Oraison funèbre de Louis le Grand

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ORAISON FUNÈBRE DE LOUIS LE GRAND.


Dieu seul est grand[1], mes frères, et dans ces derniers moments surtout, où il préside à la mort des rois de la terre : plus leur gloire et leur puissance ont éclaté, plus, en s’évanouissant alors, elles rendent hommage à sa grandeur suprême : Dieu paraît tout ce qu’il est, et l’homme n’est plus rien de tout ce qu’il croyait être.

Heureux le prince dont le cœur ne s’est point élevé au milieu de ses prospérités et de sa gloire ; qui, semblable à Salomon, n’a pas attendu que toute sa grandeur expirât avec lui au lit de la mort, pour avouer qu’elle n’était que vanité et affliction d’esprit, et qui s’est humilié, sous la main de Dieu, dans le temps même que l’adulation semblait le mettre au-dessus de l’homme !

Oui, mes frères, la grandeur et les victoires du roi que nous pleurons ont été autrefois assez publiées : la magnificence des éloges a égalé celle des événements : les hommes ont tout dit, il y a longtemps, en parlant de sa gloire. Que nous reste-t-il ici, que d’en parler pour notre instruction ?

Ce roi, la terreur de ses voisins, l’étonnement de l’univers, le père des rois ; plus grand que tous ses ancêtres, plus magnifique que Salomon dans toute sa gloire, a reconnu comme lui que tout était vanité. Le monde a été ébloui de l’éclat qui l’environnait ; ses ennemis ont envié sa puissance ; les étrangers sont venus des îles les plus éloignées baisser les yeux devant la gloire de sa majesté ; ses sujets lui ont presque dressé des autels ; et le prestige qui se formait autour de lui n’a pu le séduire lui-même.

Vous l’aviez rempli, ô mon Dieu ! de la crainte de votre nom ; vous l’aviez écrit sur le livre éternel, dans la succession des saints rois qui devaient gouverner vos peuples ; vous l’aviez revêtu de grandeur et de magnificence. Mais ce n’était pas assez ; il fallait encore qu’il fût marqué du caractère propre de vos élus : vous avez récompensé sa foi par des tribulations et par des disgrâces. L’usage chrétien des prospérités peut nous donner droit au royaume des cieux ; mais il n’y a que l’affliction et la violence qui nous l’assurent.

Voyons-nous des mêmes yeux, mes frères, la vicissitude des choses humaines ? Sans remonter aux siècles de nos pères, quelles leçons Dieu n’a-t-il pas données au nôtre ? Nous avons vu toute la race royale presque éteinte ; les princes, l’espérance et l’appui du trône, moissonnés à la fleur de leur âge ; l’époux et l’épouse auguste, au milieu de leurs plus beaux jours, enfermés dans le même cercueil, et les cendres de l’enfant suivre tristement et augmenter l’appareil lugubre de leurs funérailles ; le roi, qui avait passé d’une minorité orageuse au règne le plus glorieux dont il soit parlé dans nos histoires, retomber de cette gloire dans des malheurs presque supérieurs à ses anciennes prospérités, se relever encore plus grand de toutes ces pertes, et survivre à tant d’événements divers pour rendre gloire à Dieu, et s’affermir dans la foi des biens immuables.

Ces grands objets passent devant nos yeux comme des scènes fabuleuses : le cœur se prête pour un moment au spectacle ; l’attendrissement finit avec la représentation, et il semble que Dieu n’opère ici-bas tant de révolutions que pour se jouer dans l’univers, et nous amuser plutôt que nous instruire.

Ajoutons donc les paroles de la foi à cette triste cérémonie, qui sans cela nous prêcherait en vain : racontons, non les merveilles d’un règne que les hommes ont déjà tant exalté, mais les merveilles de Dieu sur le roi qui nous est ôté. Rappelons ici ses vertus plutôt que ses victoires ; montrons-le plus grand encore au lit de la mort qu’il ne l’était autrefois sur son trône, dans les jours de sa gloire. N’ôtons les louanges à la vanité que pour les rendre à la grâce. Et quoiqu’il ait été grand et par l’éclat inouï de son règne, et par les sentiments héroïques de sa piété, deux réflexions sur lesquelles va rouler ce devoir de religion que nous rendons à la mémoire de très-haut, très-puissant, et très-excellent prince Louis XIV du nom, roi de France et de Navarre, ne parlons de la gloire et de la grandeur de son règne que pour en montrer les écueils et le néant qu’il a connus ; et de sa piété, que pour en proposer et immortaliser les exemples.

Louis se trouva seul, jeune, paisible, absolu, puissant, à la tête d’une nation belliqueuse, maître du cœur de ses sujets et du plus florissant royaume du monde, avide de gloire, environné des vieux chefs, dont les exploits passés semblaient lui reprocher le repos où il les laissait encore.

Qu’il est difficile, quand on peut tout, de se défier qu’on peut aussi trop entreprendre !

Les succès justifient bientôt nos entreprises. La Flandre est d’abord revendiquée comme le patrimoine de Thérèse ; et tandis que les manifestes éclaircissent notre droit, nos victoires le décident.

La Hollande, ce boulevard que nous avions élevé nous-mêmes contre l’Espagne, tombe sous nos coups : ces villes, devant lesquelles l’intrépidité espagnole avait tant de fois échoué, n’ont plus de murs à l’épreuve de la bravoure française, et Louis est sur le point de renverser en une campagne l’ouvrage lent et pénible de la valeur et de la politique d’un siècle entier.

