Oraison funèbre de très-haute et très-puissante Dame, Madame Justine Pâris/Texte entier

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AVERTISSEMENT.

LECTEUR BÉNÉVOLE !


Ce livre est un FAMOSISSIME livre. Cette pièce est une sublime pièce d’éloquence. Ce superbe morceau, est un morceau vraiment… original.

Sa paternité est attribuée au feu Prince de Conti, illustre débauché. Il fut composé à l’occasion de la mort d’une infâme mégère, et prononcé après une orgie du Sérénissime Prince, par la fameuse Surintendante ou Grande-Maîtresse des plaisirs de la Cour et de la Ville, noble dame Gourdan, première Abbesse, de la capitale des Welches.

Médite lecteur, sur cet excellent traité de morale ; puis après, tâche de nettoyer tes oreilles souillées par tant d’ordures.

MAQUA.

BIOGRAPHIE

DE
MADAME GOURDAN.


˜˜˜˜˜˜˜˜


Alexandrine-Ernestine Gourdan, surnommée la petite comtesse, naquit à Béziers et débuta dans cette ville par être marchande de modes. Sa figure, sans être jolie, était piquante ; sa taille était svelte, et toute sa personne respirait un air de volupté.

Mariée, elle se fit enlever par un jeune officier, qui l’amena à Paris. Il la quitta et fut remplacé par le comte de ***, officier aux Gardes, qui lui fit d’abord 6,000 livres de rente et lui donna pour 40,000 livres de diamants. Elle vécut dix ans avec lui, et en eut une fille qu’elle fit élever avec soin en province et qu’elle maria à un chevalier de Saint-Louis. Son amant étant mort, elle se compromit, eut quelques démêlés avec la police, et fut mise à l’Hôpital. Elle y fit la connaissance de Justine Pâris, autre femme célèbre par sa beauté, son esprit et son libertinage. Toutes deux formèrent alors le projet d’un établissement de prostitution modèle.

Après avoir recouvré leur liberté, elles louèrent un hôtel, rue des Deux-Portes Saint-Sauveur, qui fut distribué d’une manière propre à l’usage auquel elles le destinaient. Justine étant morte quelques années après, la Gourdan resta maîtresse de cet établissement qu’elle accrut en commodités, en plaisirs et en renom. Elle jouissait de la confiance des libertins de tous les rangs ; elle savait s’insinuer, chez les femmes comme il faut, gagner leur confiance, et presque toujours les rendre dociles à ses propositions. Ses talents d’entremetteuse lui avaient procuré la connaissance et la protection des personnes les plus distinguées de la cour et de la ville, de magistrats, d’évêques et même de princes du sang. Aussi, lors d’un singulier procès que lui avait occasionné son état d’appareilleuse, cette protection la sauva du danger, car son talent spécial la faisait regretter de tous ces illustres personnages. Il est impossible de comprendre, de quelle ressource, cette habile maquerelle était, pour ces puissants et luxurieux seigneurs.

La Gourdan se retira vers 178.. dans une très-belle terre acquise par elle, et y vécut en dame de paroisse. Elle mourut d’une décomposition du sang, sans agonie, avec une grande fermeté d’âme.

Un an avant sa mort elle avait commandé sa tombe, avec une épitaphe de sa composition, que voici :

Ci gît qui vécut en sage,
Et mourut comme Madeleine.

Un commentaire de son auteur sur cette épitaphe ne serait pas inutile à sa complète intelligence.

S. de P***.

ORAISON FUNÈBRE

DE

TRÈS-HAUTE ET TRÈS-PUISSANTE DAME

MADAME JUSTINE PARIS.


˜˜˜˜˜˜˜˜

La vérole, ô mon Dieu, m’a criblée
jusqu’aux os !
Ces paroles sont tirées de M. Robé de Beauvezet, dans son Débauché converti.


Aimer le plaisir jusqu’à s’en rendre la victime, lui sacrifier ce qu’on a de plus cher, ne point craindre la mort, pourvu qu’on la reçoive au sein de la volupté, c’est un héroïsme dont il est, sans doute, peu d’âmes privilégiées qui en soient susceptibles.

Combien plus admirable n’est pas cet héroïsme dans un sexe aussi faible, aussi délicat que le nôtre ?

Et ce fut à ce période, mes chères filles, que le poussa l’illustre compagne que nous regrettons, l’incomparable Justine.

Aussi croirais-je avoir déjà fait son éloge, en lui attribuant ces paroles de mon texte : la vérole, ô mon Dieu, l’a criblée jusqu’aux os !

Mais, j’ai moins voulu entreprendre son panégyrique que votre instruction.

Eh ! comment mieux vous instruire qu’en vous rappelant les merveilleuses qualités de cette héroïne ?

Je vous retracerai ses fatigues incroyables dans une carrière où elle est entrée dès sa plus tendre enfance, son courage dans les attaques, sa fermeté dans les traverses, sa constance dans les disgrâces, sa modestie dans les triomphes.

Je couronnerai son front des lauriers moissonnés par ses mains.

Je vous peindrai surtout sa mort, circonstance la plus glorieuse de sa vie.

Justine naquit de parents pauvres, mais vigoureux.

Consumés tous deux d’une maladie héréditaire, ils n’en conçurent l’un pour l’autre qu’une passion plus violente, ils confondaient leurs maux ensemble et ils les oubliaient.

Des plaisirs si réitérés conduisirent bientôt au lit de la mort les dignes parents de l’incomparable Justine.

