Organisation des Troupes de première ligne en France et en Allemagne

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Organisation des troupes de première ligne en France et en Allemagne
Comte de Villebois-Mareuil

Revue des Deux Mondes tome 138, 1896


ORGANISATION
DES TROUPES DE PREMIÈRE LIGNE
EN FRANCE ET EN ALLEMAGNE

La revue de Châlons, en clôturant dignement une série de fêtes patriotiques, a eu ce mérite de mettre sous les yeux d’augustes hôtes comme un raccourci de nos forces militaires. De notre remarquable 6e corps et des deux corps d’armée qui s’en rapprochent le plus par le voisinage et par l’allure, on ne pouvait attendre qu’un ensemble de troupes imposantes. Et c’était une heureuse inspiration de leur avoir adjoint quelques-uns de nos soldats des autres frontières, de ceux qui veillent aux cols de nos Alpes, comme de ceux à qui incombe la même mission d’honneur, par-delà les mers, dans cette France prolongée, conquise par leurs aînés au clair soleil d’Afrique, ou plus loin encore, dans nos colonies d’Extrême Orient. Et puis la fantaisie originale de leurs costumes d’autrefois réveillait la monotonie un peu terne de nos uniformes d’aujourd’hui. En cela aussi, comme en presque toutes choses, durant ces fêtes, on semblait heureux de recourir aux souvenirs du passé, pour corriger la simplicité un peu austère du présent.

Aucun des prestiges qui consacrent une cérémonie de ce genre n’a donc manqué à cette revue : le cadre d’une foule enthousiaste ; la présence d’un jeune souverain incarnant l’autorité la plus absolue qui soit au monde ; des troupes électrisées par ce contact, — car toute royauté, étant d’essence militaire, a le privilège d’émouvoir une armée ; — de belles troupes manœuvrières, conscientes des progrès obtenus à force de patient labeur ; et enfin la réunion des sommités militaires d’un grand pays qui, vers quelque avenir qu’il s’achemine, est encore protégé par le souvenir de ses anciennes gloires. Néanmoins, si réconfortant que puisse être le spectacle d’une revue, — et celle-ci n’était pas la première où le 6e corps se révélait à notre orgueil patriotique, — il était tout au moins inutile d’y chercher l’occasion d’un rapprochement entre la valeur des troupes qui y figurèrent et celle du corps d’armée allemand inspecté à Breslau par le tsar Nicolas II. Il a donc pu paraître inopportun que, dans notre presse en général assez indifférente au mouvement des idées militaires en Allemagne, certains organes se soient essayés à cette comparaison. Appuyée vraisemblablement sur des constatations très hypothétiques, elle ne pouvait que faire sourire ceux qui connaissent l’impeccable correction des parades allemandes. L’impression d’un défilé ne suffit pas d’ailleurs pour asseoir un jugement d’une si haute gravité. En dehors du critérium du champ de bataille, il est toujours téméraire de juger une armée, surtout une armée d’une apparence aussi colossale et d’une multiplicité de rouages aussi compliquée qu’est l’armée allemande. Mais s’il est impossible d’établir un parallèle de présomptions sur la force morale de deux armées, laquelle décidera en fin de compte des actions de guerre, il est toujours utile de relever les tendances d’esprit qui les animent. L’on y arrive en interrogeant leur organisation, afin de les mettre en comparaison sur le seul point précis qui permette de les juger d’après une formule identique.

Entre la France et l’Allemagne, dominées par un concept gouvernemental si différent, ce phénomène s’est produit que, malgré notre volonté bien arrêtée de modeler nos institutions militaires sur celles de nos voisins, elles s’en différencient maintenant de plus en plus par les aspirations. Mathématiquement, nous n’avons pas laissé les Allemands créer un régiment sans leur répondre par une formation analogue. Moralement, nous avons perdu le contact des idées militaires, et le but poursuivi par notre organisation demeure profondément étranger art résultat qu’ils attendent de la leur. Nous les copions souvent à côté ; et, différens d’eux à tous égards, nous subissons le désavantage des peuples qui, sortis de leur génie propre par manque de confiance en eux-mêmes, se reposent désormais de leurs progrès sur le génie des autres.


I

On ne peut nier que notre grande préoccupation, depuis 1870, n’ait été de nous assurer le nombre, dans toutes nos recherches d’organisation militaire. Il nous plaisait de ne rapporter qu’à ce facteur unique la cause de nos désastres, sans même nous rappeler qu’il avait été de notre côté en certaines rencontres. Notre amour-propre national y gagnait quelque consolation, et cela supprimait beaucoup de travail par ailleurs, puisque cette loi du nombre était destinée à l’emporter sur toutes les autres considérations. Et puis, il faut bien l’avouer, elle domine nos civilisations raffinées comme la puissance toujours plus perfectionnée des engins de destruction, parce qu’on veut combattre avec le moins de risques et du plus loin possible ; qu’un grand souci de conservation personnelle rend nos conceptions très prudentes ; et que ces masses superbement armées nous apparaissent comme le meilleur moyen, le plus sûr qu’il y ait d’éloigner la guerre, ou de déconcerter l’ennemi avant d’en venir aux coups.

La prédominance du nombre dans les questions d’organisation militaire se résume aussi simplement que brutalement à obtenir le plus d’hommes possible, sans qu’on se demande assez si ces hommes auront bien la valeur de combattans, et si la presque impossibilité d’approvisionner de semblables masses, de les mouvoir, de les mettre en œuvre, ne risque pas d’en faire des élémens de faiblesse. De la maxime de Napoléon : être le plus fort sur un point donné, on a perdu de vue le correctif nécessaire : à un moment donné ; et, du coup, la vision de l’art de la guerre s’obscurcit étrangement, car son jeu habituel consiste à prévoir la succession des dislocations et des concentrations obligées par les circonstances, tant pour vivre que pour combattre. Et l’on ne voit pas ou l’on ne veut pas voir qu’une fois supprimées ces alternatives de groupement et d’éparpillement, l’on tombe à cette sorte de stratégie barbare dont il semble qu’on penche à s’éprendre, laquelle heurte simplement un mur humain contre une autre muraille d’hommes, s’appliquant à exercer ou à attendre la pesée qui crèvera cet obstacle par une fissure produite en son ciment.

L’on imagine malaisément que nous soyons seulement à deux générations des soldats de la première campagne de France, tant leurs descendans de la deuxième, où vont se clore pour nous les fastes militaires d’un siècle autrement commencé, ont oublié que la valeur d’une troupe se mesurait au dédain des supériorités numériques qu’elle avait en face d’elle. C’est que, à force de capitulations inconscientes, la pleine notion de ce terme de soldat a subi d’étranges atténuations, de démocratiques décadences. La vigueur d’eflorts qu’elle résume, et que peut-être, en d’autres temps, on estimait au-delà de toute proportion, est allée toujours diminuant, de plus en plus graduée sur les impérities de la masse. De cette idée que le soldat ne compte plus qu’à titre d’unité dans une simple numération d’effectifs, il n’y avait en effet pas loin à s’aviser que chacun était propre à l’emploi ; que le rôle n’avait rien d’exorbitant ; que toutes les conformations physiques et morales s’adaptaient à l’uniformité théorique de ce moule. Ou bien, a-t-on fait ce rêve que l’homme, étayé des mille ressources de la science, se trouverait naturellement au niveau de toutes les situations, suppléerait aux ressources absentes de sa propre nature, reconquerrait par l’outillage ce qui lui manquait par le cœur ? Et l’on a choisi, pour tenter cette hasardeuse expérience, l’époque même où l’élite, comme pour se faire pardonner son aristocratie démodée, lâchait pied de partout, et où tout ce qui pouvait se flatter de lui appartenir, à un titre quelconque, ne semblait aspirer qu’à se confondre dans la foule, toujours davantage, par les goûts, les habitudes et les manières.