Déjà le feu de la guerre s’allume dans toute l’Europe : le nombre de nos victoires augmente celui de nos ennemis ; et plus nos ennemis augmentent, plus nos victoires se multiplient. L’Escaut, le Rhin, le Pô, le Ther, n’opposent qu’une faible digue à la rapidité de nos conquêtes. Toute l’Europe se ligue, et ses forces réunies ne servent qu’à montrer la supériorité des nôtres ; les mauvais succès irritent nos ennemis sans les désarmer ; leurs défaites, qui doivent finir la guerre, l’éternisent ; tant de sang déjà répandu nourrit les haines, loin de les éteindre ; les traités de paix ne sont que comme l’appareil d’une nouvelle guerre. Munster, Nimègue, Ryswick, où toute la sagesse de l’Europe assemblée promettait de si beaux jours, ne forment que des éclairs qui annoncent de nouveaux orages : les situations changent, et nos prospérités continuent. La monarchie n’avait pas encore vu des jours si brillants : elle s’était relevée autrefois de ses malheurs ; elle a pensé périr et écrouler sous le poids de sa propre gloire.

La terre toute seule ne semblait pas même suffire à nos triomphes : la mer encore gémissait sous le nombre et sous la grandeur énorme de nos navires. Nos flottes, qui suffisaient à peine, sous les derniers règnes, pour mettre nos côtes à couvert de l’insulte des pirates, portaient partout au loin la terreur et la victoire. Les ennemis, attaqués jusque dans leurs ports, avaient paru céder à l’étendard de la France l’empire des deux mers. La Sicile, la Manche, les îles du nouveau monde, avaient vu leurs ondes rougies par les défaites les plus sanglantes. Et l’Afrique même, encore fière d’avoir vu autrefois échouer sur ses côtes la valeur de saint Louis et toute la puissance de Charles-Quint, ne trouvant plus d’asile sous ses remparts foudroyés, avait été obligée de venir s’humilier, et d’en chercher un au pied du trône de Louis.

Nous nous élevions de tant de prospérités, et nous ne savions pas que l’orgueil des empires est toujours le premier signal de leur décadence.

Telle fut la grandeur de Louis dans la guerre. Jamais la France n’avait mis sur pied des armées si formidables ; jamais l’art militaire, c’est-à-dire l’art funeste d’apprendre aux hommes à s’exterminer les uns les autres, n’avait été poussé si loin ; jamais tant de généraux fameux ; et, pour ne parler que de ces premiers temps, un Condé, dont le premier coup d’œil décidait toujours de la victoire ; un Turenne, qui, plus tardif en apparence, n’en était que plus sûr du succès ; un Créqui, plus grand le jour de sa défaite que dans les jours de ses triomphes ; un Luxembourg, qui semblait se jouer de la victoire ; et tant d’autres venus depuis, que nos annales mettront un jour parmi les Guesclins et les Dunois de notre siècle.

Mais, hélas ! triste souvenir de nos victoires, que nous rappelez-vous ? Monuments superbes, élevés au milieu de nos places publiques pour en immortaliser la mémoire, que rappellerez-vous à nos neveux, lorsqu’ils vous demanderont, comme autrefois les Israélites, ce que signifient vos masses pompeuses et énormes ? Quando interrogaverint vos filii vestri, dicentes : Quid sibi volunt isti lapides[2] ? Vous leur rappellerez un siècle entier d’horreur et de carnage ; l’élite de la noblesse française précipitée dans le tombeau ; tant de maisons anciennes éteintes ; tant de mères point consolées, qui pleurent encore sur leurs enfants ; nos campagnes désertes, et, au lieu des trésors qu’elles renferment dans leur sein, n’offrant plus que des ronces au petit nombre des laboureurs forcés de les négliger ; nos villes désolées ; nos peuples épuisés ; les arts à la fin sans émulation ; le commerce languissant : vous leur rappellerez nos pertes plutôt que nos conquêtes, Quando interrogaverint vos filii vestri, dicentes : Quid sibi volunt isti lapides ? Vous leur rappellerez tant de lieux saints profanés ; tant de dissolutions capables d’attirer la colère du ciel sur les plus justes entreprises ; le feu, le sang, le blasphème, l’abomination, et toutes les horreurs qu’enfante la guerre : vous leur rappellerez nos crimes plutôt que nos victoires : Quando interrogaverint vos filii vestri ; dicentes : Quid sibi volunt isti lapides ?

Ô fléau de Dieu ! ô guerre ! cesserez-vous enfin de ravager l’héritage de Jésus-Christ ? Ô glaive du Seigneur ! levé depuis longtemps sur les peuples et sur les nations, ne vous reposerez-vous pas encore ? O mucro Domini ! usquequo non quiesces ? Vos vengeances, ô mon Dieu ! ne sont-elles pas encore accomplies ? N’auriez-vous encore donné qu’une fausse paix à la terre ? L’innocence de l’auguste enfant que vous venez d’établir sur la nation, ne désarme-t-elle pas votre bras plus que nos iniquités ne l’irritent ? Regardez-le du haut du ciel, et n’exercez plus sur nous des châtiments qui n’ont servi jusqu’ici qu’à multiplier nos crimes : O mucro Doinini ! usquequo non quiesces ? Ingredere in vaginam tuam, refrigerare, et site.