S’y voyant sans ressource, sans espérance de toutes les Facultés du monde, ils appelèrent leur fille, cette chère Justine, qui comptait alors douze ans.

« Fruit précieux de notre tendresse, lui dirent-ils, nous n’avons plus qu’un instant à vivre, et nous ne saurions mieux l’employer qu’à vous donner un conseil qui fera le bonheur de votre vie, si vous le suivez.

« Comptez pour rien tous les jours que vous n’aurez pas consacrés au plaisir. Qu’importe qu’ils soient longs, s’ils ne sont pas remplis !

« Croyez-nous, cher rejeton de notre amour ; nous n’avons point d’intérêt de vous tromper en ce moment.

« Puisse cette maxime être à jamais gravée dans votre cœur ! Puisse-t-elle vous être rappelée sans cesse par l’image de notre mort ! »

À ces mots, les dignes parents de l’incomparable Justine ramassent leurs forces, ils s’entrelacent ; leurs âmes s’unissent, et ils expirent.

Le tableau était frappant.

Justine, d’un coup d’œil rapide, en saisit tous les traits.

Elle n’en exhala point sa douleur en vains soupirs ; elle n’en versa point de larmes inutiles.

Que le préjugé se taise ici ; respectons les actions d’une héroïne, et ne les mesurons point sur celles du faible vulgaire.

À l’aide du grossier artisan, constructeur du cercueil qui devait recevoir le corps des deux époux, sur cet autel funéraire, Justine offrit à leurs mânes un sacrifice plus doux pour elle et plus agréable pour eux[1].

Elle sentit alors l’utilité des avis d’un père et d’une mère mourants ; elle découvrit en elle une source intarissable de volupté : elle comprit qu’en lui dictant cette maxime, ses parents lui avaient laissé l’héritage le plus précieux.

Elle ne s’en tint pas à ces premiers essais ; ses succès s’étendirent bientôt ; sa réputation et sa beauté lui acquirent des esclaves distingués.

Tous les jours de sa brillante jeunesse étaient marqués par de nouveaux triomphes.

Il est dans la bonne ville de Paris, dans cette capitale de la noble France, un temple consacré à Vénus, école des talents, du goût et des plaisirs, où de jeunes prêtresses sont formées aux arts aimables qui peuvent émouvoir les sens et les séduire.

Les unes charment l’oreille en célébrant les louanges de leur déesse ; d’autres par des danses passionnées, en rappellent les aventures, en peignent les situations les plus voluptueuses ; toutes s’efforcent à l’envi d’allumer dans tous les cœurs ce beau feu, âme de l’univers, qui tour à tour le consume et le reproduit.

Le mérite naissant de Justine la fit admettre dans cet aimable séminaire.

Elle y perfectionna ses dispositions précoces au plaisir ; elle ne tarda pas à trouver l’occasion de les faire valoir et de les développer avec éclat.

Le Turc était venu dans ce temps à Paris rendre hommage à la puissance du Roi.

Vous connaissez le renom de cette nation de Mustapha, mes chères filles, et, s’il n’est aucune de vous qui ait reçu les embrassements de quelqu’un de ces étrangers, si vous ne savez, par expérience, quels héros ce sont dans les champs de Vénus, ce n’est pas que vous n’ayez entendu parler souvent de leurs exploits.

Ce temple même, ce sérail qui emprunte son nom d’eux, vous retrace l’image de leur valeur : il atteste quels sectateurs ardents ils sont de la divinité que nous adorons toutes.

Mehemet Effendi, ambassadeur de la Sublime Porte, excellait par dessus tous ses compatriotes : jamais femme n’avait encore eu l’honneur de le mettre aux abois.

Nouvel Anthée, ses chutes semblaient lui donner de nouvelles forces : on eût dit qu’il sortait du combat toujours reposé, toujours frais, toujours neuf.

Déjà les compagnes de l’incomparable Justine avaient été défaites par ce superbe vainqueur.

Elle s’offrit à son tour avec confiance sur le champ de bataille ; une nuit entière elle soutint les assauts de l’impétueux musulman.

Enfin, elle l’attaqua elle-même ; le pressa, le terrassa, l’anéantit : le taureau turc baissa sa lance, il s’avoua vaincu.

Quel triomphe ! mes chères filles ! cette mémorable action fut gravée, en caractères d’or, dans les fastes de Cythère.

Mais qu’un grand nom est un pesant fardeau ! il attire à la fois et l’admiration et l’envie.

Justine, l’incomparable Justine ne l’éprouva que trop.

Elle fut obligée de quitter un séjour où la jalousie empoisonnait sa gloire et son bonheur ; elle résolut de voyager.

Paris (et il n’y a qu’un Paris dans le monde), Paris ne devait pas posséder seul une si rare merveille.

Plusieurs nations furent les témoins de ses exploits. Les héros les plus fameux de l’Europe luttèrent tour à tour contre elle et furent défaits.

L’incomparable héroïne de Cythère, Paphos, Amathonte, parcourut l’Angleterre, l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne, la Suède, la Russie, tous les pays du Nord et du Midi.

Étrangère en ces contrées, la différente façon de combattre les peuples qui les habitaient ne lui parut pas nouvelle.

Flegmatique avec l’Anglais, grave avec l’Espagnol, emportée avec l’Allemand, à la glace avec les gens du Nord, elle se fit toute à tous, comme dit saint Paul, s’offrit partout et triompha de tous.

