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Oppression et Liberté/12

La bibliothèque libre.
Gallimard (p. 255-273).


APPENDICE[1]




I

PERSPECTIVES


Ébauches


Pages 15-20. — [Il ne faut pas oublier qu’à plusieurs] reprises, et notamment lors de la grève des transports, hitlériens et communistes [ont combattu] ensemble la social-démocratie, accusée de part et d’autre de trahison à l’égard de la classe révolutionnaire ; ni qu’après les élections du 6 novembre les hitlériens ont dû démentir le bruit qui courait d’un gouvernement de coalition des partis national-socialiste et communiste. Tout ce qu’on trouve à dire à ce sujet, c’est que cette propagande est démagogique. Et il est bien évident qu’elle est démagogique ; mais c’est là une appréciation, non une explication. Expliquer un mouvement politique par la démagogie, c’est raisonner comme Voltaire, qui expliquait la religion comme une savante duperie inventée par les prêtres pour exploiter les fidèles. Un matérialiste doit chercher ce qui, dans les bases économiques du mouvement, rend possible cette orientation démagogique. De même le programme du mouvement national-socialiste, comportant une économie fermée, dirigée souverainement par l’État conformément à un plan, est quelque chose de nouveau, qui ne ressemble à aucun programme d’aucun mouvement politique d’avant-guerre. Ici encore, ce n’est pas expliquer ce programme que dire que c’est un simple programme d’agitation, impossible à réaliser. « Les idées ne tombent pas du ciel. » Les programmes non plus. L’orientation et le programme d’un mouvement politique sont déterminés, non par les ruses des chefs, mais par la composition sociale du mouvement.

Le régime dit soviétique qui existe en U.R.S.S. est le second fait nouveau qui donne son caractère à la politique de notre époque. Ici beaucoup de camarades protesteront. La plupart des communistes, même oppositionnels, considèrent l’U.R.S.S., non comme un phénomène nouveau par rapport aux analyses antérieures, mais comme une confirmation éclatante des prévisions de Marx et des marxistes russes. Et cependant, ce qui se produit en Russie, qui l’avait prévu ? Lénine et Trotsky prévoyaient ou le triomphe rapide de la révolution dans les pays industriels d’Occident, ou le retour rapide de la Russie au capitalisme. Aucun des deux ne s’est produit. Trotsky dit, il est vrai, ne s’être trompé que sur l’appréciation du délai ; mais, après quinze ans, on peut penser que « la quantité se change en qualité », et l’erreur concernant le délai en erreur fondamentale. Mais, question bien plus importante, qui avait prévu le régime actuel de l’U.R.S.S. ? Lénine et Trotsky prévoyaient la dictature du prolétariat. Ce qu’est la dictature du prolétariat pour un marxiste, on peut le savoir en lisant L’État et la Révolution de Lénine. La dictature du prolétariat, c’est un régime politique où il n’y a ni bureaucratie permanente, dont les membres forment une caste distincte de la population, ni police permanente, ni armée permanente. Or, du vivant même de Lénine, les exigences de la lutte et de l’administration ont très vite donné naissance à un appareil d’État distinct et permanent, comprenant bureaucratie, armée et police. Depuis la mort de Lénine, le fossé qui sépare cet appareil de la population travailleuse, et notamment du prolétariat, s’est formidablement élargi. L’oppression exercée par cet appareil sur les ouvriers devient de plus en plus étouffante. Cette oppression, Trotsky ne cesse de la dénoncer avec force, et elle apparaît clairement dans les documents officiels de l’U.R.S.S., comme le décret établissant le passeport intérieur, et surtout les décrets punissant de renvoi l’ouvrier qui est resté absent de l’usine un jour sans excuse valable, et empêchant l’ouvrier renvoyé de continuer à manger, même une journée, à la coopérative de l’usine. Tout cela n’empêche pas non seulement les staliniens, mais même Trotsky, de dire qu’en U.R.S.S. il y a dictature du prolétariat. Trotsky dit que, dans l’appareil d’État russe, la dictature du prolétariat se reflète déformée par la bureaucratie, mais qu’elle s’y reflète tout de même, de manière que l’U.R.S.S. demeure un État ouvrier. On se demande ce que peut signifier un tel langage chez un marxiste. Descartes disait qu’il ne faut pas étudier une horloge détraquée comme une horloge qui s’écarte des lois des horloges, mais comme un mécanisme obéissant à ses lois propres, composé de rouages dont il faut déterminer les rapports. De même on n’explique pas l’État russe en disant que c’est un « État ouvrier déformé », mais en cherchant sur quelles couches sociales il s’appuie, et quels rapports de force existent, dans le domaine politique, et par suite aussi dans le domaine économique, entre ces couches sociales. En U.R.S.S., il est clair que ce n’est pas le prolétariat qui domine ; l’État n’est donc pas ouvrier. Trotsky, pour montrer à Urbahns que l’État russe est ouvrier, montrait que ce n’est pas un État bourgeois ; il s’appuyait donc sur le principe suivant : l’État est ouvrier ou bourgeois. C’est en partant de ce principe qu’il avait prédit, ainsi que Lénine, que la révolution d’Octobre s’étendrait ou périrait. Car, disaient-ils, il ne peut y avoir dictature du prolétariat dans les limites des frontières d’un pays arriéré comme la Russie ; et un pays ne peut vivre que sous la dictature du prolétariat ou sous celle de la bourgeoisie. Comme il n’est résulté, de ce principe, que des prévisions démenties par l’expérience, il semble raisonnable de se demander si le principe lui-même n’est pas inexact. Ce qui semble le prouver, c’est que l’État russe n’est évidemment pas bourgeois, et que cependant il n’est prolétarien ni par sa structure, ni par ses aspirations. Il aspire à une économie entièrement dirigée par lui et entièrement fermée. « C’est là, écrit Trotsky, l’idéal de Hitler, et non pas d’un marxiste. » Mais Trotsky ne donne à cette formule qu’une valeur polémique. Bien qu’il répète volontiers que « les idées ne tombent pas du ciel », il ne se demande pas par quel hasard l’idéal de Hitler a germé dans le pays de la révolution d’Octobre.