Il est certain que si l’effort se réduit à endosser l’uniforme, à prendre un fusil et à monter dans un train, nous avons beaucoup de soldats ; et la nation armée en France n’est pas une chimère. Mais si, comme autrefois, l’effort doit atteindre au tour de force, si nous nous proposons d’envoyer au feu des êtres inaccessibles à la fatigue, invincibles à l’épreuve, susceptibles de marcher sans souliers, de bivouaquer dans la neige, de se battre le ventre creux, comme étaient nos légions de la première république ; ou encore de résister au soleil de l’Inde, aussi bien qu’aux brumes glacées du Canada, ainsi qu’ont fait nos régimens de l’ancienne monarchie ; peut-être, en y regardant de près, jugerons-nous que la masse de soldats qu’enfantera la mobilisation ne sera pas de cette espèce-là.

Cependant les rudes nécessités de la guerre subsistent éternellement les mêmes, le tour de force reprend de plus en plus ses droits, pour détraquer ces systèmes trop compliqués, ce formalisme trop étroit qui, par une revanche des choses, ont substitué leurs timidités de mécanisme prétentieux aux grandes aventures osées par folle confiance dans l’homme.

Nous pensons même que l’excès de perfection de l’armement, que les envahissans progrès de la balistique, nous commandent plus qu’avant de chercher la solution du combat dans l’impromptu, le coup d’audace, la surprise enfin qui résume le succès à la guerre. Si donc les marches et les attaques de nuit, si l’excessive mobilité, et, en raison même des tentatives plus risquées, l’endurance plus grande, sont destinées plus que jamais à tromper les foudroyantes destructions du grand jour, à qui une tactique si hardie peut-elle réussir, si ce n’est à des soldats d’élite ? Aurons-nous ces soldats pour la guerre, notre tendance nous porte-t-elle vers les sélections qui les donnent, ou se limitera-t-elle à la brutalité du chiffre, pour la solennité du champ de bataille, comme devant l’urne électorale ? Et puisque les contingens sous les drapeaux nous tiennent lieu actuellement des anciens soldats de carrière, que nos soldats de l’active, si jeunes de métier qu’ils puissent être pour la plupart, représenteront l’élite de notre force combattante, dans quelle proportion et suivant quelles conditions s’opérera leur fusion avec les réservistes ? La prépondérance restera-t-elle aux premiers, ou passera-t-elle aux autres ? Et pourrons-nous dire que c’est l’élite qui a absorbé la masse, ou faudra-t-il avouer que c’est la masse qui a comme étouffé et annulé l’élite ?


II

Si le nombre seul était appelé à décider en souverain ressort dans les guerres de l’avenir, notre puissance militaire devrait par avance renoncer à jamais marcher de pair avec celle de l’Allemagne. Sa population dépasse en effet la nôtre de 14 millions d’habitans et la disproportion ne peut qu’aller toujours s’accusant à notre désavantage. La moyenne des naissances s’y maintient à 380 par 1 000 habitans, tandis qu’elle tombe en France au-dessous de 250. C’est ainsi que, pour une période de quatre années, de 1886 à 1889, l’augmentation de population a atteint pour l’Allemagne 2 296 260 individus, tandis qu’elle se chiffre pour la France à 239 570, soit tout près de dix fois moins.

Mais outre que le nombre n’a que la valeur relative que lui donnent les circonstances, il n’acquiert d’importance militaire, aujourd’hui surtout, qu’en raison des ressources de toute nature dont dispose une nation ; ressources morales découlant de son éducation patriotique et de sa force gouvernementale ; ressources matérielles résidant principalement dans la bonne administration de ses finances et dans la richesse de son crédit.

Il faut donc savoir, une fois pour toutes et de manière à n’y plus revenir, ce qu’on peut dépenser à l’éducation militaire du pays, ainsi qu’à son état de préparation à la guerre ; et, le chiffre reconnu, utiliser l’argent suivant le plus heureux profit. Dans les questions d’organisation militaire, l’essentiel n’est pas de voir grand, mais de voir juste. Et ce n’est pas voir juste que d’engager de lourdes dépenses sans compter, avec la quasi-certitude de ne pouvoir les soutenir, ou — s’y étant aventurés et pour ne pas battre en retraite trop précipitamment — avec la désastreuse obligation de sacrifier l’entretien des forces vives de l’armée aux passagères expériences d’un intérêt secondaire. Ce n’est pas voir juste, ce n’est pas faire acte de prévoyance, que d’équilibrer le budget, pour l’instant précis où doit être votée la loi de finances, et d’introduire ensuite des améliorations, de proposer des créations, de retrouver des besoins oubliés, en faisant appel à des crédits supplémentaires. Ceux-ci ne devraient être admis qu’en cas d’expédition ou de réfection de l’armement. Grâce à cette déplorable facilité, bien des dépenses revêtent un caractère de fixité qu’elles perdraient aisément par la suite, si leur maintien était subordonné à l’abandon de certains projets d’un intérêt mieux démontré. Est-ce là d’ailleurs faire le procès de nos ministres de la guerre, qui n’ont jamais le bénéfice du budget qu’ils établissent, ou qui subissent celui qu’ils reçoivent en plein exercice et qu’ils n’auront pas le temps d’amender ? Qui pourrait y songer ? Condamnés à passer avant d’avoir donné une sanction à leurs idées, voués à un enfantement précipité sous peine de ne rien laisser d’eux, comment s’occuperaient-ils de l’avenir, quand le présent leur est si parcimonieusement mesuré ? L’évidence n’en subsiste pas moins, par ce temps de paix armée, que la durée d’un état militaire est subordonnée à la fixation à long terme des ressources dont le pays dispose, et à la sage prévision qui leur fait rendre tout ce qu’elles doivent produire.

Cette prévision consiste à faire la part des éventualités auxquelles le pays est exposé et répudie toutes les dépenses qui s’en écartent, afin de mieux concentrer son effort sur le but précis qu’elle s’est assigné. Ainsi, lorsque, par sa configuration comme par sa forme de gouvernement, un pays se trouve destiné à subir plutôt la guerre qu’à la provoquer, son organisation militaire a le devoir d’être façonnée aux conditions particulières, heureuses ou défavorables, suivant lesquelles le conflit le surprendra. La nation anglaise, dans son île, pourrait entretenir l’armée la plus formidable, que sa puissance offensive n’en serait jamais redoutable, sa ceinture maritime supposant à ce qu’elle l’exerçât. En revanche, ce désavantage offensif se transforme en une inappréciable sécurité défensive ; et ainsi, la protection militaire passant de terre sur mer, c’eût été un contresens pour l’Angleterre de se donner le luxe d’une armée comme la nôtre. La France, que sa situation maritime et continentale expose à la fois aux entreprises de terre et de mer, ne peut pas plus renoncer à son armée qu’à sa flotte ; et comme ces frontières terrestres sont les plus menacées, dans ses préoccupations comme dans ses sacrifices, l’armée viendra en première ligne. Sa configuration géographique autorise donc la plus vaste offensive. Mais, d’un autre côté, la forme de sa constitution[1], qui investit les Chambres du droit de déclarer la guerre, lui crée une infériorité, comme rapidité et mystère, vis-à-vis des nations gouvernées par un monarque, dont l’unique volonté décide la mobilisation. Il apparaîtrait par conséquent comme une erreur qu’elle constituât son organisation militaire principalement en vue d’une immédiate offensive qui lui est interdite par son organisation politique. Les mesures qui tendraient à nous procurer les avantages de l’assaillant, comme de porter nos quais de débarquement à notre extrême frontière, sous prétexte de favoriser l’avance de notre marche en avant, ne pourraient pas nous convenir, parce que, l’initiative nous étant refusée, elles se retourneraient contre nous, si nous étions devancés, ainsi qu’il faut nous y attendre. Dans le même ordre d’idées, l’exagération du nombre au début, la rapide entrée en opérations des troupes de seconde ligne, destinées à servir une offensive de grande envergure, pour masquer les places fortes, tenir les communications, s’imposeront moins que la qualité des troupes de première ligne, dans un premier acte défensif, où l’envahisseur devra d’abord passer sur l’armée de la défense, s’il veut aller plus loin.

