Opuscules et fragments inédits de Leibniz/Préface de la Science générale

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Préface de la Science générale
Opuscules et fragments inédits de Leibniz, Texte établi par Louis CouturatFélix Alcan (p. 153-157).

Phil., VI, 11, a (3 p. in-folio.)[1]

Puisque ⟩ le bonheur consiste dans le contentement, et que le contentement durable depend de l’asseurance que nous avons de l’avenir, fondée sur la science que nous deuvons avoir de la nature de Dieu et de l’ame ; de la il s’ensuit, que la science est necessaire au vray bonheur.

Mais la science depend de la demonstration, et l’invention des demonstrations d’une certaine Methode, qui n’est pas connue de tout le monde. Car quoyque tout homme soit capable de juger d’une demonstration, puisqu’elle ne meriteroit pas ce nom, si tous ceux qui la considerent attentivement, ne s’en trouvoient convaincus et persuadés ; neantmoins tout homme n’est ⟨ pas ⟩ capable de trouver des demonstrations ⟨ de son chef ⟩ ny de les proposer nettement quand elles sont trouvées : ⟨ faute de loisir ou de methode ⟩.

La vraye Methode prise dans toute son etendüe est une chose à mon avis tout à fait inconnue jusqu’icy, et n’a pas esté practiquée que dans les mathematiques. Encor est elle fort imparfaite à l’égard des mathematiques mêmes, comme j’ay eu le bonheur de faire voir à quelques uns (: qui passent aujourdhuy pour estre des premiers mathematiciens du siecle :) par des preuves surprenantes. Et j’espere d’en donner des echantillons qui ne seront peut estre pas indignes de la posterité.

Cependant si la Methode des Mathematiciens n’a pas esté suffisante pour découvrir tout ce qu’on pouvoit souhaiter d’eux ; elle a esté au moins capable de les garantir des fautes ; et s’ils n’ont pas dit tout ce qu’ils deuvoient, ils n’ont rien dit aussi de ce qu’ils ne deuvoient pas dire.

Si ceux qui ont cultivé les autres sciences [les] avoient imitez ⟨ les mathematiciens ⟩ au moins en ce point nous serions fort heureux : et il y a long temps que nous aurions une Metaphysique asseurée, aussi bien que la morale qui en depend ; puisque la Metaphysique renferme la connoissance de Dieu et de l’ame, qui doit regler nostre vie.

Outre que nous aurions la science des mouvemens, qui est la clef de la physique et par consequent de la medecine. Il est vray que je croy que nous sommes en estat maintenant d’y aspirer, et quelques unes de mes premieres pensees ont esté receües avec un tel applaudissement par des plus sçavans du temps, à cause de leur simplicité merveilleuse, que je croy qu’il ne nous reste à present, que de faire certaines experiences à dessein et propos deliberé, et non pas par hazard ⟨ et en tâtonnant ⟩ comme cela se fait communement ; afin d’etablir la dessus le bastiment d’une physique asseurée et demonstrative.

Or la raison pour quoy l’art de demonstrer ne se trouve jusqu’icy que dans les mathematiques n’a pas esté bien penetrée de qui que soit, car si l’on avoit connu la cause du mal, il y a long temps qu’on auroit aussi trouvé le remede. Cette raison est, que les Mathematiques portent leur épreuve avec elles : Car quand on me presente un theoreme faux, je n’ay pas besoin d’en examiner ny même d’en sçavoir la demonstration, puisque j’en découvriray la fausseté à posteriori par une experience aisée, qui ne coûte rien que de l’encre et du papier, c’est à dire par le calcul ; qui fera connoistre l’erreur pour petit qu’il soit. S’il estoit aussi aisé en d’autres matieres de verifier les raisonnemens par les experiences, il n’y auroit pas de si differentes opinions. Mais le mal est que les experiences en physique sont difficiles et coûtent beaucoup ; et en metaphysique elles sont impossibles ; à moins que Dieu ne fasse un miracle pour l’amour de nous, pour nous faire connoistre les choses immaterielles éloignées.