À côté de ces grands phénomènes, quelques autres, de portée à peu près nulle, mais très significatifs, se sont produits ces derniers temps. Tel est le mouvement qu’on a désigné en Amérique sous le nom de technocratie. Si on laisse de côté les détails, tels que le projet d’une monnaie basée sur l’unité d’énergie, il s’agissait essentiellement d’une dictature de techniciens, qui régleraient souverainement production et consommation. Comment cette dictature sera établie, les « technocrates » ne le disent pas, et ils disent même se moquer de la politique. Un autre mouvement intéressant est celui qui a eu pour organe la revue allemande Die Tat ; le manifeste de ce mouvement est un livre paru il y a deux ans, dont l’auteur est Ferdinand Fried, et le titre La Fin du Capitalisme. Le programme est, à peu de choses près, le programme hitlérien, avec cette différence que les syndicats réformistes sont considérés comme devant constituer un appui pour la souveraineté de l’État en matière économique ; l’idée essentielle est que la concurrence, « l’âme du capitalisme », s’est transformée en son contraire, et que par suite l’économie doit être, entre les mains, non plus des capitalistes, mais d’une bureaucratie.

Dans tous ces phénomènes se reflète une idéologie tout à fait nouvelle, et jusqu’à un certain point identique à elle-même sous ses formes diverses. On a souvent rapproché l’idéal technocratique du fascisme et surtout du communisme ; par ce terme, les bourgeois désignent, bien entendu, la structure et l’orientation du régime actuel de l’U.R.S.S. Et Ferdinand Fried, qui est tout proche de Hitler, considère l’U.R.S.S. comme un modèle du régime qu’il propose ; il pense seulement qu’on peut aboutir à ce régime sans avoir besoin de supprimer, comme ont fait les Russes, la propriété privée. Si à cette idéologie politique nouvelle ne correspondait pas quelque chose de nouveau dans le mode de production, ce serait à désespérer du matérialisme historique.


Pages 21-22. — … Nous ne nous rendons pas assez clairement compte de la profondeur des transformations subies par le régime capitaliste. Déjà dans le Capital, il apparaît clairement que l’achat de la force de travail par le propriétaire de l’entreprise, achat par quoi se définit le système capitaliste, n’est plus, au moment de la grande industrie, qu’un facteur subordonné de l’oppression qui écrase le producteur. Sur le marché du travail, l’ouvrier se vend au patron ; mais, quand il a franchi le seuil de la fabrique, il devient l’esclave de l’entreprise. On connaît, là-dessus, les terribles formules de Marx : « Dans l’artisanat et la manufacture, l’ouvrier se servait de l’outil ; dans la fabrique il est au service de la machine. » Il est « un rouage vivant d’un mécanisme inerte ». « La séparation des forces spirituelles du procès de production et du travail manuel et leur transformation en puissance d’oppression du capital sur le travail s’accomplit… dans la grande industrie basée sur la machine. La destinée individuelle de l’ouvrier des fabriques disparaît… devant la science, les forces naturelles formidables et le travail collectif qui sont cristallisés dans la machine et constituent la force du maître. » Ainsi, dès le dix-neuvième siècle, l’opposition entre le prolétariat et le patronat a cessé d’être une question de propriété ; elle est devenue une question de fonction par rapport à la machine. Au temps de l’atelier et de la manufacture, c’était l’argent qui séparait en deux classes la population industrielle ; au temps de la grande industrie, c’est la machine elle-même qui sépare par une barrière infranchissable d’une part ceux qui la dirigent, d’autre part ceux qui en forment les rouages vivants. Et cette nouvelle forme de la division des classes transforme entièrement la question sociale. Car l’on voit très bien comment une révolution peut supprimer l’argent ou du moins en changer la fonction ; mais on ne voit nullement, et Marx lui-même ne s’explique guère là-dessus, comment peuvent se transformer les propriétés sociales du machinisme. Les classes ne sont plus ceux qui vendent et ceux qui achètent la force de travail, mais ceux qui disposent de la machine et ceux dont la machine dispose.