Cette situation défensive commandée par la faiblesse d’une mobilisation plus tardive nous fait un devoir de posséder une couverture[2] régulièrement forte, sur laquelle s’émoussera le premier choc, la première surprise d’invasion ; et ensuite des troupes de première ligne d’une qualité aussi supérieure que possible. De leur attitude, en effet, dépendra pour nous le sort de la guerre, tant parce que leur défaite amènerait l’ennemi sous Paris, — cœur de la France qui bat maintenant sous un flanc découvert, — suivant la belle expression du duc de Broglie, que parce que leur victoire communiquerait à notre race impressionnable une poussée en avant irrésistible.

Jusqu’ici notre couverture n’a cessé d’avoir la plus grande part de nos sollicitudes. Nous lui avons donné sans marchander une extension, ainsi qu’un degré de préparation, proportionnés à la tâche très lourde qui l’attend, et, grâce à un remarquable entraînement, elle possède, sans doute possible, le maximum de solidité compatible avec notre législation militaire. Avec son unité, le 6e corps garde toute sa force. Aussi en souhaitant qu’il échappe toujours au dédoublement dont il fut menacé, il ne nous reste qu’à former des vœux pour la perpétuité de ses belles traditions, sous des chefs dignes de ce nom comme ceux qui se succèdent à sa tête. De même qu’en tout temps, depuis sa formation, il demeure pour l’armée un exemple et une école ; de même, en cas de guerre, il saurait protéger sa concentration et lui montrer comment des divisions de fer font tête au danger, d’où qu’il vienne, et avec quelque caractère de gravité qu’il se présente.

Mais à côté de ces marques d’une prévoyance éclairée prodiguées à notre grand corps frontière, de manière à ce qu’il puisse soutenir la menaçante progression des forces qui lui sont opposées, avons-nous développé la qualité de nos troupes de première ligne, dans le sens d’une comparaison analogue à affronter ? Si prudemment qu’on doive traiter ces choses, lorsque deux systèmes sont en présence, qu’ils divergent de plus en plus par les tendances, qu’ils sont entrés dans le domaine public, — parce qu’ils se réfèrent à une question générale d’organisation permanente et non à un détail particulier de mobilisation transitoire, — ils s’imposent à l’étude. Et plus le sujet semble grave, moins il faut reculer à l’aborder, attendu que, si la vérité est d’un côté, elle n’est pas de l’autre, et qu’il est capital de savoir où elle se trouve ?


III

Puisqu’il était admis qu’il fallait opposer à la Prusse le système militaire suivant lequel elle nous avait vaincus, nous étions allés, pour nous donner le nombre, jusqu’à la limite imposée par les exigences de la situation et compatible avec les ressources du pays, en prenant comme assises de notre état militaire la loi de recrutement de 1872 et la loi des cadres de 1875. Le principe du service obligatoire, entré dans les mœurs, et la prolongation des obligations militaires jusqu’à l’âge de quarante ans nous donnaient, sans parler des troupes d’Algérie et des colonies, de quoi entretenir largement dix-huit corps d’armée de forces actives qui se doublaient, à la mobilisation, par l’appel des formations de l’armée territoriale. Tout paraissait logique dans cette organisation. Les législateurs avaient fait la part des intérêts contraires dans leur œuvre compliquée. Par la création de la deuxième portion du contingent, ils fournissaient au principe trop absolu de l’incorporation générale la soupape réclamée par les nécessités du Trésor, et, en fondant sur le tirage au sort la désignation des privilégiés de ce service militaire restreint, ils marquaient cette mesure d’exception au bon coin de la justice et de la saine démocratie. En arrêtant à la trentième année les obligations militaires de première urgence, et en écartant de ceux qui l’atteignaient l’aléa des dangers réservés aux troupes les plus exposées, ils avaient sagement discerné le moment où l’homme se fonde un foyer et perd en disponibilité pour la patrie ce qu’il gagne en utilité par ailleurs. D’après leur conception, les obligations des deux armées demeuraient en principe différentes ; et cette conception était éminemment sage, car on ne peut espérer de pères de famille, rivés à d’autres êtres qui sont leur chair et leur espoir, la même folie de risques, la même insouciante résolution, à l’heure critique où la vie ne doit plus rien peser, que des jeunes gens qui, par générosité d’illusions, n’ont pas encore appris à compter avec elle. Enfin, par l’engagement conditionnel d’un an, — emprunté aux Allemands et mal appliqué chez nous, mais sur lequel on pouvait revenir en le ramenant aux proportions allemandes, — l’on répondait à la fois au double but de ne pas entraver les carrières libérales et artistiques, qui sont l’obligatoire lumière d’un pays ; et de ménager à l’armée une pépinière d’officiers de réserve, institution dont nous n’avons jamais bien déterminé le sens.

Il semble qu’ainsi organisés nous eussions de quoi nous défendre. Nous pouvions réunir en douze jours 500 000 combattans de troupes de première ligne sur notre frontière de l’Est, 100 000 sur celle du Sud-Est, sans compter 150 000 fournis par les quatrièmes bataillons et disséminés dans nos places frontières. C’était certainement la part raisonnable faite d’un côté au nombre, de l’autre aux ressources du pays. Le budget de la guerre se trouvait d’à peu près 100 millions inférieur à ce qu’il est devenu depuis, et notre budget général, assuré d’un équilibre sérieux, possédait une marge annuelle de 150 millions. « C’était, — disait tout récemment ici[3], M. le duc de Broglie, dans une admirable et poignante étude, — un vrai trésor de guerre, car c’était le gage préparé d’un emprunt de plus de 3 milliards, pouvant être contracté à guichet ouvert, sans qu’il fût nécessaire d’ajouter un sou de supplément à l’impôt. »

Nous avions donc aussi l’argent, sans lequel le nombre n’est rien, et nos efforts n’avaient plus qu’à porter sur l’amélioration des détails d’une organisation déjà si vaste, sur le perfectionnement, et surtout la mise en main de l’outil forgé pour notre sécurité. Depuis, en le modifiant, en l’exagérant, n’avons-nous pas perdu de vue l’intérêt supérieur de cette mise en main ? notre haut commandement est-il organisé ? l’instruction de notre personnel d’état-major a-t-elle progressé ? Ou, pour entrer dans le détail, avons-nous toujours avancé sans reculer, le rengagement des sous-officiers est-il en prospérité ; nos cadres de guerre ont-ils gagné du côté du nombre ; notre personnel de réserve se montre-t-il plus à hauteur de ses devoirs ; nos formations territoriales, troupes et cadres, sont-elles mieux exercées, plus soudées, plus vivantes ; et depuis que notre entraînement de campagne ne se poursuit plus que dans la guerre coloniale, avons-nous mis enfin sur un pied convenable l’organisation des forces spéciales destinées à l’occupation, sinon à l’extension de nos conquêtes d’outre-mer ?

Autant que cela peut s’établir, le ministère du général Boulanger marque l’origine des aspirations nouvelles, quand on commença de s’aviser que l’œuvre législative laissée à l’armée par l’Assemblée nationale ne pouvait plus lui suffire. Bien qu’il fût le moins apte des ministres pour en préparer les voies, il s’était créé sur ce chef remuant du département de la guerre une sorte de légende qui incarnait en lui l’idée d’offensive parfois trop chère à notre tempérament national. Et, du ministre il ne resta bientôt plus qu’un soldat factieux dont un conseil d’enquête brisa la carrière ; mais il subsista un état d’esprit auquel ses successeurs crurent nécessaire de sacrifier.

L’on débuta par s’émouvoir de notre disproportion en cavalerie, par rapport à l’armée allemande. La loi du 25 juillet 1887 décida d’élever à 91 le nombre de nos régimens jusqu’alors de 77, ce qui mettait, à deux unités près, autant de sabres des deux côtés.

Une mesure d’une autre gravité venait modifier les conditions de mobilisation de notre infanterie et préparer la voie à la création des régimens de réserve qui se greffent maintenant, en les ruinant, sur tous nos régimens actifs subdivisionnaires.

