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Oraisons funèbres (Bossuet)/Marie Therese d’Autriche, Reine de France

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ORAISON FUNEBRE
DE
MARIE TERESE
D’AUSTRICHE,
INFANTE D’ESPAGNE,
REINE DE FRANCE
ET DE NAVARRE.
Prononcée à Saint Denis le premier de Septembre 1683. en presence de Monseigneur le Dauphin.



ORAISON FUNEBRE

DE MARIE TERESE D’AUTRICHE INFANTE D’ESPAGNE REINE DE FRANCE

ET DE NAVARRE


Sine macula enim sunt ante thronum Dei Apoe 1 4. 5.

Ils sont san tache devant le thrône de Dieu

Parole de l’Apostre Saint Jean dans sa révélation, chap. 14.


Monseigneur, quelle assemblée l’apôtre saint Jean nous fait paraître ! Ce grand prophète nous ouvre le ciel, et notre foi y découvre sur la sainte montagne de Sion, dans la partie la plus élevée de la Jérusalem bienheureuse, l’agneau qui ôte le péché du monde, avec une compagnie digne de lui. Ce sont ceux dont il est écrit au commencement de l’apocalypse : il y a dans l’église de Sardis un petit nombre de fidèles, (…) qui n’ont pas souillé leurs vêtements, ces riches vêtements dont le baptême les a revêtus, vêtements qui ne sont rien moins que Jésus-Christ même, selon ce que dit l’apôtre : Vous tous qui avez été baptisés, vous avez été revêtus de Jésus-Christ. Ce petit nombre chéri de Dieu pour son innocence et remarquable par la rareté d’un don si exquis a su conserver ce précieux vêtement, et la grâce du baptême. Et quelle sera la récompense d’une si rare fidélité ? Écoutez parler le juste et le saint : ils marchent, dit-il, avec moi, revêtus de blanc, parce qu’ils en sont dignes ; dignes par leur innocence de porter dans l’éternité la livrée de l’agneau sans tache, et de marcher toujours avec lui, puisque jamais ils ne l’ont quitté depuis qu’il les a mis dans sa compagnie : âmes pures et innocentes, âmes vierges, comme les appelle saint Jean, au même sens que saint Paul disait à tous les fidèles de Corinthe : je vous ai promis, comme une vierge pudique, à un seul homme, qui est Jésus-Christ. La vraie chasteté de l’âme, la vraie pudeur chrétienne est de rougir du péché, de n’avoir d’yeux ni d’amour que pour Jésus-Christ, et de tenir toujours ses sens épurés de la corruption du siècle. C’est dans cette troupe innocente et pure que la reine a été placée : l’horreur qu’elle a toujours eue du péché lui a mérité cet honneur. La foi, qui pénètre jusqu’aux cieux, nous la fait voir aujourd’hui dans cette bienheureuse compagnie. Il me semble que je reconnais cette modestie, cette paix, ce recueillement que nous lui voyions devant les autels, qui inspirait du respect pour Dieu et pour elle : Dieu ajoute à ces saintes dispositions le transport d’une joie céleste. La mort ne l’a point changée, si ce n’est qu’une immortelle beauté a pris la place d’une beauté changeante et mortelle. Cette éclatante blancheur, symbole de son innocence et de la candeur de son âme, n’a fait, pour ainsi parler, que passer au dedans, où nous la voyons rehaussée d’une lumière divine. Elle marche avec l’agneau, car elle en est digne. La sincérité de son cœur sans dissimulation et sans artifice la range au nombre de ceux dont saint Jean a dit, dans les paroles qui précèdent celles de mon texte, que le mensonge ne s’est point trouvé en leur bouche, ni aucun déguisement dans leur conduite, ce qui fait qu’on les voit sans tache devant le trône de Dieu. (…). En effet, elle est sans reproche devant Dieu et devant les hommes : la médisance ne peut attaquer aucun endroit de sa vie depuis son enfance jusqu’à sa mort ; et une gloire si pure, une si belle réputation est un parfum précieux qui réjouit le ciel et la terre. Monseigneur, ouvrez les yeux à ce grand spectacle. Pouvais-je mieux essuyer vos larmes, celles des princes qui vous environnent, et de cette auguste assemblée, qu’en vous faisant voir au milieu de cette troupe resplendissante et dans cet état glorieux une mère si chérie et si regrettée ? Louis même, dont la constance ne peut vaincre ses justes douleurs, les trouverait plus traitables dans cette pensée. Mais ce qui doit être votre unique consolation doit aussi, monseigneur, être votre exemple ; et, ravi de l’éclat immortel d’une vie toujours si réglée et toujours si irréprochable, vous devez en faire passer toute la beauté dans la vôtre. Qu’il est rare, chrétiens, qu’il est rare, encore une fois, de trouver cette pureté parmi les hommes ! Mais surtout, qu’il est rare de la trouver parmi les grands ! Ceux que vous voyez revêtus d’une robe blanche, ceux-là, dit saint Jean, viennent d’une grande affliction, de tribulatione magna ; afin que nous entendions que cette divine blancheur se forme ordinairement sous la croix, et rarement dans l’éclat, trop plein de tentation, des grandeurs humaines. Et toutefois il est vrai, messieurs, que Dieu, par un miracle de sa grâce, se plaît à choisir, parmi les rois, de ces âmes pures. Tel a été saint Louis toujours pur et toujours saint dès son enfance, et Marie-Thérèse sa fille a eu de lui ce bel héritage. Entrons, messieurs, dans les desseins de la providence, et admirons les bontés de Dieu, qui se répandent sur nous et sur tous les peuples, dans la prédestination de cette princesse. Dieu l’a élevée au faîte des grandeurs humaines, afin de rendre la pureté et la perpétuelle régularité de sa vie plus éclatante et plus exemplaire. Ainsi sa vie et sa mort, également pleines de sainteté et de grâce, deviennent l’instruction du genre humain. Notre siècle n’en pouvait recevoir de plus parfaite, parce qu’il ne voyait nulle part dans une si haute élévation une pareille pureté. C’est ce rare et merveilleux assemblage que nous aurons à considérer dans les deux parties de ce discours. Voici en peu de mots ce que j’ai à dire de la plus pieuse des reines, et tel est le digne abrégé de son éloge : il n’y a rien que d’auguste dans sa personne, il n’y a rien que de pur dans sa vie. Accourez, peuples : venez contempler dans la première place du monde la rare et majestueuse beauté d’une vertu toujours constante. Dans une vie si égale, il n’importe pas à cette princesse où la mort frappe : on n’y voit point d’endroit faible par où elle pût craindre d’être surprise ; toujours vigilante, toujours attentive à Dieu et à son salut, sa mort si précipitée, et si effroyable pour nous, n’avait rien de dangereux pour elle. Ainsi son élévation ne servira qu’à faire voir à tout l’univers, comme du lieu le plus éminent qu’on découvre dans son enceinte, cette importante vérité, qu’il n’y a rien de solide ni de vraiment grand parmi les hommes que d’éviter le péché, et que la seule précaution contre les attaques de la mort, c’est l’innocence de la vie. C’est, messieurs, l’instruction que nous donne dans ce tombeau, ou plutôt du plus haut des cieux, très haute, très excellente, très puissante et très chrétienne princesse Marie-Thérèse d’Autriche, infante d’Espagne, reine de France et de Navarre. Je n’ai pas besoin de vous dire que c’est Dieu qui donne les grandes naissances, les grands mariages, les enfants, la postérité. C’est lui qui dit à Abraham : les rois sortiront de vous, et qui fait dire par son prophète à David : le seigneur vous fera une maison. Dieu, qui d’un seul homme a voulu former tout le genre humain, comme dit saint Paul, et de cette source commune le répandre sur toute la face de la terre, en a vu et prédestiné dès l’éternité les alliances et les divisions, marquant les temps, poursuit-il, et donnant des bornes à la demeure des peuples, et enfin un cours réglé à toutes ces choses. C’est donc Dieu qui a voulu élever la reine par une auguste naissance à un auguste mariage, afin que nous la vissions honorée au-dessus de toutes les femmes de son siècle, pour avoir été chérie, estimée, et trop tôt, hélas ! Regrettée par le plus grand de tous les hommes. Que