Elle termina ses voyages par l’Italie : elle fut à Rome, cette reine du monde, ce centre de la paillardise. Là, mes chères filles, sous la pourpre gît la luxure la plus effrénée. Là, de pieux fainéants consacrent leurs loisirs au raffinement des voluptés. Là, des vieillards blanchis sous le harnais de Vénus, semblent ne plus vivre, ne plus respirer que par le plaisir.

Quel champ de gloire à moissonner pour notre compagne ! mais aussi quels travaux ! il lui fallut pratiquer toutes les marches, toutes les contre-marches des Italiens, se mettre en garde contre toutes leurs ruses, faire une guerre d’artifice, d’autant plus pénible qu’elle est plus longue ; enfin se montrer aussi profonde dans l’art des Arétins que l’Éminence la plus consommée.

On ne peut refuser à Justine cette fameuse couronne qu’autrefois les Scipions et les Emiles allaient recevoir au Capitole, et qui depuis a été consacrée aux grands artistes, aux hommes célèbres dans tous les genres.

Il faut l’avouer pourtant : si Justine avait toujours l’avantage, Justine n’était pas toujours invulnérable. Elle revint couverte de lauriers ; mais ces lauriers couvraient des blessures, et si, à vingt-deux ans, elle comptait plus de succès que n’en compta la fameuse Ninon de l’Enclos après un siècle de vie, ou plutôt s’ils étaient déjà innombrables, ses cicatrices l’étaient aussi.

Parlons sans figures. Ses parents, en lui transmettant cette vigueur et cet amour de la volupté, qualités héréditaires dans sa famille, lui avaient transmis une maladie qui en est le fruit.

Cette maladie, née avec elle, fomentée par le plaisir, accrue par les veilles, était devenue incurable par les travaux et les fatigues de notre héroïne.

Toutefois, elle semblait l’avoir respectée jusque-là ; mais ce levain malheureux, mêlé aux levains étrangers qu’elle avait ramassés de toutes parts, vint à fermenter. Déjà tout l’intérieur de sa machine s’en ressentait, la masse de ses humeurs en était infectée : il ne circulait plus que du poison dans ses veines au lieu de sang, et Justine pouvait s’écrier, encore plus que M. Robé de Beauvezet : La vérole, ô mon Dieu, m’a criblée jusqu’aux os !

Tel était son état quand elle revint dans sa patrie. Elle sentit l’horrible ravage qui se faisait au dedans d’elle-même, et n’en fut pas épouvantée.

Avertie par là qu’elle n’avait plus longtemps à jouir, elle résolut d’en mieux employer le peu de jours qui lui restaient. Heureusement que sa figure, quoique altérée par le mal qui la minait intérieurement, était encore séduisante.

C’était un bâtiment dont les dehors gracieux, en laissant entrevoir des ruines, faisaient toutefois plaisir à la vue et arrêtaient le spectateur.

Ses succès recommençaient en cette ville, lorsqu’il lui survint une disgrâce qui épura son mérite, mit le comble à sa célébrité, et nous donna lieu de nous lier de l’amitié la plus étroite [2].

L’envie triompha cette fois. Cette illustre fille fut conduite en cet édifice superbe que la magnificence de nos rois a fait construire pour la retraite des femmes invalides. J’y gémissais depuis longtemps dans une dure captivité. Sa présence fit naître la joie dans mon cœur. Je la voyais pour la première fois, et je trouvai que la renommée n’en avait rien dit de trop.

Un coup de sympathie nous fit sentir une tendresse réciproque, et je fus presque fâchée d’obtenir une liberté qui m’empêchait de jouir de la société de cette aimable compagne.

Cependant on essayait de dompter ce courage rebelle. Déjà les Esculapes et les Machaons[3] mettaient en œuvre tout leur art pour en arrêter la fougue : ce fut inutilement ; ils devinrent eux-mêmes les victimes de l’art de Justine.

Ces faibles humains éprouvèrent combien il était dangereux de voir de trop près ses charmes. Il fallut donner l’essor à une héroïne dont rien ne pouvait contenir l’impétuosité.

Ce fut alors qu’elle fonda cette maison, qu’elle me prit avec elle pour y présider sous son inspection.

Plusieurs années de la vie de Justine s’écoulèrent de nouveau dans des fêtes délicieuses. Je ne sais combien d’illustres amants voulurent partager ses trophées et ses cicatrices.

Je ne vous retracerai pas, mes chères filles, la dernière partie de sa vie. Vous en avez été les témoins, et votre ardeur à suivre ses exemples est une preuve de l’impression qu’ils faisaient sur vous.

Vous savez avec quelle intrépidité elle voyait approcher à pas lents cette mort, l’écueil des héros, et qui mit le comble à sa gloire.

Soustraite depuis quelques jours à vos regards, c’est surtout dans ces derniers instants qu’elle a montré une fermeté dont je vais vous faire le récit pour votre édification.

Détruite en détail, cette héroïne s’est toujours survécue à elle-même. Elle voyait peu à peu diminuer le nombre de ses membres, et son grand cœur n’en était point affaibli. Son âme, retranchée en cet endroit du corps, centre de la vie, où elle a semblé établir son siége, paraissait avoir abandonné la défense du reste pour veiller à cette partie précieuse.

Imaginez-vous un roi qui laisse piller son palais, et qui, immobile sur le trône, ne veut s’ensevelir que sous les ruines de ce dernier attribut de la majesté.

Mais, que vois-je, mes chères filles ! vos sanglots redoublent ! Ils me coupent la parole ! Et quoi, malheureuses ! Des pleurs stériles seront-ils l’offrande que vous présenterez au tombeau de votre concitoyenne ! Songez que si quelquefois les larmes sont une preuve de la bonté du cœur, elles le sont encore plus souvent de sa faiblesse.