En dotant nos régimens d’infanterie de quatre bataillons et de deux compagnies de dépôt, la loi des cadres de 1875 pourvoyait, avec les quatrièmes bataillons, aux garnisons des places fortes, ainsi qu’à la composition de nos formations de seconde ligne. Elle affirmait aussi, comme on l’avait fait depuis Napoléon, la permanence de l’institution du dépôt, cette base nourricière de toute troupe en campagne. En 1887, en vue de remédier à la pauvreté de nos effectifs de paix, trop faibles pour correspondre aux nécessités de l’instruction, l’on revint sur cette organisation. Les quatrièmes bataillons furent supprimés dans les régimens subdivisionnaires, pour servir à former des régimens régionaux, destinés à nos camps retranchés et maintenus en tout temps à leur poste de combat. Cette mesure sauvegardait la défense de nos places ; mais elle ruinait l’économie de nos formations de seconde ligne, dont une partie des quatrièmes bataillons constituait le noyau sérieux. C’est pourquoi, afin de n’en pas perdre entièrement le bénéfice, se vit-on engagé à recourir aux cadres complémentaires, attribués à chaque régiment subdivisionnaire, pour encadrer, lors de la mobilisation, les réservistes du bataillon dissous. Malheureusement, au milieu de ces changemens, les compagnies de dépôt avaient sombré. Leur suppression, au point de vue du temps de paix, pouvait être une économie bien trouvée ; au point de vue du temps de guerre, c’était une faute impardonnable.

A part cela, les places semblaient donc mieux pourvues qu’auparavant, et les bataillons de première ligne des régimens d’infanterie avaient accru leur effectif du temps de paix. Les formations mixtes se trouvaient établies sur le papier, telles qu’on les avait conçues à l’origine, à cette différence près que le bataillon actif, qu’on accolait à deux bataillons territoriaux pour obtenir le régiment mixte, n’était plus qu’un assemblage de réservistes inconnus les uns aux autres, sous des chefs non moins inconnus d’eux. Néanmoins, comme tous les élémens sont susceptibles d’organisation, dès qu’ils ont des cadres ; que cela ne devient qu’une question de temps ; et qu’on conservait à ces régimens mixtes leur rôle de troupes de seconde ligne, le système se tenait debout, ces réserves faites.

C’est là qu’apparaît la conception qui, « pour faire grand », devait porter un coup funeste à la qualité de notre infanterie de première ligne, en la privant d’une partie de ses moyens à l’heure grave de l’entrée en campagne. Jamais la folie du nombre n’a usurpé plus brutalement sur les autres considérations militaires, dans le domaine des grandeurs morales principalement. Mathématiquement un fusil vaut un fusil, un homme vaut un homme, un être galonné vaut un être galonné. Pourquoi alors conserver des formations de seconde ligne, formations inférieures, quand toutes pourraient être de premier ordre, de première ligne ? Transformez en réservistes les territoriaux qui entrent pour les deux tiers dans le régiment mixte, mobilisez-les en même temps que le régiment actif, empruntez à celui-ci les élémens qui vous conviendront ; que la qualité des effets soit la même ; le nombre des voitures exactement semblable ; assujettissez la formation nouvelle aux mêmes règles de mobilisation, à la tenue des mêmes répertoires, agitez le mélange et vous aurez le régiment de réserve, équivalence du régiment actif, son image, son sosie ; — et, du même coup, l’armée de première ligne se trouvera doublée.

Tel est le rêve. Comment M. de Freycinet, qui le fit, put-il avoir oublié à ce point les enseignemens de la guerre en province de 1870, que, plus qu’un autre, il avait dû méditer ? Comment ceux qui avaient la pratique, la connaissance du soldat, pour qui le cœur humain gardait son éternelle signification, restait le grand secret des prochaines rencontres ; comment les chefs qui incarnent l’autorité de l’armée et sa volonté n’ont-ils pas démontré l’inanité et le danger d’une semblable chimère ? Comment ont-ils laissé vivre et s’enraciner cette erreur que le nombre tenait lieu de tout, qu’il devenait l’unique et indispensable facteur des guerres à venir ? Il faut que la contagion des idées opère comme un cyclone bien puissant, susceptible de déraciner bien des convictions anciennes, de bouleverser les expériences, de ruiner les assises de l’histoire, pour que ces soldats, membres du Conseil supérieur de la guerre, se soient trouvés unanimes derrière ce ministre civil, que sa lumineuse intelligence eût sans doute empêché de passer outre, s’il n’avait été fort de l’appui de cette adhésion formelle !

C’est alors, durant plusieurs années, que les grandes manœuvres semblèrent poursuivre ce résultat — par la voie d’ordres du jour pompeux, par la réclame des journaux — d’accréditer l’idée de la quasi-supériorité des divisions de réserve sur les troupes de l’active. Mais la vérité finit toujours par reprendre ses droits. Bien qu’on bourrât sans pudeur ces formations improvisées d’officiers de l’armée active, afin de leur donner quelque consistance, il fallut bien s’apercevoir qu’elles avaient tant de peine à se tenir ensemble, que, lorsqu’elles feraient retour à leurs seuls cadres naturels, cela ne tiendrait plus du tout. La critique en fut même si amère, qu’elle eut un certain retentissement ; mais devait-elle atteindre ceux qui avaient été qualifiés trop crûment de demi-bourgeois, ou ceux qui avaient remis ces responsabilités disproportionnées en ces mains notoirement insuffisantes ?

L’on se décida donc à comprendre que, si la présence de l’officier de réserve, dans une compagnie encadrée de ses gradés naturels, était sans grande conséquence, elle pouvait devenir tout à fait dangereuse quand, livré à ses seules lumières, il aurait à faire acte de commandement à la tête de la compagnie elle-même. Or, du moment que les régimens de réserve étaient nés, l’on dut s’ingénier, coûte que coûte, à les rendre viables ; et l’on dépouilla sans ménagement les régimens actifs à leur profit. Ceux-ci y perdirent, pour le jour de la mobilisation, une proportion de gradés qu’on n’ose pas écrire. La razzia fut complète.

Cependant, avec les adjudans-majors disparusses compagnies réduites à deux officiers, cela ne suffisait pas encore. Trop d’emplois importans continuaient à être tenus par les officiers de la réserve ou de l’armée territoriale. Une augmentation de cadres fut jugée nécessaire ; elle fut demandée au Parlement ; et une nouvelle loi des cadres naquit modestement en 1893, qui doublait les emplois du cadre complémentaire en officiers supérieurs et en capitaines, quoiqu’elle ne résolût pas la question de la mise sur pied des régimens de réserve, autrement qu’en dévalisant les régimens actifs. C’est que de toutes façons cette question demeure insoluble. On n’obtiendra jamais d’une unité existant seulement sur le papier quelle vaille une unité constituée normalement, vivant d’une vie réelle et continue, ni que ces deux unités fassent même figure dans le coup de foudre d’une mobilisation. L’unité improvisée, de quelques organes qu’on la dote, n’aura pendant quelque temps qu’une vie factice, qu’une mobilisation apparente. Elle ne saurait affronter l’ennemi avant de s’être soudée dans ses parties essentielles, sous peine de se désorganiser au premier choc ; il lui faut le temps de se former, elle appartient rationnellement aux unités de seconde ligne. Telle est l’évidence.

Elle n’a pas tenu devant les décisions prises. Sous la fascination d’un mirage trompeur, les régimens de réserve, puisant dans les mêmes classes de recrutement que les régimens actifs, précipitant leur mobilisation dans des conditions presque analogues, n’ont été bâtis sur l’exact modèle de ces derniers que pour figurer vraisemblablement à côté d’eux en première ligne, car sans cela il n’y aurait plus d’excuse pour l’appauvrissement des uns au profit des autres. Vicieuse à un double titre, cette conception atteint les corps bis comme les corps actifs. En dépouillant ceux-ci à l’heure de la lutte, elle pratique une saignée, retire de la vie à des organismes au moment même où on leur demande un effort terrible. En exigeant des autres, nés en pleine crise de mobilisation, qu’ils affrontent le premier choc comme les formations permanentes, elle les jette en pâture à la guerre, avant qu’ils aient appris à se sentir les coudes, qu’ils se soient solidarisés dans cet esprit de corps, sans lequel toute troupe, si matériellement constituée qu’on la suppose, reste un assemblage inerte, sans résolution et sans résistance, une forme sans âme. Passer outre à cette durée nécessaire à la phase embryonnaire d’un corps, pour l’amener incohérent sur le champ de bataille, ce serait apporter, au lieu d’une force, une cause de dissolvante faiblesse à nos armées de première ligne. Et puisqu’un tel développement ne peut être que progressif, que la durée inhérente à ce travail de formation doit exclure toute idée de faire participer ces réserves à l’acte d’inauguration de la suprême partie qui va se jouer, acte premier en importance comme en date, qu’elles rentrent par la force des choses dans leur rôle de seconde ligne, l’on en vient à déplorer encore plus amèrement la désorganisation consentie en leur faveur.