Un si long cours de prospérités inouïes, qui devait un jour nous coûter si cher, éleva bientôt le royaume à un point de gloire et de magnificence où les siècles passés ne l’avaient pas encore vu. La France devint comme le spectacle pompeux de toute l’Europe. Que de maisons royales s’élevèrent, demeure superbe de Louis, où toutes les merveilles de l’Asie et de l’Italie rassemblées, semblaient venir rendre hommage à sa grandeur ! Paris, comme Rome triomphante, s’embellissait des dépouilles des nations. La cour, à l’exemple du souverain, plus brillante et plus magnifique que jamais, se piqua d’effacer l’éclat des cours étrangères. La ville, l’imitatrice éternelle de la cour, en copia le faste. Les provinces à l’envi marchèrent de loin sur les traces de la ville. La simplicité des anciennes mœurs changea : il ne resta plus de vestiges de la modestie de nos pères que dans leurs vieux et respectables portraits, qui, en ornant les murs de nos palais, nous en reprochaient tout bas la magnificence. Le luxe, toujours le précurseur de l’indigence, en corrompant les mœurs, tarit la source de nos biens ; la misère même qu’il avait enfantée ne put le modérer : la perpétuelle inconstance des ornements fut un des attributs de la nation ; la bizarrerie devint un goût ; nos voisins même, à qui notre faste nous rendait si odieux, ne laissèrent pas d’en venir chercher chez nous le modèle ; et, après les avoir épuisés par nos victoires, nous sûmes encore les corrompre par nos exemples.

Cependant, chaque jour embellissait le règne de Louis. La navigation, plus florissante que sous les règnes précédents, étendit notre commerce dans toutes les parties du monde connu. Des hommes habiles furent envoyés vers les côtes les plus éloignées de l’un et de l’autre hémisphère, pour prendre des points fixes et en perfectionner les connaissances. Un édifice célèbre[3] s’éleva hors de nos murs, où, en observant le cours des astres et toute la magnificence des cieux, on marque au pilote des routes certaines sur la vaste étendue de l’Océan, et on apprend au philosophe à s’humilier sous la majesté immense de l’Auteur de l’univers. Nos flottes, aidées de ces secours, nous apportaient tous les ans, comme celles de Salomon, les richesses du nouveau monde. Hélas ! ces nations insulaires et simples nous envoyaient leur or et leur argent, et nous leur portions peut-être en échange, au lieu de la foi, nos dérèglements et nos vices.

Le commerce, si étendu au dehors, fut facilité au dedans par des ouvrages dignes de la grandeur des Romains. Des rivières, malgré les terres et les collines qui les séparaient, virent réunir leurs eaux, et porter au pied des murs de la capitale le tribut et les richesses diverses de chaque province. Les deux mers qui entourent et qui enrichissent ce vaste royaume se donnèrent pour ainsi dire la main ; et un canal miraculeux, par la hardiesse et les travaux incompréhensibles de l’entreprise, rapprocha ce que la nature avait séparé par des espaces immenses.

Il était réservé à Louis d’achever ce que les siècles précédents de la monarchie n’auraient même osé souhaiter ; c’était le règne des prodiges : nos pères ne les avaient pas même imaginés, et nos neveux n’en verront jamais de semblables ; mais, plus heureux que nous, ils verront peut-être le règne de la paix, de la frugalité, et de l’innocence. Qu’ils n’arrivent jamais au comble frivole de notre gloire, plutôt que de l’acheter au prix des vices et des malheurs où elle nous a précipités !

Il est vrai que les soins de Louis, pour augmenter l’éclat et le bon ordre du royaume, ne se proposaient point de bornes. La ville régnante, l’abord de toutes les nations, et qui rassemble le choix comme le rebut de nos provinces, vit ce nombre prodigieux d’habitants si différents de mœurs, d’intérêts, de pays, vivre comme un seul homme. La police y ôta au crime la sûreté que la confusion et la multitude lui avaient jusque-là donnée. Au milieu de ce chaos régnèrent l’ordre et la paix, et, dans ce concours innombrable d’hommes si inconnus les uns aux autres, nul presque ne fut inconnu à la vigilance du magistrat.

Le royaume entier changea de face comme la capitale : la justice eut des lois fixes ; et le bon droit ne dépendit plus ou du caprice du juge, ou du crédit de la partie ; des règlements utiles, et qui deviendront la jurisprudence de tous les règnes à venir, furent publiés ; l’étude du droit français et du droit public se ranima ; des sénateurs célèbres, et dont les noms formeront un jour la tradition des grands hommes qui embelliront l’histoire de la magistrature, ornèrent nos tribunaux ; l’éloquence et la science des lois et des maximes brillèrent dans le barreau, et la tribune du sénat principal devint aussi célèbre par la majesté des plaidoyers publics, que l’avait été, sous les Hortense et sous les Cicéron, celle de Rome.

À quel point de perfection les sciences et les arts ne furent-ils pas portés ? Vous en serez les monuments éternels, écoles fameuses rassemblées autour du trône, et qui en assurez plus l’éclat et la majesté que les soixante vaillants qui environnaient le trône de Salomon[4] ! l’émulation y forma le goût ; les récompenses augmentèrent l’émulation ; le mérite, qui se multipliait, multiplia les récompenses.

Quels hommes et quels ouvrages vois-je sortir à la fois de ces assemblées savantes ? des Phidias, des Apelles, des Platons, des Sophocles, des Plautes, des Démosthènes, des Horaces ; des hommes et des ouvrages, au goût desquels le goût des âges futurs de la monarchie se rappellera toujours ? Je vois revivre le siècle d’Auguste, et les temps les plus polis et les plus cultivés de la Grèce. Il fallait que tout fût marqué au coin de l’immortalité sous le règne de Louis, et que les époques des lettres y fussent aussi célèbres que celles des victoires.

