Organisation du travail/1847/Partie 1/4

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Organisation du travail
revue, corrigée et augmentée d’une polémique entre M. Michel Chevalier et l’auteur, ainsi que d’un appendice indiquant ce qui pourrait être tenté dès à présent
Bureau de la société de l’industrie fraternelle (p. 85-96).
PREMIÈRE PARTIE


IV

la concurrence condamnée par l’exemple de l’angleterre.


Le capital et le travail, ont dit les anglais, sont deux puissances naturellement ennemies : comment les forcer à vivre côte à côte et à se prêter un mutuel secours ? Il n’est qu’un moyen pour cela : que la main-d’œuvre ne fasse jamais défaut à l’ouvrier ; que le maître, de son côté, trouve dans le facile écoulement des produits de quoi rétribuer convenablement la main-d’œuvre : le problème ne sera-t-il pas résolu ? Quand la production sera devenue infiniment active, et la consommation infiniment élastique, qui donc aura le droit ou la tentation de se plaindre ? Le salaire des uns sera toujours suffisant, le bénéfice des autres toujours considérable. Ouvrons donc à l’activité humaine les portes de l’infini, et que rien ne la gêne dans la fougue de son essor. Proclamons le laissez-faire hardiment et sans arrière-pensée. Les productions de l’Angleterre sont trop uniformes pour fournir au commerce une longue carrière ? Eh bien, nous formerons des matelots et nous construirons des navires qui nous puissent livrer le commerce du monde. Nous habitons une île ? Eh bien, nous prendrons à l’abordage tous les continents. Le nombre des matières premières qu’offre notre agriculture est trop circonscrit ? Eh bien, nous irons chercher aux extrémités de la terre des matières à manufacturer. Tous les peuples deviendront consommateurs des produits de l’Angleterre, qui travaillera pour tous les peuples. Produire, toujours produire, et solliciter par tous les moyens les autres nations à consommer, c’est à cette œuvre que s’emploiera la force de l’Angleterre ; c’est là ce qui fera sa richesse et développera le génie de ses enfants.

Plan gigantesque ! plan presque aussi égoïste qu’absurde, et que, depuis près de deux siècles, l’Angleterre a suivi avec une incroyable persévérance ! Oh ! Certes, être enfermé dans une île petite, peu féconde, brumeuse, et sortir de là un jour pour conquérir le globe, non plus avec des soldats, mais avec des marchands ; lancer des milliers de vaisseaux vers l’orient et l’occident, vers le nord et le midi ; enseigner à cent contrées la jouissance de leurs propres trésors ; vendre à l’Amérique les productions de l’Europe et à l’Europe les riches productions de l’Inde ; faire vivre toutes les nations de son existence, et en quelque sorte les attacher à sa ceinture par les innombrables liens d’un commerce universel ; trouver dans l’or une puissance capable de balancer celle du glaive, et dans Pitt un homme capable de faire hésiter l’audace de Napoléon, il y a dans tout cela un caractère de grandeur qui éblouit l’esprit et l’étonne.

Mais aussi, pour atteindre son but, que n’a point tenté l’Angleterre ! Jusqu’où n’a-t-elle pas poussé la rapacité de ses espérances et le délire de ses prétentions ! Faut-il rappeler comment elle s’est emparé d’Issequibo et de Surinam, de Ceylan et de Demerary, de Tabago et de Sainte-Lucie, de Malte et de Corfou, enveloppant le monde dans l’immense réseau de ses colonies ? On sait de quelle manière elle s’est établie à Lisbonne depuis le traité de Méthuen, et par quel abus de la force elle a élevé dans les Indes sa tyrannie marchande, à côté de la domination hollandaise, mêlée aux débris de l’édifice colonial bâti par Vasco de Gama et Albuquerque. Nul n’ignore enfin le mal que son avidité a fait à la France, et par quelle guerre de sourdes menées, d’instigations perfides, elle est parvenue à renverser dans le sang les établissements espagnols de l’Amérique méridionale. Et que dire des violences qui lui ont pendant si longtemps assuré l’empire des mers ? A-t-elle jamais respecté ou même reconnu les droits des neutres ? Le droit de blocus n’est-il pas devenu, exercé par elle, la plus arrogante des tyrannies ? Et n’a-t-elle pas fait du droit de visite le plus odieux de tous les brigandages ? Et tout cela, pourquoi ? Pour avoir, nous le répétons, des matières premières à manufacturer et des consommateurs à servir.