La part faite aux régimens de réserve, que reste-t-il aux unités de première ligne ? Il ne peut être sans intérêt de comparer, comme commandement, leur situation, durant les manœuvres du temps de paix, avec celle où les réduiront les nécessités actuelles de la mobilisation. L’on arrivera mieux, que par des chiffres, à saisir jusqu’à quel point la diminution des cadres, en proportion aussi grave, amène de perturbation, presque d’impossibilité, dans la marche du service. L’on hésitera à croire que le colonel, dont la tâche se fait déjà si lourde aux manœuvres, puisse y suffire en campagne, lorsqu’il n’aura plus l’officier du cadre complémentaire que l’usage lui adjoint ? L’on se demandera comment le chef de bataillon, privé de son adjudant-major et de son adjudant de bataillon, se tirera de la préparation de son cantonnement et se tiendra en liaison avec ses compagnies échelonnées pour le combat ? Dans quelle limite le capitaine sera-t-il maître de sa mobilisation en voyant son cadre fondre au moment d’y pourvoir ? L’on irait ainsi, prenant chaque emploi et chaque situation correspondante, trouvant partout la ressource diminuée, la tâche plus que doublée, et une inquiétude poindrait inévitable de cette disparité trop accusée entre la force et l’effort, de ce surcroît de difficultés et de doutes pesant, à ce moment si grave, d’un poids inutile, sur un avenir chargé déjà de trop d’incertitudes.

A quelque, point de vue qu’on se place, cette faiblesse d’encadrement reste préoccupante pour nos forces de première ligne. Il faut bien se rappeler que, dans leur effectif de guerre, l’élément actif ne figurera que pour un tiers, qu’il sera noyé par l’élément de réserve, quand ailleurs c’est l’inverse qui se produit. Il faut se dire encore que ces réservistes n’ont, pour la plupart, ni liens entre eux, ni avec le corps, puisque nous n’avons pas le bénéfice du recrutement régional ; pas plus de communauté d’âge que d’origine, échelonnés qu’ils sont sur d’autant plus de classes qu’il a fallu faire la part équivalente aux régimens bis. Il faut aussi ne pas perdre de vue que, si le sort de la formation mobilisée se trouve entre les mains des seuls gradés de l’active, c’est au feu surtout que son attitude dépendra de leur exemple. Les premières rencontres ne les épargneront pas plus qu’ils ne pourront se ménager. L’illusion serait donc grande de poursuivre l’accroissement de la force combattante par celui du nombre des réservistes. Il ne peut dépasser une proportion rationnelle, en harmonie avec le nombre des gradés comme aussi des soldats de l’active. C’est pourquoi, suivant que l’élément actif fléchira au-dessous de l’élément de réserve ou le surpassera, l’unité mobilisée se présentera avec une infériorité ou une supériorité de valeur, allant croissant en raison même de cet écart.

IV

Lorsque fut votée, le 3 août 1893, la nouvelle loi militaire allemande, elle ne nous apporta qu’une impression bien vive, c’est qu’elle réduisait à deux années la durée du service militaire. C’était bien mal la connaître et surtout en discerner l’esprit. La réduction du temps de service pour les troupes à pied — car elle n’existe pas pour les autres — n’était qu’un expédient auquel souscrivait le gouvernement, en le déplorant, afin de concilier les exigences budgétaires avec l’extension de l’instruction militaire à la grande majorité du contingent, alors que, par l’accroissement continu de la population, cette instruction, sous le régime du service de trois ans, ne se distribuait plus qu’à la moitié de la classe à incorporer. Même contraint par une haute nécessité à cette réduction, le gouvernement ne la concédait qu’avec de telles réticences, que son projet tout entier se trouva ébranlé sur cette question et sombra devant la résistance du Reichstag. Une dissolution simplifia le conflit. Mais le gouvernement, revenant sur sa première interprétation, cessa d’assimiler les hommes libérés après leur deuxième année de service aux anciens disponibles des congés du Roi, toujours susceptibles d’être rappelés par ordres individuels de leur chef de corps, et consentit à leur reconnaître, durant la troisième année, la situation de réservistes.

L’exposé des motifs, après avoir énuméré les nécessités d’incorporer un nombre plus considérable d’individus bons pour le service, sans créer de nouvelles unités, et conclu à l’obligation de réduire le temps de service sous les drapeaux, disait expressément : « Le service de trois ans subsistera en principe, mais on admet la possibilité d’établir pour les troupes à pied un temps de service plus court, à la condition de rendre l’instruction plus intensive. » Et comment se serait-il exprimé autrement, lorsque le projet concernant le septennat de 1887 condamnait ainsi sommairement l’idée du service de deux ans ? « Il faut exclure toute idée de réduction du temps de service. La rapidité avec laquelle se dérouleront les phases de la guerre ne laisserait pas le temps de combler les lacunes de l’instruction. » Il n’est pas inutile d’insister sur cette manière de voir, au moment où un mouvement d’opinion semble grandir en France, pour réclamer une réduction des charges militaires, mouvement qui, s’il aboutissait, sacrifierait irrémédiablement les intérêts vitaux de l’armée.

L’abaissement de la durée n’a donc été consenti que pour obvier à l’évidente disproportion des incorporations, par rapport à la totalité du contingent. En 1891-1892 elle était considérable, puisque, en regard de 173 000 incorporations, 196 000 jeunes gens devaient être affectés à l’Ersatz-Réserve et au premier ban du landsturm, c’est-à-dire laissés dans la vie civile et, à un petit nombre près, privés de toute instruction militaire. C’est pourquoi le projet de 1892 élevait le chiffre des incorporations annuelles à 235 000, chiffre réduit, après transactions, à 229 000, non compris les 9 000 volontaires d’un an, adopté définitivement par la loi de 1893.

Cette augmentation n’était pas obtenue aux dépens de la qualité des incorporés, comme un ministre l’essaya chez nous, puisqu’il restait encore un excédent de 90 000 jeunes gens inutilisés, quoique remplissant toutes les conditions requises pour le service militaire. Mais elle rajeunissait l’armée de campagne dans une proportion telle que, pour constituer ses élémens, six classes suffisaient là où sept étaient auparavant nécessaires, et que treize classes fournissaient l’équivalent antérieur de la mobilisation de seize. Avec l’Ersatz-Reserve, où venait s’engloutir improductive la moitié du contingent, l’ancienne organisation était obligée de descendre jusqu’au premier ban de la landwehr, pour trouver les hommes instruits nécessaires aux troupes de campagne. En effet les plus jeunes classes, dans leur moitié non incorporée, par indigence d’instruction, étaient incapables de rien fournir. En supprimant l’Ersatz-Reserve, la loi de 1893 substituait donc les jeunes classes aux anciennes, ce qui était à la fois conforme à la justice sociale et à la cause bien entendue de l’armée. Les souvenirs de la campagne de 1870 plaidaient déjà pour ce rajeunissement. Depuis longtemps l’on était convaincu de l’absence de qualité inhérente à la composition même des troupes de landwehr. D’un côté les hommes y étaient trop mariés, trop esclaves des préoccupations de famille, peu résistans à la fatigue, mal endurans aux privations. D’autre part le commandement s’y montrait défectueux, exercé par des gradés très inférieurs de situation sociale à leurs subordonnés, par des officiers de réserve sans assurance, par des officiers en retraite sans entrain ni vigueur. L’expérience de 1870 avait suffisamment établi leur manque de solidité physique et morale, leur défaut d’élan dans l’attaque et d’opiniâtreté dans la défense, leur proportion anormale de malades vrais ou simulés.