La France a retenti longtemps de ces pompeux éloges, et nous nous sommes comme rassasiés là-dessus de nos propres louanges. Mais, le dirai-je ici ? en ajoutant à la science, nous avons ajouté au travail et à la malice ; les arts, en flattant la curiosité, ont enfanté la mollesse ; le théâtre plus florissant, mais toujours le triste fruit de l’abondance, de l’oisiveté, et de la corruption, on a donné du ridicule au vice sans corriger les mœurs, on a corrompu les mœurs en rendant le vice plus aimable ; la poésie, en nous rappelant tout le sel et tous les agréments des anciens, nous en a rappelé les séductions et la licence : la philosophie a paru perdre du côté de la simplicité de la foi ce qu’elle acquérait de plus sur les connaissances de la nature : l’éloquence, toujours flatteuse dans les monarchies, s’est affadie par des adulations dangereuses aux meilleurs princes ; enfin, la science même de la religion, plus exacte et plus approfondie, et d’où devaient naître la paix et la vérité, a dégénéré en vaines subtilités, et éternisé les disputes. Ô siècle si vanté ! votre ignominie s’est donc multipliée avec votre gloire[5] ! mais la gloire appartenait à Louis, et l’abus qu’on en a fait a été notre seul ouvrage. Ainsi éclatait au loin la grandeur et la réputation de la France, tandis qu’au dedans elle s’affaiblissait par ses propres avantages.

Je ne rappelle ici qu’une partie des merveilles dont vous avez été témoins. Tout ce qui fait la grandeur des empires se trouvait réuni autour de Louis. Des ministres sages et habiles, ressource des peuples et des rois ; nos frontières reculées, et qui semblaient éloigner de nous la guerre pour toujours ; des forteresses inaccessibles élevées de toutes parts, et qui paraissaient plus destinées à menacer les États voisins qu’à mettre nos États à couvert ; l’Espagne, forcée de nous céder, par un acte solennel, la préséance qu’elle nous avait jusque-là disputée ; Rome même désavouer, par un monument public, le droit des gens violé, et l’outrage fait à une couronne de qui elle tient sa splendeur et la vaste étendue de son patrimoine : enfin, le souverain lui-même d’une république florissante, descendre de son trône d’où ses prédécesseurs n’étaient pas encore descendus, quitter ses citoyens et sa patrie, et venir mettre les marques fastueuses de sa dignité aux pieds de Louis, pour fléchir sa clémence.

Grands événements qui nous attiraient la jalousie bien plus que l’admiration de l’Europe ! Et des événements qui font tant de jaloux peuvent bien embellir l’histoire d’un règne, mais ils n’assurent jamais le bonheur d’un État.

Que manquait-il, dans ces temps heureux, à la gloire de Louis ? Arbitre de la paix et de la guerre ; maître de l’Europe ; formant presque avec la même autorité les décisions des cours étrangères que celles de ses propres conseils ; trouvant dans l’amour de ses sujets des ressources qui, en tarissant leurs biens, ne pouvaient épuiser leur zèle ; conservant sur les princes issus de son sang, signalés par mille victoires, un pouvoir aussi absolu que sur le reste de ses sujets ; voyant autour de son trône les enfants de ses enfants, le père d’une nombreuse postérité, le patriarche, pour ainsi dire, de la famille royale, et élevant tout à la fois sous ses yeux les successeurs des trois règnes suivants. Jamais la succession royale n’avait paru plus affermie. Nous voyions croître au pied du trône les rois de nos enfants et de nos neveux. Hélas ! à peine en reste-t-il un pour nous-mêmes, et il n’est demeuré qu’une étincelle dans Israël. Mais ne hâtons pas ces tristes images, que la constance de Louis doit nous ramener dans la suite de ce discours.

Que ces jours de deuil paraissaient loin de nous en ce jour brillant où nous donnions des rois à nos voisins, et où l’Espagne même, qui depuis si longtemps usurpait une de nos couronnes, vint mettre toutes les siennes sur la tête d’un des petits-fils de Louis !

Ce fut ce grand jour qu’il parut, comme un nouveau Charlemagne, établissant ses enfants souverains dans l’Europe ; voyant son trône environné de rois sortis de son sang, réunissant encore une fois, sous la race auguste des Francs, les peuples et les nations ; faisant mouvoir du fond de son palais les ressorts de tant de royaumes ; et devenu le centre et le lien de deux vastes monarchies, dont les intérêts avaient semblé jusque-là aussi incompatibles que les humeurs.

Jour mémorable ! il est vrai, vous ne serez écrit sur nos fastes qu’avec le sang de tant de Français que vous avez fait verser : les malheurs que vous prépariez nous ont rendu cette gloire triste et amère : vos dons éclatants, en flattant notre vanité, ont humilié et pensé renverser notre puissance. L’Espagne ennemie n’avait pu nous nuire : l’Espagne alliée nous a accablés : nos disgrâces seront éternellement gravées autour de la couronne qu’elle a mise sur la tête d’un de nos princes. Mais si la Castille a vu notre joie modérée par nos pertes, elle ne verra jamais notre estime pour sa valeur et sa fidélité, et notre reconnaissance pour son choix, affaiblie.

J’avoue, mes frères, que la gloire des événements qui embellit un règne est souvent étrangère au souverain : les rois ne sont grands que par les vertus qui leur sont propres : leurs succès les plus éclatants peuvent ne couvrir que des qualités fort obscures, et prouver qu’ils sont bien servis, plutôt que dignes de commander.