Le dirai-je ? Je tremble que sous ces regrets que vous arrache le sort de Justine, vous ne déguisiez la crainte d’en éprouver un pareil. Ah ! Si mon soupçon était réel, mes chères filles, si quelqu’une de vous avait cette lâcheté, qu’elle se lève, qu’elle sorte ; elle n’est pas digne de cette maison !

Mais plutôt qu’elle reste ! Qu’elle apprenne que la mort de Justine fut, non la peine, mais la récompense de ses travaux, et qu’il n’est pas donné à toutes de la mériter.

Moi-même qui vous parle, combien de fois ne me suis-je pas vue attachée au lit de douleur ? Combien de fois ne me suis-je point écriée : La vérole, ô mon Dieu, m’a criblée jusqu’aux os !

J’en suis revenue autant de fois. Que ne puis-je vous montrer mes anciennes blessures ! — Là, vous dirais-je, une pierre vraiment infernale me fit ces horribles cavités : ici, le fer impitoyable détruisait une partie de moi-même pour sauver l’autre ; par ce canal, affreusement obstrué, des liqueurs brûlantes entraînaient avec mes humeurs le venin qui les corrompait. Ma peau, partout cicatrisée, tous mes nerfs affaiblis n’attestent que trop les douloureux frottements que toutes les parties de mon corps ont essuyés. Actuellement, les yeux caves et troubles, les joues allongées, le front couronné du chapelet fatal, je porte sur moi les symptômes de la vérole qui m’a criblée jusqu’aux os.

Vous le savez pourtant, je suis intrépide : six champions vigoureux se relèvent infatigablement à mon service. Puissé-je mériter la mort de l’héroïne que nous célébrons ! Puisse mon âme, comme la sienne, s’écouler avec ma subsistance toute fondue, pour ainsi dire, en torrent de volupté !

Je n’exige pas ces souhaits de vous, mes chères filles ! si l’espoir d’une mort glorieuse fait les héros, l’espérance de l’éviter soutient le commun des guerriers. C’est cette espérance qui doit vous animer, mes chères filles.

Déjà les portes s’ouvrent, quelques équipages entrent dans nos cours ; des essaims de fous en sortent ; ils amènent avec eux la joie et les plaisirs.

Essuyez vos pleurs, rassérenez votre visage ; que l’enjouement et les grâces s’y peignent de nouveau : reprenez vos sacrifices ordinaires ; que le plus pur sang des victimes efface les larmes dont les marbres de ce salon pourraient être souillés, et songez surtout que ce n’est qu’en imitant Justine que vous honorerez sa mémoire ! Amen.



DESCRIPTION

PITTORESQUE ET ARTISTIQUE

DU BORDEL

DE LA CÉLÈBRE MADAME GOURDAN

ET DES

DIVERS OBJETS ET CURIOSITÉS SERVANT AUX DOUX
JEUX D’AMOUR QUI S’Y TROUVENT.




LETTRE À SON FRÈRE

ÉCRITE PAR UN TÉMOIN OCULAIRE.


Paris, 16 février 1776.

Les filles du haut style, les paillards honteux de la Capitale, en un mot, tout le monde libertin et galant est dans la consternation. La Tournelle a donné l’ordre d’arrêter la dame Gourdan, célèbre appareilleuse, que par une dénomination plus décente et plus honorable ou appelait la petite Comtesse.

Depuis le décret de prise de corps lancé contre l’infâme Gourdan, — ce qui avait obligé cette Abbesse de laisser ses ouailles dispersées et de prendre la fuite ou de se cacher — ses meubles avaient été saisis, et sa maison était sous la sauve-garde de la justice. On y mit un gardien, qui ne l’ouvrait que par billet du président de la Tournelle ; mais comme celui-ci était un homme aimable, il donnait volontiers permission de voir cet horrible temple de luxure. Beaucoup d’honnêtes gens qui n’auraient osé entrer auparavant, profitèrent de l’occasion, et parmi ceux qui y avaient été, tels que moi, il en est quantité qui n’en ayant connu que les Nymphes, en visitèrent ensuite les appartements secrets, où il ne s’admettaient que ceux auxquels ils pouvaient être utiles.

J’ai trouvé ce lieu digne de t’être décrit en certaines parties, frère Eustache, par les recherches et les ressources du libertinage qu’on y trouvait.

Je ne te parlerai point du Sérail. Le mot seul caractérise cette salle d’assemblée, commune à toutes les maisons de cette espèce. On y rencontre toujours ce qu’on appelle plastrons de corps-de-garde, c’est-à-dire, une douzaine de filles perdues, gangrénées, vérolées jusqu’à la moëlle des os, et dont le cœur et l’esprit encore plus corrompus, les rendaient propres à recevoir cette multitude effrénée de jeunes militaires oisifs, débauchés, sans argent, qui s’établissaient-là comme en garnison, et que la police, pour éviter de plus grands désordres, oblige les Abbesses de recueillir.

Juge, frère Eustache, que d’ordures doivent se débiter dans un pareil cercle ! Que d’horreurs et d’infâmies doivent s’y commettre ! Ce sont cependant souvent de très jolies créatures, condamnées à passer ainsi la fleur de leurs ans dans ces abominables exercices.

Je passe à la piscine.

C’était un cabinet de bain, où l’on introduisait les filles qu’on recrutait sans cesse pour la petite comtesse dans les provinces, dans les campagnes et chez le peuple de Paris.