Sur ce rajeunissement, et après avoir remarqué que la comparaison des chiffres ne donnait qu’une idée très imparfaite de la force respective des armées mobilisées, l’exposé des motifs s’exprimait ainsi : « L’Etat qui dispose des classes les plus fortes, a, pour la lutte décisive, l’armée la plus jeune. Si l’adversaire veut lui opposer un nombre égal, il doit faire appel, dès le début, aux classes les plus anciennes.

« C’est dans cette dernière alternative que nous place notre organisation actuelle ; nous devons nous attacher à y remédier, en adoptant des dispositions permettant d’éviter l’emploi des classes anciennes dans les opérations actives sur le théâtre de la guerre. » En élevant le chiffre des incorporations dans une proportion aussi considérable et malgré la réduction du temps de service, la nouvelle loi aboutissait à une augmentation de 70 110 hommes dans l’effectif de paix et stipulait en outre la création d’importantes formations nouvelles.

L’effectif de l’armée allemande est désormais fixé à 557 093 hommes, et c’est un effectif moyen et non maximum. Cette substitution dérive de l’économie même de la loi qui envisage la diffusion la plus large possible de l’instruction militaire. Il arrivera dès lors que cet effectif sera souvent dépassé et ne se retrouvera en fin d’année que dans le nombre de journées de présence multiplié par 365. C’est ainsi que l’appel des hommes du Nach-Ersatz[4] donnera un effectif très supérieur à l’effectif moyen pendant les premiers mois de l’année militaire. Il est aisé de remarquer tout ce qu’une pareille disposition contient de favorable au point de vue d’une mobilisation qui surviendrait au printemps. L’on doit aussi rapprocher dans la même considération la suppression de la vacance des recrues, c’est-à-dire de la période qui sépare l’époque du départ des hommes libérés de celle de l’arrivée des recrues, vacance d’ailleurs qui n’avait jamais existé pour la cavalerie, où les trois années de service s’accomplissaient jour pour jour. Si l’on observe que le mois ainsi gagné précède le moment des grands froids, la mesure empruntera une nouvelle conséquence heureuse de la saison favorable, pour un plus rapide assouplissement des recrues.

Une pareille extension des charges de l’instruction devait, quoi qu’on fît, trouver sa compensation dans un développement d’organisation. Telle est la conséquence de tous les accroissemens d’effectifs qu’il faut les mettre en concordance avec les cadres. C’est une question de proportion numérique sans doute, mais c’est avant tout une question de rendement. Or, étant donnée la tâche dévolue aux trois bataillons actifs, il n’était plus possible d’essayer une surcharge, sous peine de ne plus obtenir cette instruction intensive, que la réduction du temps de service commandait de poursuivre. La création de 173 demi-quatrièmes bataillons, un par régiment d’infanterie, permit de simplifier cette tâche, tant sous le rapport de la répartition de l’instruction qu’au point de vue d’une plus judicieuse mobilisation. Une partie des 1 793 officiers et 10 912 sous-officiers créés par la nouvelle loi était destinée à constituer ces nouvelles formations qui déchargeaient les trois premiers bataillons de l’instruction des hommes du Nach-Ersatz, des volontaires d’un an, des candidats à l’enseignement, en un mot de toutes les instructions accessoires portant atteinte à celle des compagnies. A celles-ci restait dévolue l’instruction de leurs recrues, mission par excellence de leur œuvre annuelle, à laquelle concourent, avec le cadre entier, tous les anciens soldats disponibles. Seulement, rien n’était plus pour les en distraire, ni en dehors d’elles, ni même pour elles-mêmes, le demi-quatrième bataillon fonctionnant comme régulateur et comblant les vacances, à mesure qu’elles se produisaient, avec des hommes parvenus au même degré d’instruction. Chargé de l’instruction et de l’encadrement des hommes du Beurlanbtensland, ce demi-bataillon portait seul maintenant le poids des convocations périodiques ; et cela se conciliait avec son rôle de mobilisation, lequel consiste à faciliter et à activer la constitution de formations nouvelles et de formations de réserve, en affranchissant à tout jamais les bataillons actifs de la dure extrémité de dégarnir leurs cadres.

De la nouvelle loi, un autre progrès devait encore résulter, très appréciable relativement à la bonne marche de l’instruction, considérable en ce qui touche le principe d’une rationnelle fusion des éléments au jour de la mobilisation. Il se trouvait que le chiffre des incorporations, les demi-quatrièmes bataillons constitués, permettait encore d’élever l’effectif des unités, dans les régimens qui ne font pas partie du type renforcé ; et, comme cet effectif était maintenu invariable, par alimentation continue, chaque compagnie possédait toujours son complet de paix, 150 hommes, c’est-à-dire les trois cinquièmes de son effectif de guerre. C’est là un fait d’une importance capitale. Il nous faut bien savoir qu’en Allemagne la compagnie à effectif renforcé (33 régimens) comporte 5 officiers et 170 hommes de troupe, et que la compagnie à effectif normal compte 4 officiers et de 156 à 147 hommes de troupe.

Le projet de 1892 n’est pas sorti entier de la loi de 1893. Il réclamait la création de 10 nouveaux régimens de cavalerie dont le gouvernement s’est désisté devant les hésitations du Reichstag à consentir une pareille dépense. L’Allemagne garde donc seulement ses 93 régimens de cavalerie. Mais la nouvelle loi militaire consacre pour l’artillerie une augmentation importante de 20 états-majors de groupes et de 60 batteries montées. Les 43 régimens d’artillerie de campagne forment maintenant un total de 494 batteries dont 47 à cheval. Cette loi était promulguée le 3 août 1893, et, le 17 octobre, elle était appliquée dans toute son ampleur. La transition de l’ancienne à la nouvelle organisation était suffisamment préparée pour se passer d’étapes progressives, et l’on procédait d’un seul coup à l’accroissement des effectifs sous les drapeaux, à la création des unités nouvelles, et à l’anticipation d’appel de la classe. C’était donner la mesure d’une armée que la montrer capable d’un tel effort d’extension à l’heure même où il lui était demandé.

Résumer les avantages de cette loi, c’est dégager la tendance allemande à faire la guerre avec les troupes de première ligne, en leur attribuant toute la valeur possible. Ce développement considérable de l’organisation du temps de paix vise avant tout l’amélioration des élémens destinés aux troupes de campagne, parce que c’est avec l’armée du temps de paix mobilisée que se décidera la guerre. La proportion entre les hommes de l’active et ceux de la réserve est largement modifiée au profit des premiers. Le rajeunissement des classes se propage de proche en proche dans les élémens destinés à constituer l’armée mobilisée, et ce rajeunissement est tel que deux classes de réservistes sur quatre deviennent disponibles pour les formations de réserve qui jusqu’alors n’absorbaient que de la landwehr. La catégorie des non-exercés disparaît presque entièrement, et la totalité des réserves n’est plus composée que d’hommes instruits.

Cette volonté de conserver aux troupes de première ligne l’intégralité de force où elles peuvent atteindre vient encore de recevoir une nouvelle confirmation de la transformation d’organisation des demi-quatrièmes bataillons, « Ces demi-quatrièmes, avait dit plaisamment un membre du Reichstag, ne vont pas tarder à crier pour réclamer la moitié qui leur manque. » Ce n’est pas encore tout à fait arrivé, le gouvernement ayant sans doute reculé devant les difficultés d’échapper dès maintenant aux limites d’effectif imposées par le quinquennat de 1893 à 1899. Mais l’on peut déjà prévoir qu’on s’arrêtera à ce parti, l’organisation à laquelle on vient d’aboutir devant nécessairement y conduire, lorsqu’une nouvelle expérience de deux années aura démontré, avec l’insuffisance de la mesure, qu’elle ne pouvait avoir qu’un caractère transitoire.