je méprise ces philosophes qui, mesurant les conseils de Dieu à leurs pensées, ne le font auteur que d’un certain ordre général d’où le reste se développe comme il peut ! Comme s’il avait à notre manière des vues générales et confuses, et comme si la souveraine intelligence pouvait ne pas comprendre dans ses desseins les choses particulières, qui seules subsistent véritablement. N’en doutons pas, chrétiens, Dieu a préparé dans son conseil éternel les premières familles qui sont la source des nations, et dans toutes les nations les qualités dominantes qui devaient en faire la fortune. Il a aussi ordonné dans les nations les familles particulières dont elles sont composées, mais principalement celles qui devaient gouverner ces nations, et en particulier, dans ces familles, tous les hommes par lesquels elles devaient ou s’élever, ou se soutenir, ou s’abattre. C’est par la suite de ces conseils que Dieu a fait naître les deux puissantes maisons d’où la reine devait sortir, celle de France et celle d’Autriche, dont il se sert pour balancer les choses humaines ; jusqu’à quel degré et jusqu’à quel temps ? Il le sait, et nous l’ignorons. On remarque dans l’écriture que Dieu donne aux maisons royales certains caractères propres, comme celui que les Syriens, quoiqu’ennemis des rois d’Israël, leur attribuent par ces paroles : nous avons appris que les rois de la maison d’Israël sont cléments. Je n’examinerai pas les caractères particuliers qu’on a donnés aux maisons de France et d’Autriche ; et, sans dire que l’on redoutait davantage les conseils de celle d’Autriche ni qu’on trouvait quelque chose de plus vigoureux dans les armes et dans le courage de celle de France, maintenant que par une grâce particulière ces deux caractères se réunissent visiblement en notre faveur, je remarquerai seulement ce qui faisait la joie de la reine : c’est que Dieu avait donné à ces deux maisons d’où elle est sortie la piété en partage ; de sorte que sanctifiée (qu’on m’entende bien : c’est-à-dire consacrée à la sainteté par sa naissance selon la doctrine de saint Paul), elle disait avec cet apôtre : Dieu, que ma famille a toujours servi, et à qui je suis dédiée par mes ancêtres. (…). Que s’il faut venir au particulier de l’auguste maison d’Autriche, que peut-on voir de plus illustre que la descendance immédiate où durant l’espace de quatre cents ans on ne trouve que des rois et des empereurs, et une si grande affluence de maisons royales, avec tant d’états et tant de royaumes, qu’on a prévu il y a longtemps qu’elle en serait surchargée ? Qu’est-il besoin de parler de la très chrétienne maison de France, qui par sa noble constitution est incapable d’être assujettie à une famille étrangère, qui est toujours dominante dans son chef, qui, seule dans tout l’univers et dans tous les siècles, se voit, après sept cents ans d’une royauté établie (sans compter ce que la grandeur d’une si haute origine fait trouver ou imaginer aux curieux observateurs des antiquités), seule, dis-je, se voit après tant de siècles encore dans sa force et dans sa fleur, et toujours en possession du royaume le plus illustre qui fut jamais sous le soleil, et devant Dieu et devant les hommes : devant Dieu, d’une pureté inaltérable dans la foi, et, devant les hommes, d’une si grande dignité qu’il a pu perdre l’empire sans perdre sa gloire ni son rang ? La reine a eu part à cette grandeur, non seulement par la riche et fière maison de Bourgogne, mais encore par Isabelle De France, sa mère, digne fille de Henri Le Grand et, de l’aveu de l’Espagne, la meilleure reine, comme la plus regrettée, qu’elle eût jamais vue sur le trône. Triste rapport de cette princesse avec la reine sa fille : elle avait à peine quarante-deux ans quand l’Espagne la pleura, et pour notre malheur la vie de Marie-Thérèse n’a guère eu un plus long cours. Mais la sage, la courageuse et la pieuse Isabelle devait une partie de sa gloire aux malheurs de l’Espagne, dont on sait qu’elle trouva le remède par un zèle et par des conseils qui ranimèrent les grands et les peuples et, si on le peut dire, le roi même. Ne nous plaignons pas, chrétiens, de ce que la reine sa fille, dans un état plus tranquille, donne aussi un sujet moins vif à nos discours, et contentons-nous de penser que dans des occasions aussi malheureuses, dont Dieu nous a préservés, nous y eussions pu trouver les mêmes ressources. Avec quelle application et quelle tendresse Philippe IV son père ne l’avait-il pas élevée ! On la regardait en Espagne non pas comme une infante, mais comme un infant ; car c’est ainsi qu’on y appelle la princesse qu’on reconnaît comme héritière de tant de royaumes. Dans cette vue on approcha d’elle tout ce que l’Espagne avait de plus vertueux et de plus habile. Elle se vit, pour ainsi parler, dès son enfance tout environnée de vertus, et on voyait paraître en cette jeune princesse plus de belles qualités qu’elle n’attendait de couronnes. Philippe l’élève ainsi pour ses états ; Dieu, qui nous aime, la destine à Louis. Cessez, princes et potentats, de troubler par vos prétentions le projet de ce mariage. Que l’amour, qui semble aussi le vouloir troubler, cède lui-même. L’amour peut bien remuer le cœur des héros du monde ; il peut bien y soulever des tempêtes, et y exciter des mouvements qui fassent trembler les politiques et qui donnent des espérances aux insensés ; mais il y a des âmes d’un ordre supérieur à ses lois, à qui il ne peut inspirer des sentiments indignes de leur rang. Il y a des mesures prises dans le ciel qu’il ne peut rompre, et l’infante, non seulement par son auguste naissance mais encore par sa vertu et par sa réputation, est seule digne de Louis. C’était la femme prudente qui est donnée proprement par le Seigneur, comme dit le sage. Pourquoi donnée proprement par le Seigneur, puisque c’est le Seigneur qui donne tout ? Et quel est ce merveilleux avantage qui mérite d’être attribué d’une façon si particulière à la divine bonté ? Il ne faut, pour l’entendre, que considérer ce que peut dans les maisons la prudence tempérée d’une femme sage pour les soutenir, pour y faire fleurir dans la piété la véritable sagesse, et pour calmer des passions violentes qu’une résistance emportée ne ferait qu’aigrir. Île pacifique où se doivent terminer les différends de deux grands empires à qui tu sers de limites ; île éternellement mémorable par les conférences de deux grands ministres, où l’on vit développer toutes les adresses et tous les secrets d’une politique si différente, où l’un se donnait du poids par sa lenteur, et l’autre prenait l’ascendant par sa pénétration ; auguste journée où deux fières nations longtemps ennemies, et alors réconciliées par Marie-Thérèse, s’avancent sur leurs confins, leurs rois à leur tête, non plus pour se combattre mais pour s’embrasser, où ces deux rois, avec leur cour d’une grandeur, d’une politesse, et d’une magnificence aussi bien que d’une conduite si différente, furent l’un à l’autre et à tout l’univers un si grand spectacle ; fêtes sacrées, mariage fortuné, voile nuptial, bénédiction, sacrifice, puis-je mêler aujourd’hui vos cérémonies et vos pompes avec ces pompes funèbres, et le comble des grandeurs avec leurs ruines ? Alors l’Espagne perdit ce que nous gagnions ; maintenant nous perdons tout les uns et les autres, et Marie-Thérèse périt pour toute la terre. L’Espagne pleurait seule ; maintenant que la France et l’Espagne mêlent leurs larmes et en versent des torrents, qui pourrait les arrêter ? Mais, si l’Espagne pleurait son infante qu’elle voyait monter sur le trône le plus glorieux de l’univers, quels seront nos gémissements à la vue de ce tombeau, où tous ensemble nous ne voyons plus que l’inévitable néant des grandeurs humaines ? Taisons-nous : ce n’est pas des larmes que je veux tirer de vos yeux. Je