Cette pensée a été si bien la pensée dominante de l’Angleterre depuis deux siècles, qu’on l’a vue sans cesse décourager dans ses colonies la culture des objets de subsistance, tels que le riz, le sucre, le café, tandis qu’elle donnait une impulsion fébrile à celle du coton et de la soie. Mais quoi ! Pendant qu’elle frappait de droits exorbitants et, si l’on peut ainsi parler, homicides, l’importation des subsistances, elle ouvrait presque librement ses ports à toutes les matières premières ; anomalie monstrueuse qui a fait dire à M. Rubichon : « De toutes les nations du monde, la nation anglaise est celle qui a le plus travaillé et le plus jeûné. »

Là devait conduire, en effet, cette économie politique sans entrailles dont Ricardo a si complaisamment posé les prémisses, et dont Malthus a tiré avec tant de sang-froid l’horrible conclusion.

Cette économie politique portait en elle-même un vice qui devait la rendre fatale à l’Angleterre et au monde. Elle posait en principe que tout se borne à trouver des consommateurs ; il aurait fallu ajouter : des consommateurs qui payent. À quoi sert d’éveiller le désir si on ne fournit point la faculté de le satisfaire ? N’était-il pas aisé de prévoir qu’en substituant son activité à celle des peuples qu’elle voulait pour consommateurs, l’Angleterre finirait par les ruiner, puisqu’elle tarissait pour eux la source de toute richesse, le travail ? En se faisant peuple producteur par excellence, les anglais pouvaient-ils espérer que leurs produits trouveraient longtemps des débouchés parmi les peuples exclusivement consommateurs ? Cette espérance était évidemment insensée. Un jour devait venir où les anglais périraient d’embonpoint en faisant périr les autres d’inanition. Un jour devait venir où les peuples consommateurs ne trouveraient plus matière à échanges : d’où résulteraient pour l’Angleterre l’encombrement des marchés, la ruine de nombreuses manufactures, la misère d’une foule d’ouvriers et l’ébranlement universel du crédit.

Pour savoir jusqu’où peut aller l’imprévoyance, la folie de la production, on n’a qu’à interroger l’histoire industrielle et commerciale de l’Angleterre. Tantôt ce sont des négociants anglais apportant au Brésil, où l’on n’a jamais vu de glace, des cargaisons de patins[1] ; tantôt c’est Manchester envoyant, dans une seule semaine, à Rio-Janeiro[2], plus de marchandises qu’on n’y en avait consommé pendant les vingt dernières années. Toujours la production exagérant ses ressources, épuisant son énergie, sans tenir compte des moyens possibles de consommation !

Mais, encore une fois, amener une nation à se décharger sur autrui du soin de mettre en œuvre les éléments de travail qu’elle possède, c’est lui enlever peu à peu son capital, c’est l’appauvrir ; c’est la rendre par conséquent de plus en plus impropre à la consommation, puisqu’on ne consomme que ce qu’on est en état de payer. L’appauvrissement général des peuples dont elle avait besoin pour consommer ses produits, voilà le cercle vicieux dans lequel l’Angleterre tourne depuis deux siècles ; voilà le vice, le vice profond, irremédiable, de son système. Ainsi (et nous insistons sur ce point de vue, parce qu’il est de la plus haute importance), elle s’est placée dans cette situation étrange, et presque unique dans l’histoire, de trouver deux causes de ruine également actives et dans le travail des peuples et dans leur inertie : dans leur travail, qui lui crée des concurrents qu’elle ne saurait toujours vaincre ; dans leur inertie, qui lui enlève des consommateurs dont elle ne saurait se passer.