Pages 22-24. — En fait, il y a quelque chose de nouveau dans la production. La transformation commençait à peine avant la guerre ; elle ne s’est traduite dans le domaine des idées qu’après la guerre, et surtout depuis la crise. Cette transformation a abouti d’une part à accroître le fossé qui sépare l’ouvrier de l’entreprise, et d’autre part à séparer de l’entreprise le capitaliste lui-même ; l’entreprise n’est plus représentée, comme du temps de Marx, par le capitaliste, mais par une bureaucratie anonyme et irresponsable. C’est ce qu’exposent fort clairement divers ouvrages bourgeois, et notamment une Histoire des chefs d’entreprise, de Palewski, parue en 1928. « Les entreprises, peut-on y lire, tendent de plus en plus à échapper des mains de ces capitaines, chefs et possesseurs primitifs de l’affaire. Le contrôle financier des sociétés ne leur appartient plus que rarement… Nous arrivons à l’époque qu’on peut appeler l’ère des techniciens de la direction, et ces techniciens sont aussi éloignés des ingénieurs et des capitalistes que des ouvriers… Le chef n’est plus un capitaliste maître de l’entreprise, il est remplacé par un conseil de techniciens. Nous vivons encore sur ce passé si proche, et l’esprit a quelque peine à saisir cette évolution. » Au reste, dès 1914, l’Américain Jones écrivait : « La troisième période (il distingue trois périodes, dans l’industrie américaine, depuis 1840), qui s’ouvre actuellement, est caractérisée par l’organisation administrative des entreprises. » Mais, à cette époque, l’organisation est le plus souvent encore l’œuvre de « capitaines d’industrie » ; de nos jours au contraire, un capitaine d’industrie, tel que Ford, apparaît, comme le dit l’économiste Pound, comme une survivance du passé. En même temps que l’entreprise échappe au capitaliste, le prolétariat perd le peu de prise qu’il avait sur elle, du fait de la diminution des ouvriers qualifiés. Ce second changement est plus récent encore que le premier. L’ouvrier qualifié, celui qui sait, non seulement servir une machine, mais régler et conduire toute une série de machines, celui sans la science de qui l’usine ne peut fonctionner, a presque disparu pendant les années de prospérité économique. Il a été remplacé par une équipe de manœuvres spécialisés, qui ne peuvent que servir un type déterminé de machines, équipe conduite par un régleur, qui ne travaille pas lui-même et qui appartient au personnel de la maîtrise. Il n’y a plus guère d’ouvriers qualifiés qu’à l’outillage ; mais il y a des entreprises, et c’est notamment le cas pour Citroën, où il n’y a plus du tout d’ouvriers qualifiés. Ainsi trois catégories économiques se distinguent nettement vis-à-vis de l’entreprise ; les propriétaires du capital, qui possèdent seulement, sous le nom d’actions, des morceaux de papier donnant droit à une part des profits ; les manœuvres, spécialisés ou non, qui sont seulement des instruments vivants, mais aveugles, de l’entreprise ; et la direction de l’entreprise, qui consiste en un appareil bureaucratique, rétribué en partie par un traitement fixe, en partie par des primes. Les ingénieurs, les contremaîtres, les régleurs, tous gens qui sont séparés du travail matériel de la production, et ne font que le diriger, sont sous les ordres de cet appareil bureaucratique. Les ouvriers qualifiés ne forment plus que de petits noyaux impuissants, de qui la marche de l’entreprise a cessé de dépendre. Le caractère essentiel que Marx a mis en lumière dans son étude du régime, à savoir la domination des hommes par les choses, n’est pleinement réalisé que de nos jours. La prise que la conscience humaine avait encore sur l’entreprise, d’une part par le capitaliste propriétaire et chef de l’entreprise, d’autre part par l’ouvrier qualifié, a été défaite par l’évolution du régime. L’ensemble des machines qui forme le squelette matériel de l’entreprise n’est plus mené que par cette machine humaine que constitue la bureaucratie.