pose les fondements des instructions que je veux graver dans vos cœurs. Aussi bien la vanité des choses humaines, tant de fois étalée dans cette chaire, ne se montre que trop d’elle-même, sans le secours de ma voix, dans ce sceptre si tôt tombé d’une si royale main et dans une si haute majesté si promptement dissipée. Mais ce qui en faisait le plus grand éclat n’a pas encore paru. Une reine si grande par tant de titres le devenait tous les jours par les grandes actions du roi et par le continuel accroissement de sa gloire. Sous lui la France a appris à se connaître. Elle se trouve des forces que les siècles précédents ne savaient pas : l’ordre et la discipline militaire s’augmentent avec les armées. Si les Français peuvent tout, c’est que leur roi est partout leur capitaine ; et après qu’il a choisi l’endroit principal qu’il doit animer par sa valeur, il agit de tous côtés par l’impression de sa vertu. Jamais on n’a fait la guerre avec une force plus inévitable, puisqu’en méprisant les saisons, il a ôté jusqu’à la défense à ses ennemis. Les soldats, ménagés et exposés quand il faut, marchent avec confiance sous ses étendards ; nul fleuve ne les arrête, nulle forteresse ne les effraye. On sait que Louis foudroie les villes plutôt qu’il ne les assiège, et tout est ouvert à sa puissance. Les politiques ne se mêlent plus de deviner ses desseins. Quand il marche, tout se croit également menacé : un voyage tranquille devient tout à coup une expédition redoutable à ses ennemis. Gand tombe avant qu’on pense à le munir : Louis y vient par de longs détours, et la reine, qui l’accompagne au cœur de l’hiver, joint au plaisir de le suivre celui de servir secrètement à ses desseins. Par les soins d’un si grand roi, la France entière n’est plus, pour ainsi parler, qu’une seule forteresse qui montre de tous côtés un front redoutable. Couverte de toutes parts, elle est capable de tenir la paix avec sûreté dans son sein, mais aussi de porter la guerre partout où il faut et de frapper de près et de loin avec une égale force. Nos ennemis le savent bien dire, et nos alliés ont ressenti, dans le plus grand éloignement, combien la main de Louis était secourable. Avant lui, la France, presque sans vaisseaux, tenait en vain aux deux mers ; maintenant on les voit couvertes, depuis le levant jusqu’au couchant, de nos flottes victorieuses, et la hardiesse française porte partout la terreur avec le nom de Louis. Tu céderas, ou tu tomberas sous ce vainqueur, Alger, riche des dépouilles de la chrétienté. Tu disais en ton cœur avare : je tiens la mer sous mes lois, et les nations sont ma proie. La légèreté de tes vaisseaux te donnait de la confiance ; mais tu te verras attaquée dans tes murailles, comme un oiseau ravissant qu’on irait chercher parmi ses rochers et dans son nid où il partage son butin à ses petits. Tu rends déjà tes esclaves. Louis a brisé les fers dont tu accablais ses sujets, qui sont nés pour être libres sous son glorieux empire. Tes maisons ne sont plus qu’un amas de pierres. Dans ta brutale fureur tu te tournes contre toi-même, et tu ne sais comment assouvir ta rage impuissante. Mais nous verrons la fin de tes brigandages. Les pilotes étonnés s’écrient par avance : qui est semblable à Tyr ? Et toutefois elle s’est tue dans le milieu de la mer ; et la navigation va être assurée par les armes de Louis. L’éloquence s’est épuisée à louer la sagesse de ses lois et l’ordre de ses finances. Que n’a-t-on pas dit de sa fermeté, à laquelle nous voyons céder jusqu’à la fureur des duels ? La sévère justice de Louis jointe à ses inclinations bienfaisantes fait aimer à la France l’autorité sous laquelle heureusement réunie elle est tranquille et victorieuse. Qui veut entendre combien la raison préside dans les conseils de ce prince n’a qu’à prêter l’oreille quand il lui plaît d’en expliquer les motifs. Je pourrais ici prendre à témoin les sages ministres des cours étrangères, qui le trouvent aussi convaincant dans ses discours que redoutable par ses armes. La noblesse de ses expressions vient de celle de ses sentiments, et ses paroles précises sont l’image de la justesse qui règne dans ses pensées. Pendant qu’il parle avec tant de force, une douceur surprenante lui ouvre les cœurs et donne, je ne sais comment, un nouvel éclat à la majesté qu’elle tempère. N’oublions pas ce qui faisait la joie de la reine. Louis est le rempart de la religion : c’est à la religion qu’il fait servir ses armes redoutées par mer et par terre. Mais songeons qu’il ne l’établit partout au dehors que parce qu’il la fait régner au dedans et au milieu de son cœur. C’est là qu’il abat des ennemis plus terribles que ceux que tant de puissances, jalouses de sa grandeur, et l’Europe entière pourrait armer contre lui. Nos vrais ennemis sont en nous-mêmes, et Louis combat ceux-là plus que tous les autres. Vous voyez tomber de toutes parts les temples de l’hérésie ; ce qu’il renverse au-dedans est un sacrifice bien plus agréable, et l’ouvrage du chrétien, c’est de détruire les passions qui feraient de nos cœurs un temple d’idoles. Que servirait à Louis d’avoir étendu sa gloire partout où s’étend le genre humain ? Ce ne lui est rien d’être l’homme que les autres hommes admirent : il veut être, avec David, l’homme selon le cœur de Dieu. C’est pourquoi Dieu le bénit. Tout le genre humain demeure d’accord qu’il n’y a rien de plus grand que ce qu’il fait, si ce n’est qu’on veuille compter pour plus grand encore tout ce qu’il n’a pas voulu faire et les bornes qu’il a données à sa puissance. Adorez donc, ô grand roi, celui qui vous fait régner, qui vous fait vaincre, et qui vous donne dans la victoire, malgré la fierté qu’elle inspire, des sentiments si modérés ! Puisse la chrétienté ouvrir les yeux et reconnaître le vengeur que Dieu lui envoie ! Pendant, ô malheur ! Ô honte ! Ô juste punition de nos péchés ! Pendant, dis-je, qu’elle est ravagée par les infidèles qui pénètrent jusqu’à ses entrailles, que tarde-t-elle à se souvenir et des secours de Candie, et de la fameuse journée du Raab, où Louis renouvela dans le cœur des infidèles l’ancienne opinion qu’ils ont des armes françaises fatales à leur tyrannie, et par des exploits inouïs devint le rempart de l’Autriche dont il avait été la terreur ? Ouvrez donc les yeux, chrétiens, et regardez ce héros, dont nous pouvons dire, comme saint Paulin disait du grand Théodose, que nous voyons en Louis, non un roi, mais un serviteur de Jésus-Christ, et un prince qui s’élève au-dessus des hommes plus encore par sa foi que par sa couronne. C’était, messieurs, d’un tel héros que Marie-Thérèse devait partager la gloire d’une façon particulière puisque, non contente d’y avoir part comme compagne de son trône, elle ne cessait d’y contribuer par la persévérance de ses vœux. Pendant que ce grand roi la rendait la plus illustre de toutes les reines, vous la faisiez, Monseigneur, la plus illustre de toutes les mères. Vos respects l’ont consolée de la perte de ses autres enfants. Vous les lui avez rendus ; elle s’est vue renaître dans ce prince qui fait vos délices et les nôtres, et elle a trouvé une fille digne d’elle dans cette auguste princesse qui, par son rare mérite autant que par les droits d’un nœud sacré, ne fait avec vous qu’un même cœur. Si nous l’avons admirée dès le moment qu’elle parut, le roi a confirmé notre jugement ; et maintenant devenue, malgré ses souhaits, la principale décoration d’une cour dont un si grand roi fait le soutien, elle est la consolation de toute la France. Ainsi notre reine, heureuse par sa naissance, qui lui rendait la piété aussi bien que la grandeur comme héréditaire, par sa sainte éducation, par son mariage, par la gloire et par l’amour d’un si grand roi, par le mérite et par les respects de ses enfants, et par la vénération de tous les