Avant de produire un pareil sujet à un amateur, qui eut reculé d’effroi s’il l’eut vu sortant de son village ou de son taudis, on la décrassait en ce lieu, on lui adoucissait la peau, ou la blanchissait, on la parfumait ; en un mot, on y maquignonnait une cendrillon, comme on prépare un superbe cheval.

Je vis ensuite une armoire, où étaient les différentes essences, liqueurs et eaux à l’usage des Demoiselles.

Je remarquai l’eau de pucelle ; c’est un fort astringent avec lequel l’infâme Maqua réparait les beautés un peu délabrées, et rendait ce qu’une jeune fille ne peut perdre qu’une fois.

À côté de l’eau de pucelle, était l’essence à l’usage des monstres ; c’en était une dont on faisait rarement l’emploi ; cependant on a prétendu que l’exécrable appareilleuse en faisait quelquefois l’application sur de petites novices, dont elle hâtait ainsi la maturité en faveur des personnages du plus haut rang, dont la paillardise avait besoin d’être excitée par la fraîcheur, l’élasticité, l’ingénuité de l’enfance, mais chez qui la vigueur ne répondait pas aux désirs.

En revanche, il était une liqueur dont il se faisait une grande consommation. On voyait nombre de flacons du spécifique du Docteur Guilbert de Préval.

Ce scientifique fourré prétendait qu’il était à la fois indicatif, curatif et préservatif de la vérole, des chaudepisses, chancres, poulains, etc.

La Maqua Gourdan, l’une des plus intelligentes Maquas de l’univers entier, s’en servait ainsi, m’assura-t-on, dans le premier cas. Par des injections qu’elle faisait à une courtisanne qui se présentait chez elle, elle jugeait d’abord si elle n’était point saine, à des convulsions volontaires que la Nymphe éprouvait sur le champ.

D’autres fois, par une expérience plus sûre encore, elle en donnait en boisson, et, dans les vingt-quatre heures, les symptômes les plus caractérisés se développaient sur une beauté fraîche paraissant jouir de la meilleure santé.

Dans le troisième cas, enfin, elle n’avait pas d’autre recette, celle-ci étant la plus commode, la plus courte et la moins dispendieuse. Au moyen de cette utilité variée, elle faisait grand cas de l’inventeur scélérat du spécifique, et avait avec lui une intimité très étroite. Cependant le Docteur a été en procès avec la Maqua à l’occasion de son infernale découverte.

Du cabinet des bains, on passait dans le Cabinet de Toilette, où les élèves de ce recommandable Séminaire de Vénus recevaient leur seconde préparation.

Je ne t’y retiendrai pas longtemps, frère Eustache ; tu as sûrement assisté quelquefois à cet exercice journalier des femmes, et je ne t’apprendrais rien de nouveau. Imagine-toi seulement ce séjour garni de tout ce qui peut contribuer à rendre une Nymphe neuve et séduisante.

La salle de bal suivait après, et quoiqu’elle ne servit point à danser, elle n’était pas mal nommée, parce qu’en effet c’était là précisément où chaque fille, femme ou veuve recevait son déguisement convenable ; où la paysanne était métamorphosée en bourgeoise, et la femme de qualité quelquefois en cuisinière.

Un ami qui m’accompagnait, m’expliqua ce que signifiaient toutes les sortes d’habillements que nous y vîmes.

Il n’est qu’à Paris, frère Eustache, où l’on trouve de ces raffinements favorables à tant de supercheries qui s’y exercent. Les bordels de Londres, de Venise, de Rome, de Naples, n’approchent pas de l’endroit dont je te fais la description. Les personnes qui les tiennent dans ces capitales sont bien éloignées de l’esprit de ruse, d’intrigue et de scélératesse que possèdent si supérieurement les entremetteuses de Paris, et surtout celle dont je te parle.

Pour mieux te mettre au fait, l’ami, mon conducteur fit ouvrir une armoire, dans laquelle nous aperçûmes, avec le plus grand étonnement, une porte, mais sur laquelle il y avait un scellé.

Ne pouvant rompre le sceau de la justice, il me dit que cette porte rendait dans un appartement d’une maison voisine, où elle était recouverte d’une semblable armoire, de sorte que ceux qui y entraient ne se doutaient en rien de la communication : que cet appartement était occupé par un marchand de tableaux, de curiosités, etc. chez lequel tout le monde pouvait entrer sans scandale ; dont la maison d’ailleurs à porte cochère et dans une autre rue (la rue Saint-Sauveur, dans laquelle se rend la rue des Deux-Portes, où était la maison de l’infâme Gourdan) ne laissait soupçonner en rien l’objet de la venue des personnes qui s’y rendaient.

Ce marchand était d’intelligence avec la Maqua, sa voisine, et c’est de chez lui que pénétraient chez elle les Princes, les Prélats, les gens à simarre, les Dames de haut parage, qui avaient besoin d’une manière ou d’autre des exercices de l’exécrable Gourdan.

Au moyen de cette introduction furtive, et que les domestiques même ignoraient, on changeait, comme l’on voulait, de décoration en ce lieu.

L’Ecclésiastique pouvait se transformer en séculier, le magistrat en militaire, et se livrer ainsi, sans crainte d’être découverts, aux honteux plaisirs qu’ils y venaient chercher.

