Organisation du travail/1847/Appendice/3

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Organisation du travail
revue, corrigée et augmentée d’une polémique entre M. Michel Chevalier et l’auteur, ainsi que d’un appendice indiquant ce qui pourrait être tenté dès à présent
Bureau de la société de l’industrie fraternelle (p. 278-284).

PROJET DE RÈGLEMENT


Article premier. Si des ouvriers, en se rapprochant, en se cotisant, parvenaient à former un capital social, afin d’exploiter une industrie quelconque, ce seraient tous les associés réunis qui nommeraient leur gérant, et tous les chef des l’association.

Art. 2. Si des riches, amis de notre classe, veulent, dans des prévisions d’avenir, concourir à la formation d’une association de travailleurs, ils choisiront, parmi ceux-ci, celui qui leur offrira le plus de garanties morales et les plus grandes chances de réussite ; ils avanceront le capital grandement, généreusement, à l’intérêt le plus minime, et l’association se constituera.

Art. 3. Celui que les gens de bonne volonté auront choisi pour tenter l’essai d’un nouveau régime industriel, choisira lui-même, parmi les ouvriers laborieux, intelligents, moraux et amis de la fraternité, ses coassociés. Un comité d’un nombre déterminé de membres sera constitué, un règlement accepté, et la durée de l’association limitée à trente ans, je suppose.

Art. 4. L’association ayant besoin de fonctionner, de faire l’application des facultés qui lui sont propres, et de s’instruire chaque jour par l’expérience et la pratique des choses, exploitera d’abord une seule industrie : l’ébénisterie ou la menuiserie, si on le juge bon.

Art. 5. À côté de ce premier groupe d’ouvriers, le comité et son gérant devront, à mesure que la possibilité s’en présentera, former de nouveaux groupes d’états différents.

Art. 6. Ainsi, à côté du groupe des menuisiers, on placera celui des serruriers, celui des tourneurs, celui des charpentiers, celui des maçons, celui des cordonniers, etc., etc.

Art. 7. Chaque groupe aura son directeur des travaux, choisi par le comité, d’accord avec le groupe lui-même.

Art. 8. Le gérant et les directeurs des travaux seront payés au mois ou à la journée ; les traitements seront fixés selon les règles de la justice ; tous les autres ouvriers travailleront aux pièces, et à la journée quand le cas ou la nature de l’industrie l’exigera. Les prix, soit des façons, soit des journées, ne seront ni plus ni moins élevés que dans les ateliers des particuliers.

Art. 9. Il sera adjoint au comité de gérance un délégué de chaque groupe, élu librement par le groupe, et qu’il pourra révoquer. Ces délégués auront mission d’éclairer les opérations de la société et de les contrôler ; les délégués seront les conducteurs des travaux ou tout autre membre nommé par les groupes.

Art. 10. Tous les groupes sont solidaires ; ils ne forment ensemble qu’une seule association, dont le comité de gérance est la tête, dont les groupes divers forment le corps et les membres.

Art. 11. Les comités des groupes recevront l’argent du comité de gérance, et auront avec lui de fréquents rapports.

Art. 12. Le comité de gérance sera composé de six membres : le gérant, le sous-gérant, le secrétaire, le secrétaire adjoint et l’inspecteur des groupes.

Art. 13. Les comités particuliers des groupes se composeront également de six membres : le délégué du groupe, le conducteur des travaux et quatre autres membres. Il pourrait arriver que le délégué et le conducteur des travaux fût le même homme, mais on s’arrangera toujours de sorte que chaque comité soit composé de six hommes.

Art. 14. Des registres exacts seront tenus ; l’ordre et la clarté doivent régner dans les comptes du comité de gérance et dans les opérations de chaque groupe.

Art. 15. Au terme de chaque année les dépenses et les recettes seront balancées, et des bénéfices généraux on fera quatre parts : la première presque toujours inégale aux autres, paiera les intérêts de l’argent avancé à la société et des actions qu’elle aura délivrées ; la seconde restera comme fonds de secours à accorder aux sociétaires ; la troisième restera comme fonds social et de remboursement, afin que la société puisse, avec le temps, se rendre propriétaire absolu de son capital ; la quatrième sera répartie sur tous les associés par fractions égales.

Art. 16. Si l’un des groupes éprouve des pertes et se trouve en déficit au bout de l’année, la société viendra à son secours, et cela n’empêchera pas ce groupé de prendre part aux bénéfices généraux.

Art. 17. Si cependant le même groupe continuait pendant plusieurs années, sans causes majeures, à être à charge à la société, pendant que ses membres recevraient une moyenne de salaire au moins égale à celle des membres des autres groupes, le comité de gérance, aidé du concours des délégués, aviserait à son sujet, soit en changeant sa direction, soit en lui supprimant sa part aux bénéfices, soit par tous autres moyens.

Art. 18. Les membres de tous les groupes sont liés par l’intérêt et la fraternité. Les ébénistes prennent leurs chaussures des cordonniers, ceux-ci leurs meubles des ébénistes, et chaque groupe devient un client de tous les groupes, et usera de son influence pour lui procurer des travaux, vu que tous bénéficient à l’intérêt de chacun, et que chacun trouve son avantage dans l’intérêt de tous.

Art. 19. Les habitations des membres de l’association devront être, autant que possible, rapprochées des ateliers communs.