peuples, ne voyait rien sur la terre qui ne fût au-dessous d’elle. Élevez maintenant, ô Seigneur ! Et mes pensées et ma voix. Que je puisse représenter à cette auguste audience l’incomparable beauté d’une âme que vous avez toujours habitée, qui n’a jamais affligé votre esprit saint, qui jamais n’a perdu le goût du don céleste ; afin que nous commencions, malheureux pécheurs, à verser sur nous-mêmes un torrent de larmes et que, ravis des chastes attraits de l’innocence, jamais nous ne nous lassions d’en pleurer la perte. À la vérité, chrétiens, quand on voit dans l’évangile la brebis perdue préférée par le bon pasteur à tout le reste du troupeau, quand on y lit cet heureux retour du prodigue retrouvé et ce transport d’un père attendri qui met en joie toute sa famille, on est tenté de croire que la pénitence est préférée à l’innocence même, et que le prodigue retourné reçoit plus de grâces que son aîné qui ne s’est jamais échappé de la maison paternelle. Il est l’aîné toutefois, et deux mots que lui dit son père lui font bien entendre qu’il n’a pas perdu ses avantages : mon fils, lui dit-il, vous êtes toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à vous. Cette parole, messieurs, ne se traite guère dans les chaires, parce que cette inviolable fidélité ne se trouve guère dans les mœurs. Expliquons-la toutefois, puisque notre illustre sujet nous y conduit, et qu’elle a une parfaite conformité avec notre texte. Une excellente doctrine de saint Thomas nous la fait entendre, et concilie toutes choses. Dieu témoigne plus d’amour au juste toujours fidèle, il en témoigne davantage aussi au pécheur réconcilié, mais en deux manières différentes. L’un paraîtra plus favorisé si l’on a égard à ce qu’il est, et l’autre si l’on remarque d’où il est sorti. Dieu conserve au juste un plus grand don, il retire le pécheur d’un plus grand mal. Le juste semblera plus avantagé si l’on pèse son mérite, et le pécheur plus chéri si l’on considère son indignité. Le père du prodigue l’explique lui-même. Mon fils, vous êtes toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à vous : c’est ce qu’il dit à celui à qui il conserve un plus grand don. Il fallait se réjouir, parce que votre frère était mort et il est ressuscité : c’est ainsi qu’il parle de celui qu’il retire d’un plus grand abîme de maux. Ainsi les cœurs sont saisis d’une joie soudaine par la grâce inespérée d’un beau jour d’hiver qui après un temps pluvieux vient réjouir tout d’un coup la face du monde, mais on ne laisse pas de lui préférer la constante sérénité d’une saison plus bénigne ; et, s’il nous est permis d’expliquer les sentiments du Sauveur par ces sentiments humains, il s’émeut plus sensiblement sur les pécheurs convertis, qui sont sa nouvelle conquête, mais il réserve une plus douce familiarité aux justes, qui sont ses anciens et perpétuels amis ; puisque, s’il dit, parlant du prodigue : qu’on lui rende sa première robe, il ne lui dit pas toutefois : vous êtes toujours avec moi, ou, comme saint Jean le répète dans l’apocalypse : ils sont toujours avec l’agneau, et paraissent sans tache devant son trône. (…). Comment se conserve cette pureté dans ce lieu de tentations et parmi les illusions des grandeurs du monde, vous l’apprendrez de la reine. Elle est de ceux dont le fils de Dieu a prononcé dans l’apocalypse : celui qui sera victorieux, je le ferai comme une colonne dans le temple de mon Dieu. (…). Il en sera l’ornement, il en sera le soutien par son exemple : il sera haut, il sera ferme. Voilà déjà quelque image de la reine. Il ne sortira jamais du temple. (…). Immobile comme une colonne, il aura sa demeure fixe dans la maison du Seigneur, et n’en sera jamais séparé par aucun crime. Je le ferai, dit Jésus-Christ, et c’est l’ouvrage de ma grâce. Mais comment affermira-t-il cette colonne ? Écoutez, voici le mystère : et j’écrirai dessus, poursuit le Sauveur ; j’élèverai la colonne, mais en même temps je mettrai dessus une inscription mémorable. Hé ! Qu’écrirez-vous, ô Seigneur ? Trois noms seulement, afin que l’inscription soit aussi courte que magnifique : j’y écrirai, dit-il, le nom de mon Dieu, et le nom de la cité de mon Dieu, la nouvelle Jérusalem, et mon nouveau nom. Ces noms, comme la suite le fera paraître, signifient une foi vive dans l’intérieur, les pratiques extérieures de la piété dans les saintes observances de l’église, et la fréquentation des saints sacrements : trois moyens de conserver l’innocence, et l’abrégé de la vie de notre sainte princesse. C’est ce que vous verrez écrit sur la colonne, et vous lirez dans son inscription les causes de sa fermeté. Et d’abord : j’y écrirai, dit-il, le nom de mon Dieu, en lui inspirant une foi vive. C’est, messieurs, par une telle foi que le nom de Dieu est gravé profondément dans nos cœurs. Une foi vive est le fondement de la stabilité que nous admirons : car d’où viennent nos inconstances, si ce n’est de notre foi chancelante ? Parce que ce fondement est mal affermi, nous craignons de bâtir dessus, et nous marchons d’un pas douteux dans le chemin de la vertu. La foi seule a de quoi fixer l’esprit vacillant ; car écoutez les qualités que saint Paul lui donne :… etc. la foi, dit-il, est une substance, un solide fondement, un ferme soutien. Mais de quoi ? De ce qui se voit dans le monde ? Comment donner une consistance ou, pour parler avec saint Paul, une substance et un corps à cette ombre fugitive ? La foi est donc un soutien, mais des choses qu’on doit espérer. Et quoi encore ? (…) : c’est une pleine conviction de ce qui ne paraît pas. La foi doit avoir en elle la conviction. Vous ne l’avez pas, direz-vous ; j’en sais la cause : c’est que vous craignez de l’avoir, au lieu de la demander à Dieu, qui la donne. C’est pourquoi tout tombe en ruine dans vos mœurs, et vos sens trop décisifs emportent si facilement votre raison incertaine et irrésolue. Et que veut dire cette conviction dont parle l’apôtre, si ce n’est, comme il dit ailleurs, une soumission de l’intelligence entièrement captivée sous l’autorité d’un Dieu qui parle ? Considérez la pieuse reine devant les autels ; voyez comme elle est saisie de la présence de Dieu : ce n’est pas par sa suite qu’on la connaît, c’est par son attention et par cette respectueuse immobilité qui ne lui permet pas même de lever les yeux. Le sacrement adorable approche : ah ! La foi du centurion, admirée par le Sauveur même, ne fut pas plus vive, et il ne dit pas plus humblement : je ne suis pas digne. Voyez comme elle frappe cette poitrine innocente, comme elle se reproche les moindres péchés, comme elle abaisse cette tête auguste devant laquelle s’incline l’univers. La terre, son origine et sa sépulture, n’est pas encore assez basse pour la recevoir : elle voudrait disparaître tout entière devant la majesté du roi des rois. Dieu lui grave par une foi vive dans le fond du cœur ce que disait Isaïe : cherchez des antres profonds, cachez-vous dans les ouvertures de la terre devant la face du Seigneur et devant la gloire d’une si haute majesté. Ne vous étonnez donc pas si elle est si humble sur le trône. Ô spectacle merveilleux, et qui ravit en admiration le ciel et la terre ! Vous allez voir une reine qui, à l’exemple de David, attaque de tous côtés sa propre grandeur et tout l’orgueil qu’elle inspire ; vous verrez dans les paroles de ce grand roi la vive peinture de la reine, et vous en reconnaîtrez tous les sentiments. (…) ô Seigneur, mon cœur ne s’est point haussé ! Voilà l’orgueil attaqué dans sa source. (…) ; mes regards ne se sont pas élevés : voilà l’ostentation et le faste réprimé. Ah ! Seigneur, je n’ai pas eu ce dédain qui empêche de jeter les yeux sur les mortels trop rampants et qui fait dire à l’âme arrogante : il n’y a que moi sur la terre. Combien était ennemie la pieuse reine de ces regards