Cette bureaucratie constitue-t-elle une nouvelle classe ? Avant de répondre à cette question, il faudrait savoir ce qu’elle signifie au juste…


Pages 25-26. — … Le caractère essentiel de notre époque, c’est que chaque homme, intellectuel, technicien ou ouvrier, est pris dans un ensemble qui le dépasse, dont il ne peut comprendre le fonctionnement, et par suite agit sans pouvoir prendre conscience de ce qu’il fait. Dans une pareille situation, il est une fonction qui prend une importance exceptionnelle ; c’est celle qui consiste simplement à coordonner. On peut nommer cette fonction la fonction bureaucratique ; et on peut remarquer qu’il n’est pas, de nos jours, un seul mode d’activité humaine qui ne soit plus ou moins envahi par la bureaucratie. La machine bureaucratique, qui, pour être composée de chair bien nourrie, n’en est pas moins aussi aveugle que les machines de fer et d’acier, met à son service comme celles-ci toute l’activité humaine. Nulle part cette domination n’existe sous une forme plus pure que dans ce que l’on nomme encore, par habitude, l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques. Mais, dans les pays capitalistes eux-mêmes, il y a, en dehors de l’oppression capitaliste, une sorte d’oppression bureaucratique diffuse.


Pages 29-31. — Jusqu’ici la bureaucratie, dans les pays capitalistes, reste pour ainsi dire diffuse et ne forme pas encore un système cohérent. Elle est divisée, dans la plupart des pays, en trois tronçons principaux, la bureaucratie d’État, la bureaucratie industrielle et la bureaucratie syndicale ; et Fried, pseudonyme collectif des meilleurs théoriciens de la revue Die Tat, remarquait en 1930 que ces trois bureaucraties se ressemblent tellement qu’on pourrait mettre n’importe laquelle des trois à la place de n’importe quelle autre. Ces trois bureaucraties sœurs tendent à s’unir en un système unique, et les fascistes de la revue Die Tat préconisent cette union. Ce n’est cependant qu’en U.R.S.S. qu’une seule et même bureaucratie a entre ses mains l’État, l’économie et les organisations ouvrières ; l’expropriation des capitalistes par le prolétariat soulevé a rendu cette concentration facile. Le fascisme au contraire, s’il est arrivé, lentement en Italie, avec une rapidité foudroyante en Allemagne, à fondre la bureaucratie d’État et la bureaucratie syndicale, voit en revanche la bureaucratie des entreprises et des cartels séparée de l’appareil d’État par le jeu de la propriété capitaliste. C’est par là, et non pas seulement par la simple démagogie, qu’on peut expliquer les velléités anticapitalistes du mouvement fasciste. Le fascisme n’est pas seulement un mouvement de révolte aveugle de toutes les couches sociales opprimées, mais aussi une expression du développement irrépressible de la bureaucratie au milieu du marasme général. Et les caractères politiques du fascisme s’expliquent aisément par là. Le capitalisme est seulement un système d’exploitation, qui ne tend qu’à l’expansion des entreprises ; au reste il s’accommode d’une pleine liberté dans tous les domaines, à la seule exclusion de la résistance ouvrière, et même, dans sa période progressive, constitue un puissant facteur d’émancipation. La machine bureaucratique, au contraire, tend, par sa structure propre, à la totalité du pouvoir, à la suppression de toute initiative et de toute pensée libre dans tous les domaines. L’exemple de l’U.R.S.S. le montre assez éloquemment ; et le fascisme est encore beaucoup plus significatif à cet égard. Le système d’oppression qui se dessine en ce moment dans le monde est propre à nous faire regretter amèrement l’heureux système grec, où le travail des esclaves nourrissait du moins des hommes libres ; la féodalité, où, à travers les violences et les guerres, parvenaient à s’insinuer et à prospérer des individus et des collectivités indépendantes ; le capitalisme, pendant le développement duquel l’invention et le génie ont pu se donner libre cours dans presque tous les domaines.



SUR LE LIVRE DE LENINE
« MATÉRIALISME ET EMPIRIOCRITICISME »


Ébauche


Pages 51-52. — … Le résultat le plus funeste de cette attitude d’esprit, et qui fait peser sur tous les marxistes une lourde responsabilité, a été d’empêcher d’accomplir, ou même d’esquisser, ou même d’entrevoir le seul travail de théorie pure qui puisse ou plutôt doive de toute nécessité avoir place dans la construction d’une société sans oppresseurs. Ce travail est pourtant impliqué dans toute conception vraiment socialiste. Si « la séparation de la théorie et de la pratique », « la dégradante division du travail en travail manuel et intellectuel », « la séparation des forces spirituelles du processus de la production d’avec le travail manuel » constituent la tare capitale de notre société, il faut être capables de supprimer cette tare. La critique de la religion constitue bien toujours, comme dit Marx, la condition de tout progrès ; mais ce que Marx et les marxistes n’ont pas clairement aperçu, c’est que l’esprit religieux, de nos jours, dans tout ce qu’il contient de rétrograde, s’est surtout réfugié dans la science elle-même. Une science telle que la nôtre, essentiellement fermée aux profanes, et par suite aussi aux savants eux-mêmes, qui sont profanes hors de leur étroite spécialité, est la théologie propre d’une société de plus en plus bureaucratique. « L’âme universelle de la bureaucratie est le secret, le mystère », écrivait Marx dans sa jeunesse ; et le mystère est fondé sur la spécialisation. Le mystère est la condition de tout privilège et par suite de toute oppression ; et c’est dans la science elle-même, cette briseuse d’idoles, cette destructrice de mystère, que le mystère a trouvé son dernier refuge…