Ce mal n’est pas sans remede, quoyque d’abord il nous semble qu’il n’y en ait point. Mais ceux qui voudront considerer ce que je m’en vay dire, changeront bien tost de sentiment. Il faut donc remarquer que les ⟨ preuves ou ⟩ experiences qu’on fait en mathematique | pour se garantir d’un faux raisonnement (: comme sont par exemple la preuve par l’abjection novenaire, le calcul de Ludolph de Cologne touchant la grandeur du cercle ; les tables des sinus ou autres :) ne se font pas sur la chose même, mais sur les caracteres que nous avons substitués à la place de la chose. Car pour examiner un calcul des nombres par exemple si 1677[2] pris 365 fois[3] 612.105 on n’auroit jamais fait s’il falloit faire 365 monceaux et mettre en chacun 1677 petites pierres, et les conter à la fin toutes pour sçavoir si le nombre susdit s’y trouve. C’est pourquoy on se contente de le faire avec les characteres sur le papier par le moyen de la preuve novenaire, ou de quelque autre. De même quand on propose une quadrature de Cercle pretendue exacte, nous n’avons pas besoin de faire un cercle materiel pour lier un fil à l’entour, et pour voir si la longueur de ce fil ou la circomference a au diametre la proportion qu’on nous a proposée : cela seroit peinible, car quand l’erreur est une millieme, ou moindre ⟨ partie du diametre ⟩, il faudroit un grand cercle travaillé avec beaucoup d’exactitude. Cependant nous ne laissons pas de refuter cette fausse Quadrature, par l’experience, et par l’evenement du calcul ou de la preuve en nombres. Mais cette preuve ne se fait que sur le papier, et par consequent sur les caracteres qui representent la chose, et non pas sur la chose même.

Cette considération est fondamentale en cette matiere et quoyque beaucoup de tres habiles gens, surtout de nostre siecle, ayent pretendu de nous donner des demonstrations en matiere de physique, de metaphysique, de morale, et même en politique ⟨ en jurisprudence ⟩ et en medecine : neantmoins ou ils se sont trompés, à cause que tous les pas sont glissans, et qu’il est difficile de ne pas tomber, lorsqu’on n’est pas guidé par quelques [experiences ou preuves] ⟨ directions ⟩ sensible ; ou quand même ils ont rencontré, ils n’ont pas pû faire recevoir leur raisonnemens de tout le monde ; par ce qu’il n’y a pas encor eu moyen d’examiner les raisonnemens [en metaphysique] par quelques preuves aisées dont tout le monde fut capable.

De la il est manifeste, que si l’on pouvoit trouver des caractères ou signes propres à exprimer toutes nos pensées, aussi nettement et exactement que l’arithmetique exprime les nombres, ou que [l’algebre] l’analyse geometrique exprime les lignes, on pourroit faire en toutes les matieres autant qu’elles sont sujettes au raisonnement tout ce qu’on peut faire en Arithmetique et en Geometrie.

Car toutes les recherches qui dependent du raisonnement se feroient par la transposition de ces caracteres, et par une espece de calcul ; ce qui rendroit l’invention des belles choses tout à fait aisée. Car il ne faudroit pas se rompre la teste autant qu’on est obligé de faire aujourd’huy, et néanmoins on seroit asseuré de pouvoir faire tout ce qui seroit faisable, ⟨ ex datis. ⟩

De plus on feroit convenir tout le monde de ce qu’on auroit trouvé ou conclu, puisqu’il seroit aisé de verifier le calcul soit en le refaisant, soit en essayant quelques preuves semblables à celle de l’abjection novenaire en arithmétique. Et si quelqu’un doutoit de ce que j’aurois avancé, je luy dirois : contons, Monsieur, et ainsi prenant la plume et de l’encre, nous sortirions bientost d’affaire[4].