dédaigneux ! Et, dans une si haute élévation, qui vit jamais paraître en cette princesse ou le moindre sentiment d’orgueil ou le moindre air de mépris ? David poursuit : (…). Je ne marche point dans de vastes pensées, ni dans des merveilles qui me passent. Il combat ici les excès où tombent naturellement les grandes puissances. L’orgueil, qui monte toujours, après avoir porté ses prétentions à ce que la grandeur humaine a de plus solide, ou plutôt de moins ruineux, pousse ses desseins jusqu’à l’extravagance, et donne témérairement dans des projets insensés, comme faisait ce roi superbe (digne figure de l’ange rebelle) lorsqu’il disait en son cœur : je m’élèverai au-dessus des nues, je poserai mon trône sur les astres, et je serai semblable au très-haut. Je ne me perds point, dit David, dans de tels excès : et voilà l’orgueil méprisé dans ses égarements. Mais, après l’avoir ainsi rabattu dans tous les endroits par où il semblait vouloir s’élever, David l’atterre tout à fait par ces paroles : si, dit-il, je n’ai pas eu d’humbles sentiments, et que j’aie exalté mon âme :… etc., ou, comme traduit saint Jérôme, (…) : si je n’ai pas fait taire mon âme, si je n’ai pas imposé silence à ces flatteuses pensées qui se présentent sans cesse pour enfler nos cœurs. Et enfin il conclut ainsi ce beau psaume : (…). Mon âme a été, dit-il, comme un enfant sevré. Je me suis arraché moi-même aux douceurs de la gloire humaine, peu capables de me soutenir, pour donner à mon esprit une nourriture plus solide. Ainsi l’âme supérieure domine de tous côtés cette impérieuse grandeur, et ne lui laisse dorénavant aucune place. David ne donna jamais de plus beau combat. Non, mes frères, les philistins défaits, et les ours mêmes déchirés de ses mains, ne sont rien à comparaison de sa grandeur qu’il a domptée. Mais la sainte princesse que nous célébrons l’a égalé dans la gloire d’un si beau triomphe. Elle sut pourtant se prêter au monde avec toute la dignité que demandait sa grandeur. Les rois, non plus que le soleil, n’ont pas reçu en vain l’éclat qui les environne ; il est nécessaire au genre humain, et ils doivent, pour le repos autant que pour la décoration de l’univers, soutenir une majesté qui n’est qu’un rayon de celle de Dieu. Il était aisé à la reine de faire sentir une grandeur qui lui était naturelle. Elle était née dans une cour où la majesté se plaît à paraître avec tout son appareil, et d’un père qui sut conserver avec une grâce, comme avec une jalousie particulière, ce qu’on appelle en Espagne les coutumes de qualité et les bienséances du palais. Mais elle aimait mieux tempérer la majesté, et l’anéantir devant Dieu, que de la faire éclater devant les hommes. Ainsi nous la voyions courir aux autels, pour y goûter avec David un humble repos, et s’enfoncer dans son oratoire, où, malgré le tumulte de la cour, elle trouvait le carmel d’élie, le désert de Jean, et la montagne si souvent témoin des gémissements de Jésus. J’ai appris de saint Augustin que l’âme attentive se fait elle-même une solitude. (…). Mais, mes frères, ne nous flattons pas : il faut savoir se donner des heures d’une solitude effective, si l’on veut conserver les forces de l’âme. C’est ici qu’il faut admirer l’inviolable fidélité que la reine gardait à Dieu. Ni les divertissements, ni les fatigues des voyages, ni aucune occupation ne lui faisait perdre ces heures particulières qu’elle destinait à la méditation et à la prière. Aurait-elle été si persévérante dans cet exercice si elle n’y eût goûté la manne cachée que nul ne connaît que celui qui en ressent les saintes douceurs ? C’est là qu’elle disait avec David : ô Seigneur, votre servante a trouvé son cœur pour vous faire cette prière ! (…). Où allez-vous, cœurs égarés ? Quoi ! Même pendant la prière vous laissez errer votre imagination vagabonde ; vos ambitieuses pensées vous reviennent devant Dieu ; elles font même le sujet de votre prière ! Par l’effet du même transport qui vous fait parler aux hommes de vos prétentions, vous en venez encore parler à Dieu, pour faire servir le ciel et la terre à vos intérêts. Ainsi votre ambition, que la prière devait éteindre, s’y échauffe : feu bien différent de celui que David sentait allumer dans sa méditation. Ha ! Plutôt puissiez-vous dire avec ce grand roi, et avec la pieuse reine que nous honorons : ô Seigneur, votre serviteur a trouvé son cœur ! J’ai rappelé ce fugitif, et le voilà tout entier devant votre face. Ange saint, qui présidiez à l’oraison de cette sainte princesse, et qui portiez cet encens au-dessus des nues pour le faire brûler sur l’autel que saint Jean a vu dans le ciel, racontez-nous les ardeurs de ce cœur blessé de l’amour divin ; faites-nous paraître ces torrents de larmes que la reine versait devant Dieu pour ses péchés. Quoi donc, les âmes innocentes ont-elles aussi les pleurs et les amertumes de la pénitence ? Oui sans doute, puisqu’il est écrit que rien n’est pur sur la terre, et que celui qui dit qu’il ne pèche pas se trompe lui-même. Mais c’est des péchés légers. Légers par comparaison, je le confesse ; légers en eux-mêmes, la reine n’en connaît aucun de cette nature. C’est ce que porte en son fonds toute âme innocente. La moindre ombre se remarque sur ces vêtements qui n’ont pas encore été salis, et leur vive blancheur en accuse toutes les taches. Je trouve ici les chrétiens trop savants. Chrétien, tu sais trop la distinction des péchés véniels d’avec les mortels. Quoi ! Le nom commun de péché ne suffira pas pour te les faire détester les uns et les autres ? Sais-tu que ces péchés qui semblent légers deviennent accablants par leur multitude, à cause des funestes dispositions qu’ils mettent dans les consciences ? C’est ce qu’enseignent d’un commun accord tous les saints docteurs, après saint Augustin et saint Grégoire. Sais-tu que les péchés qui seraient véniels par leur objet peuvent devenir mortels par l’excès de l’attachement ? Les plaisirs innocents le deviennent bien, selon la doctrine des saints, et seuls ils ont pu damner le mauvais riche, pour avoir été trop goûtés. Mais qui sait le degré qu’il faut pour leur inspirer ce poison mortel ? Et n’est-ce pas une des raisons qui fait que David s’écrie : (…) qui peut connaître ses péchés ? Que je hais donc ta vaine science et ta mauvaise subtilité, âme téméraire qui prononces si hardiment : ce péché que je commets sans crainte est véniel ! L’âme vraiment pure n’est pas si savante. La reine sait en général qu’il y a des péchés véniels, car la foi l’enseigne ; mais la foi ne lui enseigne pas que les siens le soient. Deux choses vous vont faire voir l’éminent degré de sa vertu. Nous le savons, chrétiens, et nous ne donnons point de fausses louanges devant ces autels : elle a dit souvent, dans cette bienheureuse simplicité qui lui était commune avec tous les saints, qu’elle ne comprenait pas comment on pouvait commettre volontairement un seul péché, pour petit qu’il fût. Elle ne disait donc pas : il est véniel ; elle disait : il est péché, et son cœur innocent se soulevait. Mais, comme il échappe toujours quelque péché à la fragilité humaine, elle ne disait pas : il est léger ; encore une fois, il est péché, disait-elle. Alors, pénétrée des siens, s’il arrivait quelque malheur à sa personne, à sa famille, à l’état, elle s’en accusait seule. Mais quels malheurs, direz-vous, dans cette grandeur et dans un si long cours de prospérités ? Vous croyez donc que les déplaisirs et les plus mortelles douleurs ne se cachent pas sous la pourpre ? Ou qu’un royaume est un remède universel à tous les maux, un baume qui les adoucit, un charme qui les enchante ? Au lieu que, par un conseil de la providence divine, qui sait donner aux conditions les plus élevées leur contrepoids, cette grandeur, que nous admirons de loin comme quelque chose au-dessus de