RÉFLEXIONS
SUR LA LIBERTÉ ET L’OPPRESSION SOCIALE


A. PLANS


I. — Esquisse d’un bilan.


Réflexions concernant la liberté, l’oppression, la civilisation actuelle.


Désarroi de notre temps.
Critique de l’idée de révolution.
Critique de la croyance à un progrès matériel illimité.
Esquisse des fondements d’une science sociale.
Limite idéale du progrès humain.
Analyse de l’oppression sociale et de ses différentes formes.
Esquisse d’une méthode pour décrire les différentes structures sociales.
Tableau sommaire de la société actuelle.
Aspirations modernes vers une civilisation nouvelle.
Valeur des formes d’activité actuellement possibles.
Conclusion.


II


Désarroi de notre époque.
Examen critique de l’idée de révolution.
Marx — plus-value, etc. — progrès de la production — liaison arbitraire avec cours de l’histoire — (providentielle) — Hégélianisme — religion de la production — incertitude de l’axiome (progrès indéfini).
Problème du progrès de la production — ft poser la question en elle-m. — forces de la nature concentration sous ses divers aspects — substitution du travail passé au travail présent — exemples (sériés). (À approfondir.)
Principes d’une étude méthodique de la question sociale — néant de ttes les positions (révolutionnaires — réformistes conservateurs) — fausse science — notions de limites, etc., etc. — conditions d’existence (Lamark-Darwin) [analogie Marx-Lamarck].
Limite idéale du progrès humain — Liberté : définition — Liberté : à l’égard de la nature — du corps — des autres hommes — de la société — égalité (fraternité).
Analyse de l’oppression sociale.
L’oppression sociale apparaît en proportion de l’allègement de l’oppression de la nature.
Nature de la force (privilège).
Contradiction de la notion de privilège.
Fonction oppressive des privilèges.
Évolution des formes d’oppression (à approfondir).
Raison générale de l’oppression.
Ce tableau indique également une limite abstraite.
Idée d’une carte sociale (trouver une autre expression).
Tableau social de notre époque (approfondir le rôle de la monnaie).
Aspirations fécondes de notre époque (autre expression) — mais conclusion pessimiste : ça ne prouve rien.
Devoir. (Si jamais la vertu stoïcienne a été nécessaire pour avoir le courage de vivre, c’est aujourd’hui.)


III
Électricité.
Mécanique.
La résistance des matériaux.
Ordre théorique :
1o étude de la résistance des matériaux.
2o rapports de solides indéformables.
Mais la réalité pose des problèmes plus complexes ; ex. chercher la cause d’une déformation effective. L’ingénieur fait-il alors des raisonnements mathématiques ?
Question : qu’est-ce que la culture mathématique apporte à la perception (au sens propre) des problèmes industriels ?
Poser la question nettement dans la préface.
Dans mon introduction, poser le problème ainsi :
1o une organisation du travail moins oppressive avec le même rendement (i. e. : moralement plus de responsabilité, plus d’intelligence, une subordination moins militaire).
2o une organisation de l’économie.
3o une organisation sociale.
Idée fondamentale de mon article à mesure qu’une vue de plus en plus claire des lois de la matière nous en a fait acquérir la maîtrise, nous subissons à un degré de plus en plus élevé le poids des rapports humains dont les lois nous sont inconnues. Un peu de courage intellectuel et de clairvoyance suffit pour nous faire apercevoir clairement le danger que le jeu aveugle de la machine sociale réduise l’humanité à l’excès de misère et d’abaissement dont les progrès techniques l’ont quelque peu tirée. D’autre part, d’un point de vue moral et intellectuel, cette ignorance totale à l’égard du facteur essentiel de notre existence rend vains tous les espoirs qu’ont mis les hommes les plus éminents des siècles précédents dans le progrès de lumières ; elle fait reparaître sous une autre forme l’équivalent des sottises, des superstitions, des folies provoquées autrefois par l’ignorance portant sur les phénomènes de la nature, et cela également à un degré de plus en plus élevé.
Ce double danger, matériel et moral, rabat au second plan toutes les tâches d’ordre théorique ou pratique qui absorbent actuellement l’ensemble des énergies humaines.
Il ne s’agit pas de former un groupement pour y parer, pas plus qu’il n’aurait été raisonnable au xvie siècle de constituer une ligue contre les forces de la nature. C’est seulement dans l’homme pris comme individu que se trouvent la clairvoyance et la bonne volonté, uniques sources de l’action efficace. Mais les individus peuvent associer leurs efforts sans renoncer à leur indépendance.
Vanité des étiquettes politiques. On peut se lancer dans le mouvement révolutionnaire avec un esprit de chef désireux de brasser les masses et de jouer un grand rôle sur la scène de l’histoire, ou bien de soldat fanatique ; et il se trouve dans les rangs des conservateurs des hommes de bonne volonté simplement disposés à faire concourir les forces dont ils disposent au plus grand bien de tous. C’est par le caractère que les hommes sont frères ou étrangers entre eux. Ces quelques pages constituent un appel, et cet appel est adressé sans distinction à tous ceux qui d’une part sont épris de probité intellectuelle, ont besoin de voir clair dans toutes leurs pensées et de toucher la réalité du doigt, et qui d’autre part ont l’âme assez généreuse pour être fermement résolus à faire tout ce qui est en leur pouvoir pour combattre tout ce qui contribue à diminuer, à humilier, à écraser des êtres humains, et cela non par rapport à un avenir indéterminé, mais présentement.
Ce que je leur demande. Énumérer dans le plus grand détail.
Quant à la forme… Contacts personnels… Rien de trop public. Une revue à tirage restreint ? En tout cas complétée par des renseignements d’ordre privé.