Les femmes cachant également leur grandeur et leurs titres sous la bure d’une Chambrière, ou dans les cornettes d’une Cauchoise[4], recevaient hardiment les vigoureux assauts du rustre grossier que leur avait choisi leur experte confidente pour assouvir leur indomptable tempérament. De son côté, le paysan grossier, croyant caresser sa semblable se livrait sans s’effaroucher, à toute l’impétuosité de son ardeur brutale.

De là, je passai avec mon conducteur dans l’infirmerie.

Que ce mot ne t’épouvante pas, cher Eustache ; il n’est point question de maladie pestilentielle, mais de ces voluptueux blasés dont il faut réveiller les sens flétris par toutes les ressources de l’art de la luxure.

Ce lieu ne recevait le jour que d’en haut, ce qui le rendait plus tendre ; de toutes parts on ne voyait sur les murs que des tableaux, des estampes lubriques ; ces attitudes, ces postures lascives, inventées pour allumer l’imagination et ranimer les désirs étaient répétées en sculpture, et les morceaux les plus orduriers des poëtes se lisaient encadrés, et contribuaient d’autant à enflammer le lecteur.

Au fond d’une alcove était un lit de repos de satin noir ; le ciel et les côtés étaient en glace, et répétaient non-seulement les objets de ce voluptueux boudoir, mais toutes les scènes même des acteurs, sur ce matelas de la débordée luxure.

En parcourant tant de choses, mes yeux se portèrent sur des petits faisceaux de genêt parfumé.

Je demandai ingénument à quoi cela servait. Mon conducteur me rit au nez et me dit : « Votre ignorance vous fait honneur ; je vous félicite de n’avoir pas besoin de ce secours ; mais comme cela pourrait arriver, il faut vous apprendre l’usage de ces verges, car ç’en sont de réelles, et elles sont destinées à une flagellation, même souvent violente.

« Il est des paillards malheureux qui se font de cette sorte agiter le sang à tour de bras par une ou deux expertes courtisannes.

« Ainsi en mouvement, le sang se porte dans les muscles, trop paresseux, organes du plaisir et ces libertins se trouvent alors une vigueur dont ils ne se seraient pas crus capables.

« Il en est d’autres qui ont recours à un moyen moins répugnant en apparence, mais plus funeste ; le voilà, »

En même temps, mon conducteur, homme qui avait l’expérience du local, tira d’une petite armoire une boîte, où étaient des pastilles en forme de dragées de toutes couleurs.

« Il suffit, continua-t-il, d’en manger une, et bientôt après, on se sent un nouvel homme. »

Ces pastilles étaient étiquetées : Pastilles à la Richelieu.

J’en demandai la raison. Mon conducteur répondit : que ce mémorable Maréchal de France en avait fait beaucoup d’usage, non pour lui, mais pour se rendre favorables les femmes dont il avait la fantaisie et qu’il avait trouvées rebelles : qu’en leur faisant manger de ces bonbons, il les avait toutes réduites : qu’ils avaient une efficacité telle, qu’ils excitaient le tempérament des plus vertueuses, et les rendaient folles d’amour pendant quelques heures.

Je témoignai à mon digne conducteur mon dégoût d’un secret qui, humiliant, avilissant l’amour-propre même du vainqueur, devait être pernicieux à la victime, et d’ailleurs la faire périr de douleur et de rage, revenue à son sang-froid.

Mon louable conducteur me raconta à cette occasion plusieurs scélératesses, d’un certain Comte de Sade, ce gentilhomme si renommé pour ses horreurs contre les femmes, horreurs qui, étant restées impunies, l’ont autorisé à en commettre de nouvelles. Vous connaissez comme moi la triste célébrité qui s’attache au nom de cet atroce marquis de Sade, gentilhomme Welche ou plutôt Cannibale. Par la honteuse impunité dont on le laisse indignement jouir, en le soustrayant sans cesse, à la vindicte des lois, on doit avouer que dans le superbe pays des Welches, tout scélérat du Royaume, tout bandit de la Capitale, tout roué de la cour en est quitte pour l’exil ou la prison. Voici, entre mille, une des prouesses infâmes, de cet exécrable débauché.

Ce Cannibale de Sade, donnant, il y a quelques années, un bal à Marseille, il avait empoisonné ainsi tous les bonbons qu’il y distribuait, et bientôt toutes les femmes brûlées d’une fureur utérine, et les hommes devenus autant d’Hercules, convertirent cette fête en lupercales, et la salle du bal en un lieu public de prostitution.

Je ne puis t’assurer, l’ami, s’il n’est pas résulté de morts de cette débauche, mais certainement beaucoup d’hommes en ont été malades. Tu te doutes bien que cela n’a pas été moins pernicieux à la santé du sexe.

L’indigne auteur de cette belle gentillesse, ayant par ce secours joui de la femme qu’il convoitait, s’est enfui avec elle, et quoiqu’on ait commencé une instruction contre lui, il pourra bien dans quelque temps imaginer quelque autre galanterie de ce genre.

« Au surplus, — continua mon conducteur, si, sans avoir recours à ce stimulant, il vous tombait sous la main une femme, ou plutôt une louve trop difficile à satisfaire, voilà de quoi l’assouplir ou l’assouvir et la mettre à la raison. »

Il montra en même temps une petite boule en forme de pierre, appellée pomme d’amour.

Il m’assura que la vertu en était si efficace, qu’introduite dans le centre du plaisir, elle entrait dans la plus vive agitation et causait à la femme tant de volupté qu’elle était obligée de la retirer avant que l’effet en cessât.

Mon complaisant guide ne pût me dire si les chimistes avaient analysé cette pierre, qui passe pour une composition, et dont les Chinois, dit-on, font grand usage.