Mais ici nous ne craignons pas de dépouiller Louis de tout cet éclat qui l’environnait, et de vous le montrer lui-même. Quelle sagesse et quel usage des affaires ! L’Europe redoutait la supériorité de ses conseils autant que celle de ses armes : ses ministres étudiaient sous lui l’art de gouverner ; sa longue expérience mûrissait leur jeunesse, et assurait leurs lumières ; les négociations, conduites par l’habileté, réussissaient toujours par le secret. Quel bonheur la réputation seule du gouvernement ne promettait-elle pas à la France, si nous eussions su nous contenter de la gloire et de la sagesse ? Tous les rois voisins qui, en naissant, avaient trouvé Louis déjà vieilli sur le trône, se fussent regardés comme les enfants et les pupilles d’un si grand roi : il n’eut pas été leur vainqueur ; mais il était assez grand pour mépriser les triomphes[6] ; et il eût été leur tuteur et leur père.

De ce fonds de sagesse sortait la majesté répandue sur sa personne ; la vie la plus privée ne le vit jamais un moment oublier la gravité et les bienséances de la dignité royale ; jamais roi ne sut mieux que lui soutenir le caractère majestueux de la souveraineté. Quelle grandeur, quand les ministres des rois venaient au pied de son trône ! quelle précision dans ses paroles ! quelle majesté dans ses réponses ! nous les recueillions comme les maximes de la sagesse ; jaloux que son silence nous dérobât trop souvent des trésors qui étaient à nous ; et, s’il m’est permis de le dire, qu’il ménageât trop ses paroles à des sujets qui lui prodiguaient leur sang et leur tendresse.

Cependant, vous le savez, cette majesté n’avait rien de farouche : un abord charmant, quand il voulait se laisser approcher ; un art d’assaisonner les grâces, qui touchait plus que les grâces mêmes ; une politesse de discours qui trouvait toujours à placer ce qu’on aimait le plus à entendre. Nous en sortions transportés, et nous regrettions des moments que sa solitude et ses occupations rendaient tous les jours plus rares. Nation fidèle, nous aimons de tout temps à voir nos rois, et les rois gagnent toujours à se montrer à une nation qui les aime.

Et quel roi y aurait plus gagné que Louis ? Vous pouvez le dire ici à ma place, anciens et illustres sujets occupés autour de sa personne. Au milieu de vous ce n’était plus ce grand roi, la terreur de l’Europe, et dont nos yeux pouvaient à peine soutenir la majesté ; c’était un maître humain, facile, bienfaisant, affable : l’éclat qui l’environnait le dérobait à nos regards ; nous ne voyions que sa gloire, et vous voyiez toutes ses vertus.

Un fonds d’honneur, de droiture, de probité, de vérités, qualités si essentielles aux rois, et si rares pourtant même parmi les autres hommes : un ami fidèle ; un époux, malgré les faiblesses qui partagèrent son cœur, toujours respectueux pour la vertu de Thérèse ; condamnant, pour ainsi dire, par ses égards pour elle, l’injustice de ses engagements, et renouant par l’estime un lien affaibli par les passions ; un père tendre, plus grand dans cette histoire domestique, qui ne passera peut-être point à nos neveux, que dans les événements éclatants de son règne, que les histoires publiques conserveront à la postérité.

Louis porta en naissant un fonds de religion et de crainte de Dieu, que les égarements même de l’âge ne purent jamais effacer. Le sang de saint Louis et de tant de rois chrétiens qui coulait dans ses veines ; le souvenir encore tout récent d’un père juste ; les exemples d’une mère pieuse ; les instructions du prélat irrépréhensible qui présidait à son éducation ; d’heureuses inclinations, encore plus sûres que les instructions et les exemples : tout paraissait le destiner à la vertu comme au trône.

Mais, hélas ! qu’est-ce que la jeunesse des rois ? une saison périlleuse, où les passions commencent à jouir de la même autorité que le souverain, et à monter avec lui sur le trône. Et que pouvait attendre Louis, surtout dans ce premier âge ? L’homme le mieux fait de sa cour, tout brillant d’agréments et de gloire ; maître de tout vouloir, et ne voulant rien en vain ; voyant naître tous les jours sous ses pas des plaisirs nouveaux qui attendaient à peine ses désirs ; ne rencontrant autour de lui que des regards toujours trop instruits à plaire, et qui paraissaient tous réunis et conjurés pour plaire à lui seul ; environné d’apologistes des passions, qui soufflaient encore le feu de la volupté, et qui cherchaient à effacer ses premières impressions de vertu, en donnant des titres d’honneur à la licence ; au milieu d’une cour polie, où la mollesse et le plaisir ont trouvé de tout temps le secret de s’allier, et même d’aller de pair avec la valeur et le courage ; et enfin, dans un siècle où le sexe, peu content d’oublier sa propre pudeur, semble même défier ce qui peut en rester encore dans ceux à qui il veut plaire.

Et cependant, de l’exemple du prince, quel déluge de maux dans le peuple ! Ses mœurs forment bientôt les mœurs publiques : l’imitation, toujours sûre de plaire et d’attirer des grâces, réconcilie l’ambition avec la volupté : les plaisirs, d’ordinaire gênés par les vues de la fortune, en facilitent les avenues, et en deviennent la plus sûre route : des écrivains profanes vendent leur plume à l’iniquité, et chantent des passions que le respect tout seul aurait dû ensevelir dans un éternel silence : de nouveaux spectacles s’élèvent pour en faire des leçons publiques ; tout devient la passion du souverain.