B. ÉBAUCHES


Pages 60-61. — On a l’habitude de considérer surtout l’oppression capitaliste sous la forme qu’en reflète la comptabilité, c’est-à-dire l’extorsion de la plus-value. C’est d’ailleurs là l’effet d’une déformation de pensée qui nous vient du régime actuel, où la comptabilité prime tout. Si l’on s’en tient à ce point de vue, il est facile d’expliquer aux masses que l’extorsion de la plus-value est liée à la concurrence, elle-même liée à la propriété privée, et que le jour où la propriété sera collective l’ensemble des travailleurs recevra l’équivalent de la valeur créée par le travail. Il est facile aussi de montrer que plus la propriété se concentre sous forme de monopoles, plus il est facile de la rendre collective ; et que plus le capitalisme se développe, plus il se heurte à des difficultés qui finissent par entraver le développement du régime. Cependant, si l’on y regarde de près, les choses ne sont pas si simples. Marx a très bien montré que l’exploitation des travailleurs a pour cause principale non pas un désir de luxe et de jouissance de la part des capitalistes, mais la nécessité pour chaque entreprise de dépasser ses concurrentes afin d’être plus forte qu’elles. Or ce n’est pas seulement une entreprise, mais n’importe quelle collectivité travailleuse qui a besoin de restreindre la consommation de ses membres pour consacrer le plus d’efforts possibles à se forger des armes contre les collectivités rivales. Du moins il en est ainsi dès qu’il y a rivalité. Aussi longtemps qu’il y aura sur terre une lutte pour la puissance, et que le facteur décisif de victoire sera la production industrielle, ceux qui mèneront cette lutte exploiteront le plus qu’ils pourront les travailleurs de l’industrie. Marx admettait, il est vrai, que toute espèce de rivalité et de lutte pour la puissance disparaîtrait le jour où le socialisme serait établi dans tous les pays industriels. Mais dès lors le socialisme ne se définit plus par l’opération relativement simple de supprimer la compétition entre entreprises capitalistes ; il s’agit de supprimer toute espèce de compétition entre collectivités quelles qu’elles soient, et c’est un tout autre problème. Le malheur, c’est que, comme Marx l’avait reconnu, la révolution ne peut pas éclater partout à la fois. Quand elle se fait dans un pays, elle ne supprime pas pour ce pays, mais au contraire accentue la nécessité d’opprimer et d’exploiter les masses travailleuses, pour ne pas être plus faible que les autres nations. C’est de quoi l’histoire de la révolution russe fournit un exemple douloureux. D’ailleurs quand même la révolution éclaterait à la fois dans beaucoup de pays, est-on bien sûr que ces pays cesseraient pour autant d’être adversaires et rivaux ?