J’observai alors, en maniant un de ces instruments ingénieux, inventés dans les couvents de filles pour suppléer aux fonctions de la virilité, que, sans doute, les bonnes connaisseuses négligeaient celui-ci pour l’autre.

« Oui, me répondit mon honnête conducteur ; mais comme les pommes d’amour ne se cueillent pas dans ce pays-ci, qu’il y a trop loin de Paris à Pékin, que tout au plus il s’en voit chez quelques curieux, il faut bien s’en tenir à l’ancien usage, et vous ne sauriez croire la quantité de lettres qu’on a trouvées dans la correspondance de l’infâme Gourdan, à qui les Abbesses et les simples religieuses s’adressaient pour être fournies de ce spécifique consolateur. »

Ce spécifique consolateur, phallus de cuir ou de velours, avec ou sans ressorts, vulgairement appelé Godemichet, est un engin aussi singulier qu’ingénieux, en usage depuis que le monde est monde. Les dames romaines s’en servaient bien avant les dames françaises, comme le prouve un passage du fougueux Pétrone.

Je vis ensuite une quantité de petits anneaux noirs, mais beaucoup plus grands que des bagues, et dont la destination ne paraissait pas faite pour les doigts. Je demandai ce que c’était.

« Encore une ressource, me dit mon digne guide, pour les paillards, qui, trouvant une courtisanne trop froide, ainsi qu’il leur arrive assez souvent de l’être, harassées, fatiguées, usées, comme elles sont communément dans les exercices de Vénus, ont désir de l’aiguillonner ; c’est pour cela qu’on nomme ces bagues, des aîdes. On les met, vous concevez où ; elles se prêtent suivant la grosseur du cavalier. Elles sont fort souples, mais en même temps elles sont parsemées de petits nœuds, qui excitent une telle titillation chez la femme, qu’elle est forcée de suivre l’impulsion de l’amoureux, et de prendre son allure. »

Pour finir l’inventaire de ces charmantes curiosités du joli cabinet de la petite Comtesse, je ne dois point omettre une multitude (qui tire à l’infini) de redingotes appellées d’Angleterre, je ne sais pourquoi.

Connais-tu, au surplus, frère Eustache, (non, tu ne connais pas ça, tu es trop simple) ces espèces de boucliers, qu’on oppose aux traits empoisonnés de l’amour, et qui n’émousse que ceux du plaisir ; préservatifs en baudruche, qui ne sont, à vrai dire, qu’une cuirasse contre le plaisir, et une toile d’araignée contre la vérole.

Mon guide et moi, nous ne fîmes que jeter un coup d’œil dans la chambre de la question.

C’est un cabinet où par de gazes transparentes, des trompe-valets, la maîtresse du lieu et ses dignes confidens voient et entendent tout ce qui s’y fait et s’y dit.

Ces trompes-valets[5] sont d’un grand secours pour les polissons de la police de Paris ; c’est pour les suppôts, mouches et mouchards de la dite louable police de l’honorable Capitale des Welches, une espèce de souricière.

Nous terminâmes, mon ami et moi, par une dernière pièce, que le concierge de la maison de l’infâme Maqua Gourdan appella le salon de Vulcain.

Je n’y trouvai rien d’extraordinaire qu’un fauteuil, dont la forme singulière me frappa.

« Asseyez-vous dedans, — me dit mon ami ; vous allez concevoir son utilité. »

À peine je m’y fus jeté que le mouvement de mon corps fit jouer une bascule. Le dos se renversa, et moi aussi.

Je me trouvai subitement étendu sur une espèce de lit de repos ; les jambes et les bras entièrement écartés des deux côtés de cet abominable fauteuil, et mollement retenus par de solides bandelettes, me laissaient complètement à la merci de chacun.

« Ma foi, répondis-je, les filets du Dieu de Lemnos ne valaient pas mieux. »

Mon très louable guide m’apprit que ceux-ci se nommaient les filets de Fronsac ; qu’ils avaient été imaginés par ce Seigneur, digne fils de son père, pour triompher d’une pucelle qui, quoique d’un rang très médiocre (c’était la nièce d’un savetier) avait résisté à toutes ses séductions, à tout son or et à toutes ses menaces.

Ce Fronsac, Duc et Pair de France, devenu furieux d’amour, se porta à commettre trois crimes à la fois pour assouvir sa passion ; il se rendit coupable d’incendie, de rapt et de viol.

Une belle nuit, il fait mettre le feu à la maison de cette jeune fille par des coupe-jarrets à ses ordres.

Une vieille Duègne, profitant du désordre qu’occasionna cet accident, s’empare de la fille, sous prétexte de lui donner un asile, et, l’ayant soustraite aux yeux de sa mère, la conduit dans ce repaire.

Le Duc de Fronsac y était ; on la précipite dans ce fauteuil infernal, et là, sans égard à ses larmes, à ses cris, à son effroi, il se livre à toutes les infâmies que peut lui suggérer sa coupable lubricité.

Le local de la petite Comtesse était disposé de façon que le bruit des plaintes, des sanglots, des hurlements même, ne pouvait se faire entendre au-dehors.

Ce ne fut qu’au bout de quelques jours, qu’au moyen des recherches de la police, l’indigne, l’exécrable mégère, complice des forfaits du scélérat Duc, fût obligée de relâcher sa proie.