Lors de leur adoption, le service de deux ans et les demi-quatrièmes bataillons avaient été présentés comme un mal nécessaire qu’il fallait subir, si l’on voulait augmenter la valeur de l’armée du temps de guerre et le nombre des hommes passant sous les drapeaux. Ces demi-bataillons étaient destinés à rendre possible le service de deux ans, en jouant le rôle de dépôts du temps de paix, et il n’était jamais entré dans l’esprit de ceux qui les proposèrent qu’on en dût faire des bataillons semblables aux autres. C’est cependant d’après cette donnée qu’ils furent jugés et universellement condamnés. On leur reprochait tout. Sacrifiés au point de vue de l’instruction, sans esprit de corps, sans cohésion par suite de leurs incessans changemens de personnel, on ne voyait en eux que l’impossibilité où ils étaient de marcher de pair avec les autres élémens actifs. La tendance militaire ne voulait plus transiger. De la mobilisation des troupes de seconde ligne il n’était plus question, non plus que d’alourdir les troupes de première ligne d’unités presque entièrement formées de réservistes ; dans une armée destinée toute à être jetée en première ligne ne pouvait figurer aucun élément inférieur, aucun élément qui ne fût d’un immédiat usage en première ligne.

Comme la consécration des faits suit de près en Allemagne le mouvement des idées, dès qu’elles touchent au domaine militaire, le 18 mai 1896, le général Bronsart de Schellendorf, ministre de la guerre, présentait un projet de loi supprimant les 173 demi-bataillons et les remplaçant par 86 bataillons complets, groupés en 42 régimens, réunis eux-mêmes en 19 brigades. Une loi du 28 juin dernier vient de sanctionner cette modification à la loi du 3 août 1893. Ce qui nous importe n’est pas de suivre le détail de cette nouvelle organisation qui nous semble, à bref délai, destinée à se compléter, pour revenir à son premier rôle régimentaire. Le côté intéressant est de saisir sur le vif la tendance des Allemands à rechercher la qualité, au lieu du nombre à tout prix, dans les forces qu’ils mettront en ligne, et rien ne l’indique plus nettement que le discours prononcé par le général Bronsart de Schellendorf à l’occasion de ce dernier projet.

Après avoir exposé que les commandans de corps d’armée avaient été unanimes à se prononcer contre les demi-quatrièmes bataillons, réclamant à leur place des unités de même valeur que les autres, aptes à marcher de pair avec celles-ci en temps de paix aussi bien qu’en temps de guerre, le ministre écartait la question du service de deux ans qu’on avait également soulevée et s’exprimait en ces termes : « Quant au service de deux ans, son application est de date trop récente pour qu’il soit possible de formuler un jugement à son sujet. Certes, sous son régime, l’instruction extérieure, apparente, et aussi l’instruction du tir, ne sont pas plus mauvaises qu’avec le service de trois ans. L’exercice, le maniement d’armes, la marche de parade sont aussi irréprochables qu’auparavant ; mais ce n’est pas avec cela que l’on gagne des batailles. » Revenant ensuite aux nouveaux régimens, résultant de la fusion des demi-bataillons, il faisait remarquer l’augmentation de rendement qui en résulte pour l’armée, surtout pour la partie de l’armée appelée à frapper ou à parer les premiers coups. Ce ne sont donc plus de simples noyaux pour la mobilisation de nouvelles formations, mais des troupes ayant une solide cohésion aptes à tous les services de guerre. « L’armée de campagne de première ligne, dit-il, celle qui est appelée à livrer les batailles est et doit être l’armée du pied de paix mobilisée. Chaque bataillon forme une véritable troupe d’élite apte à tous les services de guerre. Les formations de réserve et les formations nouvelles ne sont pas des troupes d’élite, et j’estime qu’il serait dangereux de les lancer en première ligne dès le début d’une guerre. » Enfin, envisageant combien la création de ces bataillons complets répond avantageusement à l’augmentation du rendement de l’armée, en procurant à l’Allemagne une augmentation correspondant à quatre corps d’armée environ, le ministre ajoutait : « C’est là une force qui, jetée dans la balance au moment où la guerre éclatera, aura un poids que n’atteindront jamais, jamais les quatrièmes demi-bataillons, surtout si ceux-ci sont employés comme troupes de deuxième ligne, et ils ne me semblent pas aptes à être employés autrement. »

Ainsi voilà bien définie, par un ministre de la guerre de l’empire d’Allemagne, la conception allemande de la valeur et de l’emploi des troupes de première et de deuxième ligne. Accroître la puissance de l’armée de première ligne, de celle qui livre les batailles, tel est le but, la pensée dominante de nos voisins. De l’organisation qui répond à cette pensée découle non moins rationnellement l’idée qu’ils apporteront dans la conduite de la guerre à venir : tenir tout le rôle avec l’armée du pied de paix mobilisée et garder les réserves pour la figuration, présenter au combat les vraies troupes, réserver la police des lignes de communication aux autres.

Chaque pas en avant de leur organisation est une progression vers le même immuable concept et projette une lumière nouvelle sur leurs intentions invariables. Nous assistons à cette évolution sans y correspondre, bien qu’exactement renseignés, jour par jour, sur ces faits et ces tendances, par notre Revue militaire de l’Etranger. L’organe de l’État-major de l’armée ne se lasse pas de signaler la vérité, en des pages, malgré leur simplicité officielle, éloquentes à force de sincérité et de précision. Leur accorde-t-on en haut lieu l’attention qu’elles méritent ? et si on les lit, comment ne troublent-elles pas davantage la quiétude de ceux à qui incombe la charge de notre état militaire ?

V

Les différences des systèmes allemand et français s’accusent donc fort nettement. Là-bas la sollicitude se concentre sur les troupes actives et la sélection de composition des forces de première ligne. Ici l’organisation des réserves prime toutes les autres considérations ; elle s’achète par la désorganisation des troupes de première ligne, afin d’obtenir la mise sur pied plus rapide des armées de seconde ligne. De la part des Allemands rien n’a été oublié pour augmenter la qualité des troupes de premier choc : leurs cadres actifs sont au grand complet, tous les sous-officiers et caporaux sont rengagés, l’élément actif garde la prépondérance nécessaire sur l’élément de réserve, et ce dernier fourni par les plus jeunes classes, grâce à sa libération plus récente et au contact permanent créé par le recrutement régional, retrouve au régiment un commandement dont il est connu et un milieu dont il n’a pas désappris les habitudes.

Sur tous ces points, chez nous, la qualité de ces troupes subit des réductions sensibles. Par le fait de la mobilisation des régimens de réserve, par celui de la loi du 25 juillet 1887 qui a supprimé le quatrième officier des compagnies du type renforcé, nos compagnies d’infanterie présentent un déficit de deux officiers actifs sur les compagnies allemandes. Parmi les gradés inférieurs, la proportion des rengagés va toujours s’affaiblissant depuis la loi du 25 juillet 1893 qui a supprimé les adjudans de bataillon et réduit la gratification annuelle. Les soldats actifs sont noyés dans les réservistes, et enfin ceux-ci, empruntés à un nombre invraisemblable de classes, se présentent sans parité d’âge et d’origine, sans liens antérieurs avec leurs chefs, ni avec eux-mêmes. Un peu de la qualité perdue aura été reportée, il est vrai, des troupes de première ligne sur celles de seconde, qui, en outre, auront bénéficié des réunions du temps de paix dont les Allemands se dispensent pour les leurs.