Pages 60-61. — On a l’habitude de considérer surtout l’oppression capitaliste du point de vue de l’argent, point de vue qui, dans notre société, domine la pensée même des réfractaires. Si l’on se contente de dénoncer le profit capitaliste comme un vol de ce qui devrait revenir aux masses travailleuses, il est facile d’expliquer que le profit est lié à la concurrence, à la propriété privée, et que la propriété collective des moyens de production permettrait de restituer à l’ensemble des travailleurs la valeur totale de leur travail. C’est là un raisonnement qui persuade facilement les masses. Chaque ouvrier a l’impression qu’il travaille « pour le patron », et se représente sans peine un état de choses où lui et l’ensemble de ses camarades posséderaient l’ensemble des usines, et travailleraient pour eux-mêmes. Mais examinées plus attentivement, les choses ne sont pas si simples. Marx a très bien montré pourquoi les travailleurs sont sacrifiés au profit ; ce n’est pas parce que les patrons ont besoin de jouissances et de luxe, c’est parce que chaque entreprise, aiguillonnée par la concurrence, doit se développer le plus possible de peur d’être écrasée par ses rivales ; le profit est pour elle une arme, et tout ce que reçoivent les hommes qui la font fonctionner l’affaiblit. Or toute collectivité travailleuse, quelle qu’elle soit, qu’il s’agisse d’une entreprise, d’une nation ou de toute autre chose, a besoin, si elle est entourée de collectivités adversaires ou rivales, de réduire la consommation de ses membres pour consacrer le plus d’efforts possibles à se forger des armes. Ce n’est pas seulement la concurrence capitaliste entre entreprises industrielles ou commerciales qu’il faudrait abolir pour supprimer l’exploitation ; il faudrait qu’aucune concurrence économique ou militaire ne dresse plus les unes contre les autres des collectivités dont chacune craint d’être asservie.


Pages 97-99. — … Aristote l’admettait quand il posait pour condition à l’émancipation de tous les hommes l’apparition d’« esclaves mécaniques » qui assumeraient les travaux indispensables ; et c’est, en somme, cette vue d’Aristote qui sert de base à la conception marxiste de la révolution. Cette vue serait juste si les hommes étaient conduits par le désir du bien-être, si les exigences insensées de la lutte pour le pouvoir laissaient seulement le loisir de songer au bien-être. L’élévation du rendement de l’effort humain ne peut servir à grand-chose tant que cet effort s’accomplira selon des procédés qui donnent à quelques hommes un pouvoir quasi discrétionnaire sur les masses ; car, comme ces privilégiés seront sans cesse dans la nécessité de tout mettre en œuvre pour maintenir ou étendre leurs privilèges, les fatigues et les privations devenues inutiles dans la lutte contre la nature subsisteront du fait de la guerre entre les hommes. Dès que la société est divisée entre hommes qui commandent et hommes qui obéissent, le facteur décisif de l’existence sociale est la lutte pour le pouvoir, et la lutte pour la subsistance n’a d’importance qu’en tant qu’elle constitue un élément de la première. Il est vrai, comme l’a vu Marx, que les structures sociales sont principalement déterminées par les rapports entre l’homme et la nature établis par la production ; mais ce n’est pleinement vrai que si l’on considère ces rapports avant tout en fonction du problème du pouvoir, le problème de la subsistance étant rejeté au second plan. Cet ordre semble absurde ; mais il ne fait que refléter l’absurdité fondamentale de notre vie même.

La lutte pour le pouvoir est déterminée, quant à ses procédés et quant à ses perspectives, par le mode de production ; mais elle réagit à son tour sur le mode de production ; la transformation qu’elle y détermine la transforme à son tour ; et ainsi de suite indéfiniment. Le jeu de ces actions et de ces réactions est d’une complication extrême, et on ne peut guère espérer que l’analyse théorique arrive à le serrer de bien près ; il faut essayer d’en reconstituer les grandes lignes par un schéma abstrait, comme l’astronome tente de reconstituer nos cieux changeants en combinant des mouvements d’une régularité géométrique. Tout d’abord, des conditions objectives déterminées assignent à l’oppression des limites infranchissables au delà desquelles le pouvoir se détruit lui-même ; le chef succombe dès qu’il croit pouvoir étendre son autorité au delà de la force dont il dispose. Ainsi, dans les sociétés où la production est principalement agricole et où le principal mode d’exploitation est le pillage à main armée, l’exploitation est limitée d’abord par la nécessité de laisser aux producteurs tout au moins la possibilité de subsister.


C. VARIANTE


Dans un des manuscrits des Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, le paragraphe qui commence par : Peut-être cependant peut-on donner un sens, et qui s’achève par : cesser de s’en croire complice du fait qu’on ne fait rien d’efficace pour l’empêcher (pages 79-80), est remplacé par celui-ci :

Pour rendre moins illusoires les aspirations à la liberté, il faut d’abord distinguer entre la contrainte sociale, borne inévitable posée par l’existence même de la société aux caprices et fantaisies de l’individu, et l’oppression, qui est un abus de domination faisant peser jusqu’à l’écrasement physique et moral la pression de ceux qui commandent sur ceux qui exécutent ; il faut d’autre part concevoir l’évanouissement de l’oppression comme une simple limite analogue à celles qui permettent l’application de la mathématique à la physique. Mais encore est-il douteux, tant qu’on ne l’a pas établi, que la suppression de l’oppression soit même concevable à titre de limite. Étant bien entendu qu’on ne peut espérer faire diminuer jusqu’à l’évanouissement le double poids sur l’homme de la nature et de la société, le problème qui se pose bien clairement est celui de savoir si l’on peut concevoir à titre de limite une organisation de la société, et particulièrement de la production, qui ne comporte pas l’écrasement physique et moral de ceux qui obéissent.



