la même pensée fondamentale. Seulement la seconde expression est défectueuse. C’est une religion mal construite. Mais c’est une religion. Il n’est donc pas étonnant que le marxisme ait toujours eu un caractère religieux. Il a en commun avec les formes de vie religieuse les plus âprement combattues par Marx un grand nombre de choses, et notamment d’avoir été fréquemment utilisé, pour citer la formule de Marx, comme opium du peuple. Mais c’est une religion sans mystique, au vrai sens de ce mot.

Non seulement le matérialisme en général, mais l’espèce de matérialisme propre à Marx devait lui assurer une vaste influence. Le xixe siècle a cru que la production industrielle était la clef du progrès humain. C’était la thèse des économistes, la pensée qui permet tait aux industriels de faire mourir d’épuisement des générations d’enfants sans le moindre remords. Marx a simplement pris cette pensée et la transportée dans le camp révolutionnaire, préparant ainsi l’apparition d’une espèce très singulière de révolutionnaires bourgeois.

Mais il était réservé à notre époque d’utiliser les ouvrages de Marx au maximum. La doctrine idéaliste, utopique qui y est contenue est précieuse pour soulever les masses, leur faire porter un parti au pouvoir, maintenir la jeunesse dans l’état d’enthousiasme permanent nécessaire à tout régime totalitaire. En même temps l’autre doctrine, la doctrine matérialiste qui glace toutes les aspirations humaines sous le froid métallique de la force, fournit à un État totalitaire un grand nombre d’excellentes réponses devant les timides aspirations du peuple. D’une manière générale, la juxtaposition d’un idéalisme et d’un matérialisme également sommaires et grossiers est le caractère spirituel, si l’on ose employer ce mot, de notre époque.

Le vice d’une telle pensée n’est pas la combinaison du matérialisme et de l’idéalisme, car ils doivent être combinés. C’est de situer cette combinaison trop bas ; car leur unité réside en un lieu qui se trouve au-dessus du ciel, hors de ce monde.

Deux choses sont solides, indestructibles dans Marx. L’une, c’est la méthode qui fait de la société un objet d’étude scientifique en cherchant à y définir des rapports de force ; l’autre, c’est l’analyse de la société capitaliste telle qu’elle existait au xixe siècle. Le reste non seulement n’est pas vrai, mais est même trop inconsistant, trop vide, pour pouvoir être dit erroné.

En oubliant les facteurs spirituels, Marx ne risquait pas de se tromper beaucoup dans l’analyse d’une société qui ne leur laissait en somme aucune place. Au fond, le matérialisme de Marx exprimait seulement l’influence de cette société sur lui ; il a eu la faiblesse de devenir lui-même le meilleur exemple de sa thèse concernant la subordination de la pensée aux circonstances économiques. Mais à ses meilleurs moments il s’élevait au-dessus de cette faiblesse. Le matérialisme lui faisait alors horreur, et il le stigmatisait dans la société de son époque. Il a trouvé une formule impossible à surpasser quand il a dit que le capitalisme a pour essence la subordination du sujet à l’objet, de l’homme à la chose. L’analyse qu’il en a faite de ce point de vue est d’une vigueur, d’une profondeur incomparables ; aujourd’hui encore, aujourd’hui surtout, elle est infiniment précieuse à méditer.

Mais la méthode générale est bien plus précieuse encore. L’idée d’élaborer une mécanique des rapports sociaux a été pressentie par beaucoup d’esprits lucides. Ce fut sans doute la pensée de Machiavel. Comme dans la mécanique proprement dite, la notion fondamentale serait celle de force. La grande difficulté est de saisir cette notion.

Il n’y a rien dans une telle pensée qui soit incompatible avec la spiritualité la plus pure. Elle en est le complément. Platon comparait la société à un gigantesque animal que les hommes sont contraints de servir et qu’ils ont la faiblesse d’adorer. Le christianisme, si proche de Platon en tant de points, contient non seulement la même pensée, mais la même image ; la bête de l’Apocalypse est sœur du gros animal de Platon. Élaborer une mécanique sociale, c’est, au lieu d’adorer la bête, en étudier l’anatomie, la physiologie, les réflexes, et surtout chercher à comprendre le mécanisme de ses réflexes conditionnels, c’est-à-dire chercher une méthode pour la dresser.

La pensée fondamentale de Platon, qui est aussi celle du christianisme, mais qui a été bien oubliée, c’est que l’homme ne peut pas éviter d’être tout entier asservi à la bête, même jusqu’au centre le plus secret de son âme, excepté dans la mesure où il est libéré par l’opération surnaturelle de la grâce. L’asservissement spirituel consiste dans la confusion du nécessaire et du bien ; car « on ignore quelle distance sépare l’essence du nécessaire et celle du bien ».

La bête a une doctrine, la doctrine de la force. Quelques Athéniens, cités par Thucydide, l’ont exprimée crûment, avec une netteté merveilleuse, quand ils ont dit à des malheureux qui les suppliaient : « Nous croyons au sujet des dieux d’après la tradition, et nous savons au sujet des hommes par une expérience certaine, que toujours chacun, par une nécessité de la nature, commande partout où il en a le pouvoir. » On voit bien que ces Athéniens étaient pour la bête des adorateurs de fraîche date, fils d’ancêtres étrangers à ce culte ; les vrais fidèles de ce culte n’en expriment guère la doctrine, si ce n’est par l’action. Pour justifier cette action, ils inventent des idolâtries.

L’opposé de cette doctrine, en ce qui concerne la divinité, c’est le dogme de l’Incarnation. « Étant égal à Dieu, il n’a pas regardé cette égalité comme un butin… Il s’est vidé… Il a pris la condition d’esclave… Il est devenu obéissant jusqu’à la mort. »

La bête est maîtresse ici-bas. Le diable a dit au Christ : « Je te donnerai cette puissance et la gloire qui y est attachée, car elles m’ont été abandonnées. » La description des sociétés humaines en fonction des seuls rapports de force rend compte de presque tout. Elle ne laisse de côté que le surnaturel.