Le but poursuivi des deux parts apparaît donc ainsi : tandis que les Allemands cherchent à s’assurer à tout prix le succès dans le premier choc, nous nous organisons de notre mieux pour réparer l’insuccès des premières rencontres. Peut-être, en ce qui nous touche, l’apparence contredit-elle la vérité des intentions, mais personne ne soutiendra qu’elle ne ressorte de la logique des faits et c’est ici d’après les faits que nous devons juger les deux conceptions en présence. Nos préférences ne sauraient être douteuses. Elles vont au système qui, s’élevant au-dessus des incohérences de composition, de valeur, de vivacité des lourdes mobilisations nationales, rend à l’armée permanente son ancien rôle et son premier devoir : accourir au plus vite et dans toute sa cohésion pour frapper les premiers coups avec une vigueur foudroyante. Elles vont au système conscient des alarmes toujours accrues sous la menace des intérêts plus exposés, répercutées par une presse avide d’informations, grossies par la soudaineté des événemens ; au système destiné à briser le moral de l’adversaire par l’impétuosité de l’irruption, à la première partie risquée avec tous les atouts, comme si elle devait emporter le succès de toute la campagne. Il est toujours préférable de signaler un danger que d’épaissir les voiles autour d’une erreur. Or, c’est une erreur de croire que les troupes de seconde ligne rétabliront la situation compromise par celles de première, que la retraite des unes n’influera pas sur le moral des autres, comme sur celui du pays tout entier. C’est une erreur capitale, dès qu’il s’agit d’une nation nerveuse et impressionnable comme la nôtre, de ne pas rechercher à tout prix la faveur d’un début heureux. Et cette erreur s’accroît ici de l’attitude défensive qui nous est commandée en principe, de la distance trop diminuée qui sépare Paris de la frontière et, s’il y a lieu, de la nécessité d’attendre l’entrée en campagne d’une armée amie, retardée dans sa concentration par l’insuffisance de ses voies ferrées et la disproportion de ses parcours. Dira-t-on que l’armée ne s’émeut pas d’un état de choses aussi inquiétant, qu’on n’y tend pas à réagir contre cette outrance du nombre, qu’on n’y porte pas sur les régimens de réserve le jugement auquel ils ont droit ? Depuis longtemps l’opinion des militaires est faite sur la question, seulement elle ne sort pas des quartiers, ou si elle s’égare en rapports qui résonneraient comme une alarme, ils ne sortent plus des directions du ministère. C’est qu’en ce pays, contrairement à ce qui se passe de l’autre côté des Vosges, où l’intérêt militaire se confond avec la raison d’Etat, il n’est qu’un intérêt sacré : celui de la politique. Elle règne en maîtresse tellement souveraine qu’il serait presque impossible à un ministre de la guerre de venir dire au parlement : « Nous avons fait fausse route, laissez-nous retourner en arrière, reprendre la loi de recrutement de 1872, en ne gardant de celle de 1889 que la durée du service, sur laquelle on ne peut plus revenir, mais qu’on n’abaissera jamais davantage. » Retournons aussi à la loi des cadres de 1875 et à ces quatrièmes bataillons que l’Allemagne nous a pris, ce qui témoigne peut-être en leur faveur, et qui nous rendraient vis-à-vis d’elle une égalité d’unités que nous avons perdue. C’est vers l’accroissement des effectifs de paix que doit tendre notre effort ; nous avons fait le contraire jusqu’ici, car c’est invariablement sur eux qu’ont porté les économies qui nous étaient imposées. Par conséquence naturelle, du côté de nos cadres de troupe il y a aussi beaucoup à faire ; c’est le personnel qui souffre et aussi travaille ; on lui emprunte trop souvent sans compter, au profit du personnel hors cadre. Dans le même ordre d’idées la question des rengagemens doit nous préoccuper au premier chef : elle est restée en chemin par suite d’économies mal entendues ; on a repris d’une main ce qu’on donnait de l’autre, la prime, l’ameublement, les emplois civils ; et la patience des intéressés s’est lassée d’une attente trop longtemps mystifiée.

Sans ces rengagés pourtant, par ce temps de service à court terme, l’œuvre militaire du pays ne saurait vivre ; ils sont la tradition, c’est-à-dire l’âme même de l’armée. Il faut leur faire la part assez belle pour qu’ils nous restent et aussi que nous puissions exercer sévèrement notre choix sur ceux que nous gardons. Il le faut d’autant plus que le rengagement, dans des conditions utiles pour l’armée, n’est à rechercher que pour les cadres inférieurs ; eût-on l’argent, on ne l’obtiendrait pas des soldats. Ce qui se passe pour l’infanterie de marine le démontre suffisamment. Malgré une prime avantageuse, l’élément français ne donnerait pas le nécessaire, s’il ne s’accroissait des étrangers de la Légion naturalisés, tentés par la prime que leur ancien corps n’est pas autorisé à leur offrir. Nous ne pouvons nous bercer de l’espoir de ressusciter la mode des engagemens par coups de tête, ambition généreuse ou révolte contre l’inaction ; c’est fini le temps où l’on mettait une certaine crânerie à partir pour l’Afrique, aujourd’hui on n’y va plus qu’en touriste. Passé aussi celui des remplaçans qui ajoutaient, sou par sou, leur prêt à leur prime, pour rapporter une petite fortune au village. Non, les habitudes se sont modifiées, et c’est précisément parce que l’attrait des choses militaires s’y fait de moins en moins sentir que tout l’espoir des campagnes à venir résidera de plus en plus dans l’armée du temps de paix mobilisée, la seule qui combattra avec de vrais officiers, avec de vrais cadres.

Une organisation militaire rationnelle saura tirer le meilleur rendement des ressources du pays ; mais ces ressources elles-mêmes vaudront suivant que l’éducation nationale favorisera ou contrariera l’éducation militaire. Sans doute il est d’une sage prévoyance de préparer à la vie du régiment, en multipliant les sociétés de tir et de gymnastique, de fortifier les muscles, d’assurer le coup d’œil ; c’est autant de gagné sur cette instruction militaire, aujourd’hui si chargée pour un temps si court. Peut-être cela cadre-t-il aussi avec la secrète ambition d’une durée de service de plus en plus réduite, et n’est-on pas loin d’imaginer qu’on arriverait à acquérir ainsi un ensemble de connaissances militaires suffisamment complet pour restreindre le séjour à la caserne à leur constatation, à un stage d’examen théorique et pratique ? Les choses pourraient, en effet, en venir à cette simplicité, si, pour faire un soldat, il suffisait de marcher et de viser droit, de monter à cheval et de pointer juste. Mais, pour remplir l’emploi, il existe un ordre de conditions autrement impérieuses dont on ne s’avise guère aujourd’hui en France, quand on ne s’applique pas systématiquement à rejeter tout ce qui les réalise de l’éducation préparatoire de nos futurs soldats. Entraîner les corps ne compte guère, si l’on ne prépare les âmes à l’abnégation réclamée par la guerre, aux sacrifices dont s’achète la victoire. Ignorans de toute tactique, les paysans vendéens ont été de grands soldats, parce qu’ils obéissaient à l’intrépide inspiration de leur cœur, qu’ils marchaient pour une grande idée ; et ce sont les âmes, bien plus que les armes, qui gagnent les batailles. Les Abyssins aussi se sont montrés de grands soldats, quand, pour la défense de leurs foyers, ils ont écrasé de leur force morale ces troupes civilisées qui, derrière les portées de leurs engins perfectionnés, croyaient en avoir si bon compte.

Sachons donc le reconnaître. Le nombre ne résout pas tout le problème militaire ; loin au-dessus plane l’éternel facteur autour duquel tout gravite à la guerre, l’homme, avec sa qualité morale d’abord, et physique après. Jusqu’à présent le seul moyen connu d’élever les hommes aux grandes actions a consisté à entretenir leur croyance en une destinée immortelle ayant Dieu pour terme ; les nations qui oublieraient ce devoir pourraient produire des foules armées, elles n’auraient pas des soldats. Et puisque nous avons poursuivi une comparaison d’organisation et de tendances entre la France et l’Allemagne, il ne peut être qu’avantageux pour finir, sans vouloir autrement souligner le rapprochement, d’indiquer en quels termes l’empereur Guillaume II commençait son allocution, en présentant ces jours-ci les drapeaux aux recrues de la garde :

« Vous avez prêté serment sur le crucifix et les drapeaux.

« De même que la couronne n’est rien sans l’autel et le crucifix, de même l’armée n’est rien sans la religion. »


VILLEROIS-MAREUIL.


  1. La forme républicaine n’est pas ici en cause, puisque aux États-Unis le droit de déclarer la guerre appartient au président.
  2. Troupes de frontières dont l’organisation renforcée permet une entrée en ligne immédiate.
  3. Voyez la Revue du 1er  juillet 1896 : Vingt-cinq ans après, par M. le duc de Broglie.
  4. Equivaut au 6 p. 100 du contingent, et est destiné à combler les vacances qui pourraient se produire au cours de l’aimée, ce qui assure le complet permanent de l’effectif de paix.