l’homme, touche moins quand on y est né, ou se confond elle-même dans son abondance ; et qu’il se forme au contraire parmi les grandeurs une nouvelle sensibilité pour les déplaisirs, dont le coup est d’autant plus rude qu’on est moins préparé à le soutenir. Il est vrai que les hommes aperçoivent moins cette malheureuse délicatesse dans les âmes vertueuses. On les croit insensibles, parce que non seulement elles savent taire, mais encore sacrifier leurs peines secrètes. Mais le père céleste se plaît à les regarder dans ce secret et, comme il sait leur préparer leur croix, il y mesure aussi leur récompense. Croyez-vous que la reine pût être en repos dans ces fameuses campagnes qui nous apportaient coup sur coup tant de surprenantes nouvelles ? Non, messieurs ; elle était toujours tremblante, parce qu’elle voyait toujours cette précieuse vie, dont la sienne dépendait, trop facilement hasardée. Vous avez vu ses terreurs ; vous parlerai-je de ses pertes, et de la mort de ses chers enfants ? Ils lui ont tous déchiré le cœur. Représentons-nous ce jeune prince, que les grâces semblaient elles-mêmes avoir formé de leurs mains (pardonnez-moi ces expressions) ; il me semble que je vois encore tomber cette fleur. Alors, triste messager d’un événement si funeste, je fus aussi le témoin, en voyant le roi et la reine, d’un côté de la douleur la plus pénétrante, et de l’autre des plaintes les plus lamentables, et sous des formes différentes je vis une affliction sans mesure. Mais je vis aussi des deux côtés la foi également victorieuse ; je vis le sacrifice agréable de l’âme humiliée sous la main de Dieu, et deux victimes royales immoler d’un commun accord leur propre cœur. Pourrai-je maintenant jeter les yeux sur la terrible menace du ciel irrité, lorsqu’il sembla si longtemps vouloir frapper ce dauphin même, notre plus chère espérance ? Pardonnez-moi, messieurs, pardonnez-moi si je renouvelle vos frayeurs. Il faut bien, et je le puis dire, que je me fasse à moi-même cette violence, puisque je ne puis montrer qu’à ce prix la constance de la reine. Nous vîmes alors dans cette princesse, au milieu des alarmes d’une mère, la foi d’une chrétienne. Nous vîmes un Abraham prêt à immoler Isaac, et quelques traits de Marie quand elle offrit son Jésus. Ne craignons point de le dire, puisqu’un Dieu ne s’est fait homme que pour assembler autour de lui des exemples pour tous les états. La reine, pleine de foi, ne se propose pas un moindre modèle que Marie ; Dieu lui rend aussi son fils unique qu’elle lui offre d’un cœur déchiré, mais soumis, et veut que nous lui devions encore une fois un si grand bien. On ne se trompe pas, chrétiens, quand on attribue tout à la prière. Dieu, qui l’inspire, ne lui peut rien refuser. un roi, dit David, ne se sauve pas par ses armées, et le puissant ne se sauve pas par sa valeur. Ce n’est pas aussi aux sages conseils qu’il faut attribuer les heureux succès. Il s’élève, dit le sage, plusieurs pensées dans le cœur de l’homme : reconnaissez l’agitation et les pensées incertaines des conseils humains mais, poursuit-il, la volonté du Seigneur demeure ferme ; et, pendant que les hommes délibèrent, il ne s’exécute que ce qu’il résout. Le terrible, le tout-puissant, qui ôte quand il lui plaît l’esprit des princes, le leur laisse aussi quand il veut, pour les confondre davantage, et les prendre dans leurs propres finesses. Car il n’y a point de prudence, il n’y a point de sagesse, il n’y a point de conseil contre le Seigneur. Les macchabées étaient vaillants, et néanmoins il est écrit qu’ils combattaient par leurs prières plus que par leurs armes :… etc. ; assurés, par l’exemple de Moïse, que les mains élevées à Dieu enfoncent plus de bataillons que celles qui frappent. Quand tout cédait à Louis, et que nous crûmes voir revenir le temps des miracles, où les murailles tombaient au bruit des trompettes, tous les peuples jetaient les yeux sur la reine, et croyaient voir partir de son oratoire la foudre qui accablait tant de villes. Que si Dieu accorde aux prières les prospérités temporelles, combien plus leur accorde-t-il les vrais biens, c’est-à-dire les vertus ! Elles sont le fruit naturel d’une âme unie à Dieu par l’oraison. L’oraison, qui nous les obtient, nous apprend à les pratiquer, non seulement comme nécessaires, mais encore comme reçues du père des lumières, d’où descend sur nous tout don parfait, et c’est là le comble de la perfection, parce que c’est le fondement de l’humilité. C’est ainsi que Marie-Thérèse attira par la prière toutes les vertus dans son âme. Dès sa première jeunesse elle fut, dans les mouvements d’une cour alors assez turbulente, la consolation et le seul soutien de la vieillesse infirme du roi son père. La reine sa belle-mère, malgré ce nom odieux, trouva en elle non seulement un respect, mais encore une tendresse que ni le temps ni l’éloignement n’ont pu altérer. Aussi pleure-t-elle sans mesure et ne veut point recevoir de consolation. Quel cœur, quel respect, quelle soumission n’a-t-elle pas eue pour le roi ! Toujours vive pour ce grand prince, toujours jalouse de sa gloire, uniquement attachée aux intérêts de son état, infatigable dans les voyages, et heureuse pourvu qu’elle fût en sa compagnie ; femme enfin où saint Paul aurait vu l’église occupée de Jésus-Christ, et unie à ses volontés par une éternelle complaisance. Si nous osions demander au grand prince qui lui rend ici avec tant de piété les derniers devoirs quelle mère il a perdue, il nous répondrait par ses sanglots, et je vous dirai en son nom ce que j’ai vu avec joie, ce que je répète avec admiration, que les tendresses inexplicables de Marie-Thérèse tendaient toutes à lui inspirer la foi, la piété, la crainte de Dieu, un attachement inviolable pour le roi, des entrailles de miséricorde pour les malheureux, une immuable persévérance dans tous ses devoirs, et tout ce que nous louons dans la conduite de ce prince. Parlerai-je des bontés de la reine tant de fois éprouvées par ses domestiques, et ferai-je retentir encore devant ces autels les cris de sa maison désolée ? Et vous, pauvres de Jésus-Christ, pour qui seuls elle ne pouvait endurer qu’on lui dît que ses trésors étaient épuisés ; vous premièrement, pauvres volontaires, victimes de Jésus-Christ, religieux, vierges sacrées, âmes pures dont le monde n’était pas digne ; et vous, pauvres, quelque nom que vous portiez, pauvres connus, pauvres honteux, malades, impotents, estropiés, restes d’ hommes, pour parler avec saint Grégoire De Nazianze, car la reine respectait en vous tous les caractères de la croix de Jésus-Christ ; vous donc qu’elle assistait avec tant de joie, qu’elle visitait avec de si saints empressements, qu’elle servait avec tant de foi, heureuse de se dépouiller d’une majesté empruntée, et d’adorer dans votre bassesse la glorieuse pauvreté de Jésus-Christ : quel admirable panégyrique prononceriez-vous par vos gémissements à la gloire de cette princesse, s’il m’était permis de vous introduire dans cette auguste assemblée ? Recevez, père Abraham, dans votre sein cette héritière de votre foi, comme vous servante des pauvres et digne de trouver en eux, non plus des anges, mais Jésus-Christ même. Que dirai-je davantage ? Écoutez tout en un mot : fille, femme, mère, maîtresse, reine telle que nos vœux l’auraient pu faire, plus que tout cela chrétienne, elle accomplit tous ses devoirs sans présomption, et fut humble non seulement parmi toutes les grandeurs, mais encore parmi toutes les vertus. J’expliquerai en peu de mots les deux autres noms que nous voyons écrits sur la colonne mystérieuse de l’apocalypse, et dans le cœur de la reine. Par le nom de la sainte cité de Dieu, la nouvelle Jérusalem, vous voyez bien, messieurs, qu’il faut entendre le nom de l’église catholique, cité sainte dont toutes les