Ô rois des peuples, dit l’Esprit de Dieu ! vous qui, assis sur votre trône, voyez avec tant de complaisance à vos pieds la multitude des nations, c’est à vous que j’adresse ces paroles : Ad vos, o reges, sunt hi sermones mei[7]. Souvenez-vous que la puissance vous a été donnée d’en haut, que l’usage en doit être saint, comme l’origine en est sainte ; qu’un jugement très dur est préparé à ceux qui sont établis pour commander aux autres, et qu’à l’étendue de l’autorité l’abondance du châtiment est presque toujours réservée.

Mais ici les miséricordes éternelles préparées à Louis commencent à se manifester. Dieu le prépare de loin à la vertu, en armant les premiers traits de son autorité contre les vices. L’usage barbare des duels, ancien reste de la férocité de nos premiers conquérants, que la religion et la politesse qu’elle met dans les mœurs n’avaient pu depuis modérer, que tant de rois avaient vainement condamné, et qui avait coûté tant de sang à la nation, fut aboli ; et Louis consacra le commencement de son règne par une action qui assure le repos et la tranquillité de tous les règnes à venir.

Dès la première démarche que Louis eut faite dans la voie de Dieu, il y marcha toujours d’un pas égal et majestueux. Un jour instruisait l’autre jour, et une nuit donnait des leçons semblables à l’autre nuit. L’histoire de sa piété est l’histoire d’une de ses journées ; et hors les événements inattendus, qui montraient en lui de nouvelles vertus, la vertu du premier jour fut celle du reste de sa vie.

Soins immenses du gouvernement, dont il portait presque tout seul le poids, vous n’interrompîtes jamais l’exactitude de ses devoirs religieux : jamais la vie de la cour, toujours inégale, parce qu’elle est oiseuse, ne dérangea la respectable uniformité de sa conduite ; et dans un lieu où le caprice et le loisir sont si ingénieux à varier les jours et les moments, Louis seul était le point fixe où tous les jours et tous les moments se trouvaient les mêmes ; vertu rare, dans les princes surtout, que rien ne contraint, et en qui l’inconstance de l’imagination est sans cesse réveillée par le choix et la multiplicité des ressources.

La piété et la bonne foi des dispositions répondait à l’exactitude des devoirs. Quelle profonde religion au pied des autels ! Avec quel respect venait-il courber devant la gloire du sanctuaire cette tête qui portait pour ainsi dire l’univers, et que l’âge, la majesté, les victoires, rendaient encore moins auguste que la piété ! Quelle terreur en approchant des mystères saints, et de cette viande céleste, qui fait les délices des rois ! Quelle attention à la parole de vie ! et, malgré les dégoûts et les censures d’une cour éclairée et difficile, quel respect pour la sainte liberté du ministère et pour les défauts mêmes du ministre ! « Il nous en a dit assez pour nous « corriger, » répondait-il à ceux de sa cour qui paraissaient mécontents de l’instruction. Quelle tendresse de conscience ! quelle horreur pour les plus légères transgressions ! Tout le bien qui lui fut montré, il l’aima ; et s’il n’accomplit pas toute justice, c’est qu’elle ne lui fut pas toute connue. C’est la destinée des meilleurs rois ; c’est le malheur du rang plutôt que le vice de la personne.

Mais l’épreuve la moins équivoque d’une vertu solide, c’est l’adversité. Et quels coups, ô mon Dieu ! ne prépariez-vous pas à sa constance ! Ce grand roi, que la victoire avait suivi dès le berceau, et qui comptait ses prospérités par les jours de son règne : ce roi, dont les entreprises toutes seules annonçaient toujours le succès, et qui jusque là, n’ayant jamais trouvé d’obstacle, n’avait eu qu’à se défier de ses propres désirs ; ce roi, dont tant d’éloges et de trophées publics avaient immortalisé les conquêtes, et qui n’avait jamais eu à craindre que les écueils qui naissent du sein même de la louange et de la gloire ; ce roi, si longtemps maitre des événements, les voit, par une révolution subite, tous tournés contre lui. Les ennemis prennent notre place : ils n’ont qu’à se montrer, la victoire se montre avec eux ; leurs propres succès les étonnent ; la valeur de nos troupes a semblé passer dans leur camp ; le nombre prodigieux de nos armées en facilite la déroute ; la diversité des lieux ne fait que diversifier nos malheurs ; tant de champs fameux de nos victoires sont surpris de servir de théâtre à nos défaites ; le peuple est consterné ; la capitale est menacée ; la misère et la mortalité semblent se joindre aux ennemis : tous les maux paraissent réunis sur nous ; et Dieu, qui nous en préparait les ressources, ne nous les montrait pas encore : Denain et Landrecies étaient encore cachés dans les conseils éternels. Cependant notre cause était juste : mais l’avait-elle toujours été ? Et que sais-je, si nos dernières défaites n’expiaient pas l’équité douteuse ou l’orgueil inévitable de nos anciennes victoires ?

Louis le reconnut ; il le dit : « J’avais autrefois entrepris la guerre légèrement, et Dieu avait semblé me favoriser ; je la fais pour soutenir les droits légitimes de mon petit-fils à la couronne d’Espagne, et il m’abandonne ; il me préparait cette punition que j’ai méritée. » Il s’humilia sous la main qui s’appesantissait sur lui ; sa foi ôta même à ses malheurs la nouvelle amertume que le long usage des prospérités leur donne toujours ; sa grande âme ne parut point émue : au milieu de la tristesse et de l’abattement de la cour, la sérénité seule de son auguste front rassurait les frayeurs publiques. Il regarda les châtiments du ciel comme la peine de l’abus qu’il avait fait de ses faveurs passées : il répara, par la plénitude de sa soumission, ce qui pouvait avoir manqué autrefois à sa reconnaissance. Il s’était peut-être attribué la gloire des événements ; Dieu la lui ôte, pour lui donner celle de la soumission et de la constance.