C’est ce qui est arrivé déjà sur une petite échelle, et doit inévitablement arriver sur une échelle plus grande. Que de pertes l’Angleterre n’a-t-elle pas éprouvées par ce seul fait que ses produit s’étaient accrus dans une proportion que n’avaient pu atteindre les objets contre lesquels ils devaient s’échanger ? Combien de fois l’Angleterre n’a-t-elle pas produit d’après des prévisions dont l’événement est venu cruellement châtier l’extravagance ? On n’a pu oublier de sitôt la grande crise qui servit de dénoûment aux intrigues des anglais dans les contrées qui s’étendent du Mexique au Paraguay. À peine la nouvelle était-elle arrivée en Angleterre que l’Amérique méridionale présentait un champ libre aux aventuriers de l’industrie, qu’aussitôt tous les cœurs battirent de joie et toutes les têtes s’exaltèrent. Ce fut un délire universel. Jamais la production n’avait eu en Angleterre un tel accès de frénésie. À entendre les spéculateurs, il ne s’agissait que de quelques jours et de quelques vaisseaux pour transporter dans la Grande-Bretagne les immenses trésors que renfermait l’Amérique. La confiance était si grande, que les banques se hâtèrent de battre monnaie avec les espérances du premier venu. Et de ce grand mouvement que résulta-t-il ? On avait calculé sur tout, excepté sur l’existence des objets d’échange et la facilité de leur transmission. L’Amérique garda son or, qu’on ne put extraire de ses mines ; le pays, qui avait été mis à feu et à sang, n’eut à donner, en échange des marchandises qu’on lui apportait, ni son coton, ni son indigo. Ce que cette grande mystification coûta aux anglais de millions et de larmes, les anglais le savent, et l’Europe aussi !

Et qu’on ne dise pas que nous concluons de l’exception à la règle. Le vice que nous avons signalé a enfanté tous les maux qu’il portait en lui. Car, tandis que l’Angleterre, au dehors, s’épuisait en efforts à peine croyables pour rendre l’univers entier tributaire de son industrie, quel spectacle son histoire intérieure offrait-elle à l’observateur attentif ? Les ateliers succédant aux ateliers ; l’invention du lendemain succédant à l’invention de la veille ; les fourneaux du nord ruinés par ceux de l’ouest ; la population ouvrière s’accroissant hors de toute mesure sous les mille excitations de la concurrence illimitée ; le nombre des bœufs, qui servent à la nourriture de l’homme, restant bien loin de celui des chevaux, que l’homme est obligé de nourrir ; le pain de l’aumône remplaçant peu à peu celui du travail ; la taxe des pauvres introduite et faisant pulluler la pauvreté ; l’Angleterre, enfin, présentant au monde surpris et indigné le spectacle de l’extrême misère couvée sous l’aile de l’extrême opulence : tels sont les résultats que devait donner la politique qui était partie de ce principe d’égoïsme national : il faut que l’Angleterre cherche partout et à tout prix des consommateurs.

Et pour les obtenir, ces désastreux résultats, combien n’a-t-il pas fallu que l’Angleterre commît d’injustices, encourageât de trahisons, semât de discordes, fomentât de guerres, salariât de coalitions iniques et combattît de glorieuses idées !

Mais je n’irai pas plus loin, je n’achèverai pas cette histoire lugubre, afin que personne ne m’accuse d’avoir voulu insulter à cette forte et vieille race des anglais. Non, je ne veux ni ne puis oublier, malgré tout le mal qu’elle a fait au monde et à mon pays, que l’Angleterre peut, elle aussi, réclamer dans l’histoire des peuples quelques pages immortelles ; que l’Angleterre a été visitée par la liberté avant tous les peuples de l’Europe ; que ses lois, même sous le joug d’une aristocratie écrasante, ont rendu à la dignité humaine d’étonnants et solennels hommages ; que c’est de son sein qu’est sorti le cri le plus sauvage, mais le plus puissant, qui se soit élevé contre la tyrannie du papisme unie à celle de l’inquisition ; qu’aujourd’hui même, c’est la seule contrée que les fureurs de la politique n’aient point rendue inhospitalière, et mortelle pour les faibles. Car enfin, c’est là que vous avez trouvé asile, ô pauvres et nobles proscrits, athlètes invaincus mais blessés ; c’est là que vous avez rassemblé les débris de notre fortune ; c’est là que vous avez joui de votre part de la vie de l’intelligence et du cœur, seul bien que vous ait laissé, dans votre grand désastre, la colère de vos ennemis ; et c’est de là aussi que vous nous suiviez de la pensée, nous, presque aussi malheureux, presque aussi exilés que vous ; puisque nous avons pu un moment chercher autour de nous notre patrie, vivant pourtant au milieu d’elle, mais la voyant, hélas ! si abaissée, que nous ne pouvions plus la reconnaître !