La part du surnaturel ici-bas est secrète, silencieuse, presque invisible, infiniment petite. Mais elle est décisive. Proserpine ne croyait pas changer sa destinée en mangeant un seul grain de grenade ; et dès cet instant, pour toujours, l’autre monde a été sa patrie et son royaume.

Cette opération décisive de l’infiniment petit est un paradoxe que l’intelligence humaine a du mal à reconnaître. Par ce paradoxe s’accomplit la sage persuasion dont parle Platon, cette persuasion au moyen de laquelle la providence divine amène la nécessité à orienter la plupart des choses vers le bien.

La nature, qui est un miroir des vérités divines, présente partout une image de ce paradoxe. Ainsi les catalyseurs, les bactéries. Par rapport à un corps solide, un point est un infiniment petit. Pourtant, dans chaque corps, il est un point qui l’emporte sur la masse entière, car s’il est soutenu le corps ne tombe pas ; ce point est le centre de gravité.

Mais un point soutenu n’empêche une masse de tomber que si elle est disposée symétriquement autour de lui, ou si l’asymétrie comporte certaines proportions. Le levain ne fait lever la pâte que s’il lui est mélangé. Le catalyseur n’agit qu’au contact des éléments de la réaction. De même il existe des conditions matérielles pour l’opération surnaturelle du divin présent ici-bas sous forme d’infiniment petit.

La misère de notre condition soumet la nature humaine à une pesanteur morale qui la tire continuellement vers le bas, vers le mal, vers une soumission totale à la force. « Dieu vit que les pensées du cœur de l’homme tendaient toujours, constamment au mal. » Cette pesanteur est ce qui contraint l’homme, d’une part à perdre la moitié de son âme, selon un proverbe antique, le jour où il devient esclave, et d’autre part à toujours commander, selon le mot cité par Thucydide, partout où il en a le pouvoir. Comme la pesanteur proprement dite, elle a ses lois. Au moment où on les étudie, on ne saurait être trop froid, trop lucide, trop cynique. En ce sens, dans cette mesure, il faut être matérialiste.

Mais un architecte étudie, non pas seulement la chute des corps, mais aussi les conditions d’équilibre. La véritable connaissance de la mécanique sociale implique celle des conditions auxquelles l’opération surnaturelle d’une quantité infiniment petite de bien pur, placée au point convenable, peut neutraliser la pesanteur.

Ceux qui nient la réalité du surnaturel ressemblent vraiment à des aveugles. La lumière aussi ne heurte pas, ne pèse rien. Mais par elle les plantes et les arbres montent vers le ciel malgré la pesanteur. On ne la mange pas, mais les graines et les fruits que l’on mange ne mûriraient pas sans elle.

De même les vertus purement humaines ne germeraient pas hors de la nature animale de l’homme sans la lumière surnaturelle de la grâce. Quand l’homme se détourne de cette lumière, une décomposition lente, progressive, mais infaillible, le soumet finalement tout entier, jusqu’au fond de l’âme, à l’emprise de la force. Autant qu’il est possible à une créature pensante, il devient matière. De même une plante privée de lumière est changée peu à peu en quelque chose d’inerte.

Ceux qui croient que le surnaturel, par définition, opère d’une manière arbitraire et qui échappe à toute étude le méconnaissent comme ceux qui en nient la réalité. Les mystiques authentiques, comme saint Jean de la Croix, décrivent l’opération de la grâce sur l’âme avec une précision de chimiste ou de géologue. L’influence du surnaturel sur les sociétés humaines, quoique peut-être encore plus mystérieuse, peut sans doute aussi être étudiée.

Si l’on regarde de près non seulement le moyen âge chrétien, mais toutes les civilisations vraiment créatrices, on s’aperçoit que chacune, au moins pendant un temps, a eu au centre même une place vide réservée au surnaturel pur, à la réalité située hors de ce monde. Tout le reste était orienté vers ce vide.

Il n’y a pas deux méthodes d’architecture sociale. Il n’y en a jamais eu qu’une. Elle est éternelle. Mais c’est toujours l’éternel qui exige de l’esprit humain un véritable effort d’invention. Elle consiste à disposer les forces aveugles de la mécanique sociale autour du point qui sert aussi de centre aux forces aveugles de la mécanique céleste ; c’est-à-dire « l’Amour qui meut le soleil et les autres étoiles ».

Ce n’est certainement pas facile, ni à concevoir d’une manière plus précise, ni à accomplir. Mais en tout cas, pour se diriger dans ce sens, la première condition est d’y penser. Il ne s’agit pas d’une de ces choses qu’on peut obtenir par accident. Peut-être peut-on la recevoir au bout d’un long et persévérant désir.

L’imitation de l’ordre du monde fut la grande pensée de l’antiquité pré-romaine. Ce devait être aussi la grande pensée du christianisme, puisque le modèle parfait proposé à l’imitation de chaque homme était le même être que la Sagesse ordonnatrice de l’univers. Effectivement cette pensée a remué souterrainement tout le moyen âge.

Aujourd’hui, hébétés que nous sommes depuis plusieurs siècles par l’orgueil de la technique, nous avons oublié qu’il existe un ordre divin de l’univers. Nous ignorons que le travail, l’art, la science, sont seulement différentes manières d’entrer en contact avec lui.

Si l’humiliation du malheur nous réveillait, si nous retrouvions cette grande vérité, nous pourrions effacer ce qui est le scandale de la pensée moderne, l’hostilité entre la religion et la science.