Mais le temps des épreuves n’est pas encore fini. Vous l’avez frappé dans son peuple, ô mon Dieu ! comme David ; vous le frappez encore comme lui dans ses enfants : il vous avait sacrifié sa gloire, et vous voulez encore le sacrifice de sa tendresse.

Que vois-je ici ! et quel spectacle attendrissant même pour nos neveux, quand ils en liront l’histoire ! Dieu répand la désolation et la mort sur toute la maison royale. Que de têtes augustes frappées ! que d’appuis du trône renversés ! Le jugement commence par le premier-né ; sa bonté nous promettait des jours heureux ; et nous répandîmes ici nos prières et nos larmes sur ces cendres chères et augustes. Mais il nous restait encore de quoi nous consoler. Elles n’étaient pas encore essuyées nos larmes, et une princesse aimable[8], qui délassait Louis des soins de la royauté, est enlevée, dans la plus belle saison de son âge, aux charmes de la vie, à l’espérance d’une couronne, et à la tendresse des peuples qu’elle commençait à regarder et à aimer comme ses sujets. Vos vengeances, ô mon Dieu ! se préparent encore de nouvelles victimes ; ses derniers soupirs soufflent la douleur et la mort dans le cœur de son royal époux[9]. Les cendres du jeune prince se hâtent de s’unir à celles de son épouse ; il ne lui survit que les moments rapides qu’il faut pour sentir qu’il l’a perdue ; et nous perdons avec lui les espérances de sagesse et de piété qui devaient faire revivre le règne des meilleurs rois, et les anciens jours de paix et d’innocence.

Arrêtez, grand Dieu ! montrerez-vous encore votre colère et votre puissance contre l’enfant qui vient de naître ? voulez-vous tarir la source de la race royale ? et le sang de Charlemagne et de saint Louis, qui ont tant combattu pour la gloire de votre nom, est-il devenu pour vous comme le sang d’Achab, et de tant de rois impies dont vous exterminiez toute la postérité ?

Le glaive est encore levé, mes frères ; Dieu est sourd à nos larmes, à la tendresse et à la piété de Louis. Cette fleur naissante, et dont les premiers jours étaient si brillants, est moissonnée[10] ; et si la cruelle mort se contente de menacer celui qui est encore attaché à la mamelle[11], ce reste précieux que Dieu voulait nous sauver de tant de pertes, ce n’est que pour finir cette triste et sanglante scène, par nous enlever le seul des trois princes[12] qui nous restait encore pour présider à son enfance, et le conduire ou l’affermir sur le trône.

Au milieu des débris lugubres de son auguste maison, Louis demeure ferme dans la foi. Dieu souffle sa nombreuse postérité, et en un instant elle est effacée, comme les caractères tracés sur le sable. De tous les princes qui l’environnaient, et qui formaient comme la gloire et les rayons de sa couronne, il ne reste qu’une faible étincelle, sur le point même alors de s’éteindre. Mais le fonds de sa foi ne peut être épuisé par ses malheurs : il espère, comme Abraham, que le seul enfant de la promesse ne périra point ; il adore celui qui dispose des sceptres et des couronnes, et voit peut-être dans ces pertes domestiques la miséricorde qui expie et qui achève d’effacer du livre des justices du Seigneur ses anciennes passions étrangères.

Non, mes frères, la source du véritable héroïsme et de l’élévation des sentiments est dans la foi : le monde n’a jamais fait que de faux héros ; et la mort, qui nous montre toujours tels que nous sommes, découvre enfin en eux, ou une faiblesse de timidité qui les déshonore, ou une ostentation de fermeté, encore plus faible et plus méprisable que leur frayeur, parce qu’elle est plus fausse.

Louis meurt en roi, en héros, en saint. Un soudain dépérissement ébranle d’abord les fondements, ce semble inaltérables, d’une santé que l’âge, les afflictions, et les soins laborieux d’un long règne, avaient jusque-là respectée. Il avait vécu au delà de l’âge de nos rois ; et elle nous promettait encore une vie au delà du cours ordinaire de celle des autres hommes : il avait vu naître nos pères, et il semble que nous comptions que c’était à nos neveux à le voir mourir. Tout ce qui nous flatte nous parait toujours devoir être éternel.

Mais Dieu, dont le règne seul ne finit point, et qui avait déjà empreint au dedans de lui les caractères ineffaçables de la mort, les cachait encore aux lumières de l’art, et aux vaines espérances d’une cour que l’excellence du tempérament rassurait encore. Mais enfin le secret de Dieu se déclare ; la mort, cachée au dedans, laisse voir au dehors des signes toujours trop infaillibles qui l’annoncent : on ne peut plus la méconnaître ; sa lenteur augmente encore les horreurs de l’appareil. Louis seul la voit d’un œil tranquille. Au milieu des sanglots de ses anciens et fidèles serviteurs, de la consternation des princes et des grands, des larmes de toute sa cour, Louis trouve dans la foi une paix, une fermeté, une grandeur d’âme que le monde n’a pas encore donnée. « Pourquoi pleurez-vous, » dit-il à un des siens, que les larmes abondantes d’une douleur moins circonspecte lui font remarquer ; « aviez-vous cru que les rois étaient immortels ? »