Art. 20. Le comité de gérance pourra acheter en gros, outre les matériaux propres aux travaux, les aliments et boissons les plus indispensables à la vie, tels que légumes, fruits, vin, etc. ; et fournira à chaque associé, au prix de revient, ce qui lui sera nécessaire pour sa consommation. Le montant de ces objets sera retenu à chaque associé sur son salaire de la semaine.

Art. 21. Si le travail et l’économie produisent l’aisance, si chaque membre réalise une somme déterminée, il pourra la verser dans le sein de la société, qui délivrera des actions à cet effet. L’intérêt de l’argent n’ira pas au delà de cinq du cent.

Art. 22. Tout membre sera toujours libre de cesser de faire partie de la société. S’il est porteur d’actions, on les lui reprendra, et son argent lui sera rendu intégralement ; il aura dès lors perdu tout droit aux secours et au fonds social conquis par le travail de tous.

Art. 23. La société pourra toujours s’adjoindre de nouveaux membres, soit pour remplacer ceux qui se retireraient, soit pour grossir le faisceau des associés. Le membre nouveau dans la société, et qui aurait travaillé peu de mois au profit de tous, ne recevrait, dans sa première participation aux bénéfices, que la part qui lui serait due légitimement.

Art. 24. Si les travaux de l’association ou de quelque groupe étaient en souffrance ; si des bras étaient inoccupés, les plus nouveaux associés, ou ceux qui pourraient le plus facilement se procurer de l’ouvrage ailleurs se retireraient momentanément de l’atelier commun. Ils ne recevraient plus leur salaire de la société, mais ils auraient toujours droit aux secours fraternels et aux bénéfices, pourvu qu’ils fussent toujours prêts à revenir travailler au sein de l’association dès qu’elle les appellerait.

Art. 25. Si les travaux étaient en souffrance, non seulement au sein d’un groupe, mais encore partout où l’on professerait l’industrie de ce groupe, et qu’il ne fût pas possible aux membres inoccupés de se procurer des travaux nulle part, le groupe réduirait les heures de travail de tous les membres, afin que sa souffrance fût allégée en la partageant entre tous fraternellement : ainsi, dans ce cas exceptionnel, aucun membre n’aurait à sortir de l’atelier commun. Les fonds de secours pourraient même, après délibération expresse, venir en aide aux associés les plus nécessiteux.

Art. 26. Chaque membre est toujours libre de se retirer de l’association. Par la même raison, et pour que les droits soient réciproques, le comité de gérance, uni aux délégués des groupes et aux conducteurs des travaux, pourra exclure celui des associés qui ne marcherait pas dans les principes moraux et fraternels de l’association.

Art. 27. Les associés sont payés aux pièces ou à la journée, et chacun reçoit selon sa force et sa capacité : Ce n’est qu’aux bénéfices généraux de l’année que chacun prend une part égale. Cependant, si un nombre d’associés, s’appuyant sur des principes autres que ceux énoncés ci-dessus, ne voulaient pas gagner plus les uns que les autres, on leur donnerait la masse de leur salaire, et ils se la partageraient comme ils l’entendraient ; ou bien la gérance et les chefs des groupes feraient ce partage au gré de ceux qui l’auraient désiré, afin qu’ils eussent chacun une part égale.

Art. 28. Quand la société en aura les moyens, des pensions seront votées aux vieillards et aux invalides qui auront usé ou brisé leurs forces en travaillant pour elle. De plus, la femme ou les enfants, ou le père ou la mère d’un membre mort au service de la société, recevront un secours, quand la gérance et les délégués en auront ainsi décidé. Dans les décisions à ce sujet, on aura égard aux services rendus par le défunt ainsi qu’au mérite et aux vrais besoins de ses proches.

Art. 29. Des cours élémentaires et professionnels seront ouverts. Des articles particuliers en régleront les détails. (Nous dirons aussi comment des comptoirs pourraient être établis dans les départements, afin que les associés pussent changer de ville, voyager, sans cesser d’être de la société, et de travailler pour elle. Cependant, si cela présentait des obstacles, ou semblait donner à la société un caractère trop envahissant, nous nous abstiendrions d’en parler, car nous ne voulons tenter que le possible et ce que nous croyons bon.)

Art. 30. Tous les sept jours, chaque comité réunira ses membres ; tous les mois, il y aura réunion du comité de gérance et des délégués des groupes. Tous les trois mois, les membres de tous les comités particuliers se réuniront au comité de gérance. Au bout de chaque année, il y aura une réunion générale, et où, après le partage des bénéfices, on célébrera une fête en famille pour mettre à l’unisson l’âme, le cœur et le moral de tous les associés.

Art. 31. La société est constituée pour trente ans ; mais des cas imprévus peuvent amener la dissolution avant le temps. Elle peut aussi prolonger sa durée au delà de ce terme, si les circonstances sont favorables, et si les lois de l’avenir veulent le lui permettre.

Art. 32. En cas de dissolution, le premier remboursement échoit de droit aux actionnaires et aux commanditaires. Le surplus du fonds social sera réparti entre tous les associés ; dont les uns auront plus, les autres moins, selon le nombre d’années qu’ils auront travaillé au profit de l’association.

Art. 33. Le présent règlement n’est point irrévocable dans toutes ses parties. La gérance et les délégués seront toujours libres d’en modifier les articles ; à l’exception de ceux qui intéressent les commanditaires ; à moins que ce ne soit de concert avec eux.

Art. 34. Un article ne pourra être ajouté, ou retranché, ou modifié qu’à la majorité des trois quarts des membres du comité de gérance et des délégués des groupes.

fin.