L’expiation, du reste, a été complète pour l’Angleterre. Il est, a dit un moderne publiciste, il est un code pénal pour les peuples comme pour les individus. Cette vérité a été bien douloureusement prouvée par l’histoire de l’Angleterre. Où en est aujourd’hui sa puissance ? L’empire de la mer lui échappe. Ses possessions indiennes sont menacées. Naguère encore, des lords anglais tenaient presque l’étrier du vainqueur de Toulouse, qu’ils n’osaient plus appeler un vaincu de Waterloo !

Et cette aristocratie anglaise, la plus robuste, la plus splendide aristocratie du monde, qu’est-elle devenue ? Cherchons bien ses chefs. Est-ce Lord Lyndhurst, ce fils d’un peintre obscur ? Ou Sir Robert Peel, ce fils d’un fabricant de coton créé baronnet par Pitt ? Ou Lord Wellington, ce caduc représentant de la race irlandaise des Wellesley ? Voilà les chefs de l’aristocratie anglaise ; voilà ceux qui la guident, la gouvernent, la personnifient. Et ces hommes ne sont pas du même sang qu’elle !

Un jour, le marquis de Westminster s’écriait dans la chambre des lords : « On a dit que nous pourrions faire le sacrifice du cinquième de nos revenus, nous possesseurs du sol de la Grande-Bretagne. Ceux qui ont dit cela ignorent-ils que les quatre autres cinquièmes appartiennent à nos créanciers ? »

L’exagération de ces paroles est manifeste. Il est malheureusement trop vrai que l’inaliénabilité des fiefs, en Angleterre, met à l’abri de toute poursuite la majeure partie des revenus de la noblesse, et ces revenus sont immenses. Si, comme cela paraît certain, ils s’élèvent à cent trente-cinq millions pour les cinq cents familles des pairs d’Angleterre, et à un milliard trois cent millions pour les quatre cent mille personnes dont se composent les familles des baronnets, des chevaliers, la gentilhommerie enfin, il faut avouer que la noblesse britannique a pris une assez belle part des dépouilles du globe ! Mais on a vu quelle grande menace est suspendue sur le commerce anglais. Or, l’aristocratie se trouve commanditaire de toutes les industries, et l’on peut prédire que son châtiment matériel ne tardera pas à commencer.

Quant à son châtiment moral, il ne pouvait être plus cruel. Les richesses de tous ces grands seigneurs les livrent en proie à je ne sais quelle vague mélancolie, maladie que Dieu envoie aux grands de la terre pour les courber, eux aussi, sous le niveau de la douleur, la douleur, cette imposante et terrible leçon d’égalité ! Que trouvent-ils en effet, au milieu de leurs jouissances, ces lords orgueilleux ? Ils y trouvent l’amertume de la pensée et l’inquiétude éternelle du cœur. Alors il faut bien qu’ils fuient les brouillards de leur île, et qu’ils s’en aillent semer leur or dans tous les lieux du monde où ils l’ont dérobé, et où on les voit traîner le fardeau de leur opulence ennuyée.

Maintenant il s’agit de savoir si la France bourgeoise veut recommencer l’Angleterre. Il s’agit de savoir si, pour trouver à sa puissance industrielle des aliments toujours nouveaux, elle veut remplacer sur l’Océan l’odieuse domination du palais de Saint-Georges. Car c’est là qu’aboutit irrésistiblement, pour un grand peuple, la logique de la concurrence. Mais l’Angleterre ne se laissera pas enlever sans combat le sceptre des mers !


  1. Mawe. Travels in Brazils.
  2. Ibid.