Ce monarque, environné de tant de gloire, et qui voyait autour de lui tant d’objets si capables de réveiller ou ses désirs, ou sa tendresse, ne jette pas même un œil de regret sur la vie ; il ne lui reste pas même ces incertitudes qui montrent encore la vie au mourant, et qui mêlent du moins aux tristes saisissements de la crainte les douceurs de l’espérance. Il sait que son heure est venue, et qu’il n’y a plus de ressources ; et il conserve, dans le lit de sa douleur, cette majesté, cette sérénité, qu’on lui avait vue autrefois aux jours de ses prospérités sur son trône ; il règle les affaires de l’État, qui ne le regardent déjà plus, avec le même soin et la même tranquillité que s’il commençait seulement à régner : et la vue sûre et prochaine de la mort ne lui donne pas ce dégoût et cette horreur de penser à ce qu’on va quitter, qui est plutôt un désespoir secret de le perdre qu’une marque que l’on ne l’aime plus. Les sacrements des mourants n’ont pas autour de lui cet air sombre et lugubre qui d’ordinaire les accompagne ; ce sont des mystères de paix et de magnificence. Et ce n’est pas ici un de ces moments rapides et uniques où la vertu se rappelle tout entière, et trouve dans la courte durée de l’effroi du spectacle la ressource de sa fermeté ; les jours vides et les nuits laborieuses se prolongent, et l’intrépidité de sa vertu semble croître et s’affermir sur les débris de son corps terrestre. Qu’on est grand, quand on l’est par la foi !

La vue fixe et assurée de la mort, soutenue durant plusieurs jours sans faiblesse, mais avec religion ; sans philosophie, mais avec une majestueuse fermeté ; ne voulant exciter ni l’attendrissement, ni l’admiration des spectateurs ; ne cherchant ni à les intéresser à sa perte par ses regrets, ni à s’attirer leurs éloges par sa constance ; plus grand mille fois que s’il eût affecté de le paraître. Accourez à ce spectacle, censeurs frivoles et éternels de sa vertu, et qui aviez traité peut-être sa piété de faiblesse, et voyez si la vanité toute seule ne se ferait pas honneur de tout ce que la grâce opère de grand en Louis dans ces derniers moments ! Mais la vanité n’a jamais eu que le masque de la grandeur ; c’est la grâce qui en a la vérité.

Il assemble autour de son lit, comme un autre David mourant, chargé d’années, de victoires et de vertus, les princes de son auguste sang et les grands de l’État. Avec quelle dignité soutient-il le spectacle de leur désolation et de leurs larmes ! Il leur rappelle, comme David, leurs anciens services : il leur recommande l’union, la bonne intelligence, si rares sous un prince enfant ; les intérêts de la monarchie, dont ils sont l’ornement et le plus ferme soutien ; il leur demande pour son fils Salomon et pour la faiblesse de son âge, le même zèle, la même fidélité qui les avait toujours si fort distingués sous son règne. Jamais il n’a paru plus véritablement roi : c’est qu’il l’était déjà dans le ciel ; et que le règne du juste est encore plus grand et plus glorieux que celui des rois de la terre.

Enfin le jeune Salomon, l’auguste enfant est appelé. Louis offre au Dieu de ses ancêtres ce reste précieux de sa maison royale ; cet enfant sauvé du débris qui lui rappelle la perte encore récente de tant de princes, et que ses prières et sa piété ont sans doute conservé à la France. Il demande pour lui à Dieu, comme David pour son fils Salomon, un cœur fidèle à sa loi, tendre pour ses peuples, zélé pour ses autels et pour la gloire de son nom : Salomoni quoque filio meo da cor perfectum, ut custodiat mandata tua[13]. Il lui laisse, pour dernières instructions, comme un héritage encore plus cher que sa couronne, les maximes de la piété et de la sagesse. « Mon fils, lui dit-il, vous allez être un grand roi ; mais souvenez-vous que tout votre bonheur dépendra d’être soumis à Dieu, et du soin que vous aurez de soulager vos peuples. Évitez la guerre ; ne suivez pas là-dessus mes exemples : soyez un prince pacifique ; craignez Dieu, et soulagez vos sujets. » Il lève les mains au ciel, comme les patriarches au lit de la mort, et répand sur cet enfant, avec ses vœux et ses bénédictions, des larmes qui échappent à sa tendresse, ou à la joie qu’il a d’aller posséder le royaume de l’éternité qui lui est préparé.

  1. Représentons-nous Massillon dans la chaire, prêt à faire l’oraison funèbre de Louis XIV, jetant d’abord les yeux autour de lui, les fixant quelque temps sur cette pompe lugubre et imposante qui suit les rois jusque dans ces asiles de mort, où il n’y a que des cercueils et des cendres, les baissant ensuite un moment avec l’air de la méditation, puis les relevant vers le ciel, et prononçant ces mots d’une voix ferme et grave : Dieu seul est grand, mes frères ! Quel exorde renfermé dans une seule parole accompagnée de cette action ! Comme elle devient sublime par le spectacle qui entoure l’orateur ! Comme ce seul mot anéantit tout ce qui n’est pas Dieu ! (La Harpe.)
  2. Jos. c. 4, v. 6.
  3. L’Observatoire.
  4. Cant. c. 3, v. 7.
  5. Osée, c.  4, v.  7.
  6. Jam Cæsar tantus erat, ut posset triumphos contemnere. Flor.
  7. Sp, c. 6, v. 3, 4, 5, 10.
  8. Adélaïde de Savoie.
  9. Le duc de Bourgogne.
  10. Mort du duc de Bretagne, frère aîné de Louis XV, arrivée encore peu de jours après.
  11. Le roi Louis XV fut alors à l’extrémité.
  12. Mort du duc de Berri, oncle du roi Louis XV.
  13. 1. Par. 29, 17.