pierres sont vivantes, dont Jésus-Christ est le fondement ; qui descend du ciel avec lui, parce qu’elle y est renfermée comme dans le chef dont tous les membres reçoivent leur vie ; cité qui se répand par toute la terre, et s’élève jusqu’aux cieux pour y placer ses citoyens. Au seul nom de l’église, toute la foi de la reine se réveillait. Mais une vraie fille de l’église, non contente d’en embrasser la sainte doctrine, en aime les observances, où elle fait consister la principale partie des pratiques extérieures de la piété. L’église, inspirée de Dieu et instruite par les saints apôtres, a tellement disposé l’année qu’on y trouve, avec la vie, avec les mystères, avec la prédication et la doctrine de Jésus-Christ, le vrai fruit de toutes ces choses dans les admirables vertus de ses serviteurs, et dans les exemples de ses saints, et enfin un mystérieux abrégé de l’ancien et du nouveau testament et de toute l’histoire ecclésiastique. Par là toutes les saisons sont fructueuses pour les chrétiens ; tout y est plein de Jésus-Christ, qui est toujours admirable, selon le prophète, et non seulement en lui-même, mais encore dans ses saints. Dans cette variété qui aboutit toute à l’unité sainte tant recommandée par Jésus-Christ, l’âme innocente et pieuse trouve avec des plaisirs célestes une solide nourriture, et un perpétuel renouvellement de sa ferveur. Les jeûnes y sont mêlés dans les temps convenables, afin que l’âme, toujours sujette aux tentations et au péché, s’affermisse et se purifie par la pénitence. Toutes ces pieuses observances avaient dans la reine l’effet bienheureux que l’église même demande : elle se renouvelait dans toutes les fêtes, elle se sacrifiait dans tous les jeûnes et dans toutes les abstinences. L’Espagne sur ce sujet a des coutumes que la France ne suit pas ; mais la reine se rangea bientôt à l’obéissance : l’habitude ne put rien contre la règle, et l’extrême exactitude de cette princesse marquait la délicatesse de sa conscience. Quel autre a mieux profité de cette parole : qui vous écoute m’écoute ? Jésus-Christ nous y enseigne cette excellente pratique de marcher dans les voies de Dieu sous la conduite particulière de ses serviteurs qui exercent son autorité dans son église. Les confesseurs de la reine pouvaient tout sur elle dans l’exercice de leur ministère, et il n’y avait aucune vertu où elle ne pût être élevée par son obéissance. Quel respect n’avait-elle pas pour le souverain pontife, vicaire de Jésus-Christ, et pour tout l’ordre ecclésiastique ! Qui pourrait dire combien de larmes lui ont coûté ces divisions toujours trop longues, et dont on ne peut demander la fin avec trop de gémissements ? Le nom même et l’ombre de division faisait horreur à la reine, comme à toute âme pieuse. Mais qu’on ne s’y trompe pas : le saint-siège ne peut jamais oublier la France, ni la France manquer au saint-siège. Et ceux qui, pour leurs intérêts particuliers, couverts, selon les maximes de leur politique, du prétexte de piété, semblent vouloir irriter le saint-siège contre un royaume qui en a toujours été le principal soutien sur la terre, doivent penser qu’une chaire si éminente, à qui Jésus-Christ a tant donné, ne veut pas être flattée par les hommes, mais honorée selon la règle avec une soumission profonde ; qu’elle est faite pour attirer tout l’univers à son unité, et y rappeler à la fin tous les hérétiques ; et que ce qui est excessif, loin d’être le plus attirant, n’est pas même le plus solide ni le plus durable. Avec le saint nom de Dieu et avec le nom de la cité sainte la nouvelle Jérusalem, je vois, messieurs, dans le cœur de notre pieuse reine le nom nouveau du sauveur. Quel est, Seigneur, votre nom nouveau, sinon celui que vous expliquez quand vous dites : je suis le pain de vie, et : ma chair est vraiment viande, et : prenez, mangez, ceci est mon corps ? Ce nom nouveau du sauveur est celui de l’eucharistie, nom composé de bien et de grâce, qui nous montre dans cet adorable sacrement une source de miséricorde, un miracle d’amour, un mémorial et un abrégé de toutes les grâces, et le verbe même tout changé en grâce et en douceur pour ses fidèles. Tout est nouveau dans ce mystère : c’est le nouveau testament de notre sauveur, et on commence à y boire ce vin nouveau dont la céleste Jérusalem est transportée. Mais, pour le boire dans ce lieu de tentation et de péché, il s’y faut préparer par la pénitence. La reine fréquentait ces deux sacrements avec une ferveur toujours nouvelle. Cette humble princesse se sentait dans son état naturel quand elle était comme pécheresse aux pieds d’un prêtre, y attendant la miséricorde et la sentence de Jésus-Christ. Mais l’eucharistie était son amour : toujours affamée de cette viande céleste, et toujours tremblante en la recevant, quoiqu’elle ne pût assez communier pour son désir, elle ne cessait de se plaindre humblement et modestement des communions fréquentes qu’on lui ordonnait. Mais qui eût pu refuser l’eucharistie à l’innocence, et Jésus-Christ à une foi si vive et si pure ? La règle que donne saint Augustin est de modérer l’usage de la communion quand elle tourne en dégoût. Ici on voyait toujours une ardeur nouvelle, et cette excellente pratique de chercher dans la communion la meilleure préparation, comme la plus parfaite action de grâces, pour la communion même. Par ces admirables pratiques, cette princesse est venue à sa dernière heure sans qu’elle eût besoin d’apporter à ce terrible passage une autre préparation que celle de sa sainte vie ; et les hommes, toujours hardis à juger les autres sans épargner les souverains, car on n’épargne que soi-même dans ses jugements, les hommes, dis-je, de tous les états, et autant les gens de bien que les autres, ont vu la reine emportée avec une telle précipitation dans la vigueur de son âge, sans être en inquiétude pour son salut. Apprenez donc, chrétiens, et vous principalement qui ne pouvez vous accoutumer à la pensée de la mort, en attendant que vous méprisiez celle que Jésus-Christ a vaincue, ou même que vous aimiez celle qui met fin à nos péchés et nous introduit à la vraie vie, apprenez à la désarmer d’une autre sorte, et embrassez la belle pratique où, sans se mettre en peine d’attaquer la mort, on n’a besoin que de s’appliquer à sanctifier sa vie. La France a vu de nos jours deux reines plus unies encore par la piété que par le sang, dont la mort également précieuse devant Dieu, quoiqu’avec des circonstances différentes, a été d’une singulière édification à toute l’église. Vous entendez bien que je veux parler d’Anne D’Autriche et de sa chère nièce, ou plutôt de sa chère fille, Marie-Thérèse. Anne dans un âge déjà avancé, et Marie-Thérèse dans sa vigueur, mais toutes deux d’une si heureuse constitution qu’elle semblait nous promettre le bonheur de les posséder un siècle entier, nous sont enlevées contre notre attente, l’une par une longue maladie, et l’autre par un coup imprévu. Anne, avertie de loin par un mal aussi cruel qu’irrémédiable, vit avancer la mort à pas lents, et sous la figure qui lui avait toujours paru la plus affreuse ; Marie-Thérèse, aussitôt emportée que frappée par la maladie, se trouve toute vive et tout entière entre les bras de la mort sans presque l’avoir envisagée. à ce fatal avertissement Anne, pleine de foi, ramasse toutes les forces qu’un long exercice de la piété lui avait acquises et regarde sans se troubler toutes les approches de la mort. Humiliée sous la main de Dieu, elle lui rend grâces de l’avoir ainsi avertie ; elle multiplie ses aumônes toujours abondantes ; elle redouble ses dévotions toujours assidues ; elle apporte de nouveaux soins à l’examen de sa conscience toujours rigoureux. Avec quel renouvellement de foi et d’ardeur lui vîmes-nous recevoir le saint viatique ! Dans de semblables actions il ne fallut à