FRAGMENT III


Pages 172-173. — Un ouvrier rapporte arbitrairement au patron toutes les souffrances qu’il subit dans l’usine, sans se demander si dans tout autre système de propriété la direction de l’entreprise ne lui infligerait pas encore une partie des mêmes souffrances, ou bien peut-être des souffrances identiques, ou peut-être même des souffrances accrues ; il ne se demande pas non plus quelle part de ces souffrances on pourrait supprimer, en en éliminant les causes, sans toucher au système de propriété actuel. Pour lui, la lutte « contre le patron » se confond avec la protestation irrépressible de l’être humain écrasé par une vie trop dure. Le patron, de son côté, se préoccupe avec raison de son autorité. Seulement le rôle de l’autorité patronale consiste exclusivement à indiquer les fabrications, à coordonner au mieux les travaux partiels, à contrôler, en recourant à une certaine contrainte, la bonne exécution du travail ; tout régime de l’entreprise, quel qu’il soit, où cette coordination et ce contrôle peuvent être convenablement assurés accorde suffisamment à l’autorité patronale. Pour le patron cependant le sentiment qu’il a de son autorité dépend surtout d’une certaine atmosphère de soumission et de respect qui a peu de rapport avec la bonne exécution du travail ; d’autre part il attribue toujours les velléités de révolte à quelques individus, alors que la révolte, qu’elle soit bruyante ou muette, refoulée ou exprimée, est inséparable de toutes conditions d’existence physiquement ou moralement accablantes. Si pour l’ouvrier la lutte « contre le patron » se confond avec le sentiment de la dignité, pour le patron la lutte contre les « meneurs », contre les « agitateurs » se confond avec le souci de sa fonction et la conscience professionnelle ; des deux côtés il s’agit d’efforts à vide, et qui par suite ne peuvent se renfermer dans aucune limite raisonnable. Alors qu’on constate que les grèves qui se déroulent autour de revendications déterminées aboutissent sans trop de mal à un arrangement, on a vu des grèves qui ressemblaient à des guerres en ce sens que ni d’un côté ni de l’autre la lutte n’avait d’objectif ; des grèves où l’on ne pouvait apercevoir rien de réel ni de tangible, rien, sinon l’arrêt de la production, la détérioration des machines, la misère, la faim, les larmes des femmes, la sous-alimentation des enfants ; et l’acharnement de part et d’autre était tel qu’elles donnaient l’impression de ne jamais devoir finir. Dans de pareils événements, la guerre civile existe déjà en germe.

Somme toute, l’histoire humaine apparaît comme un tissu d’absurdités qui non seulement font mourir, mais, ce qui est infiniment plus grave, font oublier la valeur de la vie. Tout se passe comme si une fatalité mauvaise rendait les hommes fous. On se dit pourtant que le rôle joué par ces absurdités doit avoir une cause, et effectivement il a une cause. Il y a dans la vie humaine une absurdité radicale, essentielle, à laquelle on n’aperçoit aucun remède : c’est la nature du pouvoir. La nécessité d’un certain pouvoir est bien réelle, parce que l’ordre est indispensable à l’existence, mais l’attribution du pouvoir est à peu près arbitraire, parce que les hommes sont semblables ou peu s’en faut, et la stabilité du pouvoir repose ainsi essentiellement sur le prestige, autrement dit sur l’imagination. Si la raison est ce qui mesure, comme l’expliquait Platon, l’imagination, elle, est étrangère à toute mesure. Traduites dans le langage du pouvoir, toutes les absurdités énumérées ici semblent se transformer en vérités d’évidence. Il était bien malheureux que Pâris eût enlevé Hélène, mais du moment qu’il l’avait enlevée, les Grecs pouvaient-ils supporter cette injure sans donner aux Troyens l’impression qu’ils pouvaient tout se permettre en Grèce, sans les provoquer à venir ravager le pays ? Les Troyens, de leur côté, pouvaient-ils rendre Hélène sans inspirer aux Grecs l’envie de venir piller une ville qui donnait une telle preuve de faiblesse ?


  1. On trouvera ci-après des ébauches, des plans et des variantes qui se rapportent à certains textes de ce volume. Pour les ébauches et les variantes, nous indiquons les pages auxquelles elles correspondent approximativement.