Je frémis d’horreur à ce récit : « Comment, m’écriai-je, n’avoir point écartelé un scélérat coupable, de tant de forfaits ! »

« Non, — me dit mon conducteur, le feu Roi, instruit des faits, l’exila de sa Cour ; on commença une information, et l’argent fit le reste. Quand les clameurs publiques furent assoupies, il reparut à la Cour, il continua les fonctions de Gentilhomme de la chambre dont il a la survivance (du Maréchal-Duc de Richelieu, son père ;) et il les exerce aujourd’hui auprès du Monarque régnant. Et c’est de ce Prince austère, l’ami des mœurs, dont, sans qu’il le sache, la personne sacrée est encore souillée par les attouchements impurs de ce monstre de débauche et de corruption ! »

Après avoir examiné tout ce qu’il y avait de remarquable dans cette maison, il ne me restait plus rien à désirer pour satisfaire ma curiosité, que d’avoir communication de ce lubrique calendrier, où la petite Comtesse-Maqua, historienne de la police, rendait compte, jour par jour, nuit par nuit, de toutes les personnes qui entraient chez elle et de ce qui s’y passait.

Il ne m’a pas été possible, de voir ce fameux livre ; j’employai tous les moyens ; j’allai jusqu’à solliciter le président de la Tournelle lui-même. Il n’y eut pas moyen de le vaincre ; il se retrancha sur la gravité de son ministère, qui lui imposait la plus grande réserve sur cet article. Mais je vais t’en dédommager en te faisant l’histoire de cette pièce réellement très-curieuse.

Pour en connaître l’importance, il faut que tu saches, frère Eustache, que les bordels de la Capitale des Welches sont d’institution politique. Les matrones qui y président, par essence espionnes de la police, tiennent un registre exact de toutes les personnes qui viennent chez elles, et entrent à cet égard dans les détails les plus particuliers qu’elles peuvent apprendre. Tu sens, ami Eustache, combien ils doivent être amusans.

C’est sous le feu Roi, Louis XV, et surtout à la fin de son règne, que cet historique du libertinage de la Capitale des Welches, était fort recherché.

On prétend que c’est la trop fameuse Marquise de Pompadour qui, pour dissiper l’ennui de son auguste Amant, avait imaginé cette scandaleuse Gazette.

Le magistrat chargé de cette partie en dernier lieu (M. de Sartine) y donnait une attention particulière : il occupait journellement un Secrétaire de confiance très-intime, à rédiger de ces divers matériaux, un journal galant et luxurieux. Tu sens aisément, l’ami, que le Monarque et sa maîtresse en fesaient leurs plus chères délices ; tu conçois combien cette impudique Gazette avait dû prendre faveur sous le règne de la crapuleuse Comtesse du Barry, et les jolis commentaires qu’elle pouvait y faire, en lisant les turpitudes qu’on y dévoilait.

 
 

Le lieutenant de police d’aujourd’hui est déchargé de cette ignoble rédaction. Le jeune roi actuel (Louis XVI), amis des mœurs et de la vertu, a rejeté avec indignation une chronique aussi ignominieuse.

Mais ces archives d’horreurs et d’infâmies n’en subsistent pas moins, comme pouvant servir à diriger le Ministère dans quantité d’opérations sourdes, à lui fournir le fil de beaucoup de choses et le secret de presque toutes les familles.

O tempora ! O mores !


FIN.

NOTES.




(A) Selon George Interiano, Génois, les Scythes ou Tartares Circassiens croient si peu qu’il soit honnête de pleurer les morts, qu’une femme serait déshonorée chez eux, si elle était seulement convaincue d’avoir légèrement soupiré aux obsèques de son mari, auxquelles on a coutume, entr’autres réjouissances, de déflorer à la vue de tous les assistants une fille de 42 à 44 ans, comme pour narguer la nature.

(B) La drôlesse Gourdan rappelle à ses Nymphes, le souvenir de sa première rencontre avec Justine, à l’Hôpital des femmes vérolées.

(C) Machaon, fils d’Esculape, était un célèbre médecin de l’antiquité.

(D) Femmes du pays de Caux, en Normandie, qui conservent à Paris ordinairement le costume très-remarquable de leur province, et qui contribuent beaucoup, comme gentilles et disposées au libertinage, à recruter les bordels de la Capitale.

(E) Un trompe-valets est une petite lucarne, qu’ont, à Paris, les marchands, au plancher de leur chambre, par où ils voient, quand ils le veulent, ce qui se passe dans leur boutique.

  1. (A) Selon George Interiano, Génois, les Scythes ou Tartares Circassiens croient si peu qu’il soit honnête de pleurer les morts, qu’une femme serait déshonorée chez eux, si elle était seulement convaincue d’avoir légèrement soupiré aux obsèques de son mari, auxquelles on a coutume, entr’autres réjouissances, de déflorer à la vue de tous les assistants une fille de 12 à 14 ans, comme pour narguer la nature.
  2. (B) La drôlesse Gourdan rappelle à ses Nymphes, le souvenir de sa première rencontre avec Justine, à l’Hôpital des femmes vérolées.
  3. (C) Machaon, fils d’Esculape, était un célèbre médecin de l’antiquité.
  4. (D) Femmes du pays de Caux, en Normandie, qui conservent à Paris ordinairement le costume très-remarquable de leur province, et qui contribuent beaucoup, comme gentilles et disposées au libertinage, à recruter les bordels de la Capitale.
  5. (E) Un trompe-valets est une petite lucarne, qu’ont, à Paris, les marchands, au plancher de leur chambre, par où ils voient, quand ils le veulent, ce qui se passe dans leur boutique.