Marie-Thérèse que sa ferveur ordinaire : sans avoir besoin de la mort pour exciter sa piété, sa piété s’excitait toujours assez elle-même, et prenait dans sa propre force un continuel accroissement. Que dirons-nous, chrétiens, de ces deux reines ? Par l’une Dieu nous apprit comment il faut profiter du temps, et l’autre nous a fait voir que la vie vraiment chrétienne n’en a pas besoin. En effet, chrétiens, qu’attendons-nous ? Il n’est pas digne d’un chrétien de ne s’évertuer contre la mort qu’au moment qu’elle se présente pour l’enlever. Un chrétien toujours attentif à combattre ses passions meurt tous les jours avec l’apôtre :… etc. Un chrétien n’est jamais vivant sur la terre, parce qu’il y est toujours mortifié, et que la mortification est un essai, un apprentissage, un commencement de la mort. Vivons-nous, chrétiens, vivons-nous ? Cet âge que nous comptons, et où tout ce que nous comptons n’est plus à nous, est-ce une vie ? Et pouvons-nous n’apercevoir pas ce que nous perdons sans cesse avec les années ? Le repos et la nourriture ne sont-ils pas de faibles remèdes de la continuelle maladie qui nous travaille ? Et celle que nous appelons la dernière, qu’est-ce autre chose, à le bien entendre, qu’un redoublement, et comme le dernier accès, du mal que nous apportons au monde en naissant ? Quelle santé nous couvrait la mort que la reine portait dans le sein ! De combien près la menace a-t-elle été suivie du coup ! Et où en était cette grande reine, avec toute la majesté qui l’environnait, si elle eût été moins préparée ? Tout d’un coup on voit arriver le moment fatal, où la terre n’a plus rien pour elle que des pleurs. Que peuvent tant de fidèles domestiques empressés autour de son lit ? Le roi même, que pouvait-il, lui, messieurs, lui qui succombait à la douleur avec toute sa puissance et tout son courage ? Tout ce qui environne ce prince l’accable. Monsieur, madame venaient partager ses déplaisirs, et les augmentaient par les leurs. Et vous, monseigneur, que pouviez-vous que de lui percer le cœur par vos sanglots ? Il l’avait assez percé par le tendre ressouvenir d’un amour qu’il trouvait toujours également vif après vingt-trois ans écoulés. On en gémit, on en pleure : voilà ce que peut la terre pour une reine si chérie ; voilà ce que nous avons à lui donner, des pleurs, des cris inutiles. Je me trompe, nous avons encore des prières ; nous avons ce saint sacrifice, rafraîchissement de nos peines, expiation de nos ignorances et des restes de nos péchés. Mais songeons que ce sacrifice d’une valeur infinie, où toute la croix de Jésus est renfermée, ce sacrifice serait inutile à la reine, si elle n’avait mérité par sa bonne vie que l’effet en pût passer jusqu’à elle. Autrement, dit saint Augustin, qu’opère un tel sacrifice ? Nul soulagement pour les morts ; une faible consolation pour les vivants. Ainsi tout le salut vient de cette vie, dont la fuite précipitée nous trompe toujours. Je viens, dit JésusChrist, comme un voleur. Il a fait selon sa parole ; il est venu surprendre la reine dans le temps que nous la croyions la plus saine, dans le temps qu’elle se trouvait la plus heureuse. Mais c’est ainsi qu’il agit : il trouve pour nous tant de tentations et une telle malignité dans tous les plaisirs qu’il vient troubler les plus innocents dans ses élus. Mais il vient, dit-il, comme un voleur, toujours surprenant et impénétrable dans ses démarches. C’est lui-même qui s’en glorifie dans toute son écriture. Comme un voleur, direz-vous, indigne comparaison ! N’importe qu’elle soit indigne de lui, pourvu qu’elle nous effraye, et qu’en nous effrayant elle nous sauve. Tremblons donc, chrétiens, tremblons devant lui à chaque moment ; car qui pourrait, ou l’éviter quand il éclate, ou le découvrir quand il se cache ? Ils mangeaient, dit-il, ils buvaient, ils achetaient, ils vendaient, ils plantaient, ils bâtissaient, ils faisaient des mariages aux jours de Noé et aux jours de Loth, et une subite ruine les vint accabler. Ils mangeaient, ils buvaient, ils se mariaient. C’étaient des occupations innocentes : que sera-ce quand, en contentant nos impudiques désirs, en assouvissant nos vengeances et nos secrètes jalousies, en accumulant dans nos coffres des trésors d’iniquité sans jamais vouloir séparer le bien d’autrui d’avec le nôtre, trompés par nos plaisirs, par nos jeux, par notre santé, par notre jeunesse, par l’heureux succès de nos affaires, par nos flatteurs, parmi lesquels il faudrait peut-être compter des directeurs infidèles que nous avons choisis pour nous séduire, et enfin par nos fausses pénitences qui ne sont suivies d’aucun changement de nos mœurs, nous viendrons tout à coup au dernier jour ? La sentence partira d’en haut : la fin est venue, la fin est venue. (…). La fin est venue sur vous. (…) : tout va finir pour vous en ce moment. Tranchez, concluez. (…). Frappez l’arbre infructueux qui n’est plus bon que pour le feu : coupez l’arbre, arrachez ses branches, secouez ses feuilles, abattez ses fruits : périsse par un seul coup tout ce qu’il avait avec lui-même. Alors s’élèveront des frayeurs mortelles, et des grincements de dents, préludes de ceux de l’enfer. Ha, mes frères, n’attendons pas ce coup terrible ! Le glaive qui a tranché les jours de la reine est encore levé sur nos têtes ; nos péchés en ont affilé le tranchant fatal. Le glaive que je tiens en main, dit le Seigneur notre Dieu, est aiguisé et poli : il est aiguisé, afin qu’il perce ; il est poli et limé, afin qu’il brille. Tout l’univers en voit le brillant éclat. Glaive du Seigneur, quel coup vous venez de faire ! Toute la terre en est étonnée. Mais que nous sert ce brillant qui nous étonne, si nous ne prévenons le coup qui tranche ? Prévenons-le, chrétiens, par la pénitence. Qui pourrait n’être pas ému à ce spectacle ? Mais ces émotions d’un jour, qu’opèrent-elles ? Un dernier endurcissement, parce qu’à force d’être touché inutilement, on ne se laisse plus toucher d’aucun objet. Le sommes-nous des maux de la Hongrie et de l’Autriche ravagées ? Leurs habitants passés au fil de l’épée (et ce sont encore les plus heureux : la captivité entraîne bien d’autres maux et pour le corps et pour l’âme), ces habitants désolés, ne sont-ce pas des chrétiens et des catholiques, nos frères, nos propres membres, enfants de la même église et nourris à la même table du pain de vie ? Dieu accomplit sa parole : le jugement commence par sa maison, et le reste de la maison ne tremble pas ! Chrétiens, laissez-vous fléchir, faites pénitence, apaisez Dieu par vos larmes. Écoutez la pieuse reine, qui parle plus haut que tous les prédicateurs. Écoutez-la, princes ; écoutez-la, peuples ; écoutez-la, monseigneur, plus que tous les autres. Elle vous dit par ma bouche, et par une voix qui vous est connue, que la grandeur est un songe, la joie une erreur, la jeunesse une fleur qui tombe, et la santé un nom trompeur. Amassez donc les biens qu’on ne peut perdre. Prêtez l’oreille aux graves discours que saint Grégoire De Nazianze adressait aux princes et à la maison régnante. Respectez, leur disait-il, votre pourpre, respectez votre puissance qui vient de Dieu, et ne l’employez que pour le bien. Connaissez ce qui vous a été confié, et le grand mystère que Dieu accomplit en vous. Il se réserve à lui seul les choses d’en haut ; il partage avec vous celles d’en bas : montrez-vous dieux aux peuples soumis, en imitant la bonté et la munificence divine. C’est, de tous les peuples, ces perpétuels applaudissements et tous ces regards qui vous suivent. Demandez à Dieu avec Salomon la sagesse qui vous rendra digne de l’amour des peuples et du trône de vos ancêtres ; et quand vous songerez à vos devoirs, ne manquez pas de considérer à quoi vous obligent les immortelles actions de Louis Le Grand et l’incomparable piété de Marie-Térèse.