J’adjoute tousjours : autant qu’on peut faire parler raisonnement, ex datis. Car quoyqu’il faille tousjours certaines experiences pour servir de base au raisonnement ; neantmoins ces experiences estant une fois données, on en tireroit tout ce que tout autre en pourroit jamais tirer ; et on découvriroit même celles qui restent encor à faire, pour l’eclaircissement de tous les doutes qui restent. Cela seroit d’un secours admirable même en politique et en medecine, pour raisonner sur les symptomes et circonstances données d’une maniere constante et parfaite. Car lors même qu’il n’y aura pas assez de circonstances données pour former un jugement infaillible, on pourra tousjours determiner ce qui est le plus probable ex datis. Et voila tout ce que la raison peut faire[5].

| Or les caractères qui expriment toutes nos pensées, composeront une langue nouvelle, qui pourra estre écrite, et prononcée : cette langue sera très difficile à faire, mais très aisée à apprendre. Elle sera bien tost receüe par tout le monde à cause de son grand usage, et de sa facilité [merveilleuse] ⟨ surprenante ⟩ ⟨ et elle servira merveilleusement à la communication de plusieurs peuples ce qui aidera à la faire receuvoir ⟩. Ceux qui écriront en cette langue ne se tromperont pas pourveu qu’ils évitent ⟨ les erreurs de calcul et ⟩ barbarismes, solecismes et autres fautes, de grammaire et de construction ; De plus cette langue aura une propriété merveilleuse, qui est de fermer la bouche aux ignorants. Car on ne pourra pas parler ny ecrire en cette langue que de ce qu’on entend : ou si on ose le faire, il arrivera de deux choses une, ou que la vanité de ce qu’on avance soit manifeste ⟨ à tout le monde ⟩, ou qu’on apprenne en écrivant ou en parlant. Comme en effect ceux qui calculent apprennent en écrivant, et ceux qui parlent ont quelques fois des rencontres auxquelles ils ne pensoient pas, lingua præcurrente mentem. Ce qui arrivera sur tout en cette langue, à cause de son exactitude. D’autant qu’il n’y aura point d’equivocations ny amphibolies ; et que tout ce qu’on y dira intelligiblement, sera dit à propos. [Cette langue sera le plus grand organe de la raison[6].]

J’ose dire que cecy est le dernier effort de l’esprit humain, et quand le projet sera executé, il ne tiendra qu’aux hommes d’estre heureux puisqu’ils auront un instrument qui ne servira pas moins à exalter la raison, que le Telescope ne sert à perfectionner la vue[7].

C’est une de mes ambitions de venir à bout de ce projet, si Dieu me donne la vie. Je ne le dois qu’à moy, et j’en ay eu la premiere pensée à l’âge de 18 ans comme j’ai témoigné [alors ] ⟨ un peu apres ⟩ dans un discours imprimé[8] Et comme je suis asseuré qu’il n’y a point d’invention qui approche de celle cy, je croy qu’il n’y a rien de si capable d’eterniser le nom de l’inventeur. Mais j’ay des raisons bien plus fortes d’y penser, car la religion que je suis exactement, m’asseure que l’amour de Dieu consiste dans un desir ardent de procurer le bien general, et la raison m’apprend qu’il n’y a rien qui contribue d’avantage au bien general de tous les hommes, que ce qui la perfectionne.

  1. Ce morceau est une préface à la Science générale. On peut conjecturer qu’ill date de 1677, d’après un indice noté plus bas (p.154 note i). Cf. Phil. VI, 12, e.
  2. Ce nombre doit être la data de ce fragment.
  3. Ici un mot oublié (fait). On voit en marge la multiplication, barrée.
  4. Cf. Phil. VIII, 26, 64-65, 125, 200 ; Lettre à Placcius, 1678 (Dutens, VI, 1, 22) ; et Phil., V, 6, f, 19 (ap. Bodemann, p. 82).
  5. Cf. Lettre à Galloys, 1677 (Phil., VII, 21, Math., I, 181).
  6. Cf. Lettre à Oldenburg (Phil., VII, 11 ; Briefwechsel, I, 100) ; Lettre à Galloys, décembre 1678 (Phil. VII, 23, Math., I, 187) et Phil., VII, 201, 205.
  7. Cf. Phil., VII, 14, 17, 20, 27, 32, 174, 187, 202, 205, et Lettre à Bourguet, 1709 (Phil. III, 545).
  8. Allusion au De Arte combinatoria (1666).