Organisation du travail/1847/Partie 1/Conclusion

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Organisation du travail
revue, corrigée et augmentée d’une polémique entre M. Michel Chevalier et l’auteur, ainsi que d’un appendice indiquant ce qui pourrait être tenté dès à présent
Bureau de la société de l’industrie fraternelle (p. 102-219).
PREMIÈRE PARTIE


CONCLUSION

de quelle manière on pourrait, selon nous, organiser le travail.


Le gouvernement serait considéré comme le régulateur suprême de la production, et investi, pour accomplir sa tâche, d’une grande force.

Cette tâche consisterait à se servir de l’arme même de la concurrence, pour faire disparaître la concurrence.

Le gouvernement lèverait un emprunt, dont le produit serait affecté à la création d’ateliers sociaux dans les branches les plus importantes de l’industrie nationale.

Cette création exigeant une mise de fonds considérable, le nombre des ateliers originaires serait rigoureusement circonscrit ; mais en vertu de leur organisation même, comme on le verra plus bas, ils seraient doués d’une force d’expansion immense.

Le gouvernement étant considéré comme le fondateur unique des ateliers sociaux, ce serait lui qui rédigerait les statuts. Cette rédaction, délibérée et votée par la représentation nationale, aurait forme et puissance de loi.

Seraient appelés à travailler dans les ateliers sociaux, jusqu’à concurrence du capital primitivement rassemblé pour l’achat des instruments de travail, tous les ouvriers qui offriraient des garanties de moralité.

Bien que l’éducation fausse et antisociale donnée à la génération actuelle rende difficile qu’on cherche ailleurs que dans un surcroît de rétribution un motif d’émulation et d’encouragement, les salaires seraient égaux, une éducation toute nouvelle devant changer les idées et les mœurs.

Pour la première année qui suivrait l’établissement des ateliers sociaux, le gouvernement réglerait la hiérarchie des fonctions. Après la première année, il n’en serait plus de même. Les travailleurs ayant eu le temps de s’apprécier l’un l’autre, et tous étant également intéressés, ainsi qu’on va le voir, au succès de l’association, la hiérarchie sortirait du principe électif.

On ferait tous les ans le compte du bénéfice net, dont il serait fait trois parts : l’une serait répartie par portions égales entre les membres de l’association ; l’autre serait destinée : 1o à l’entretien des vieillards, des malades, des infirmes ; 2o à l’allégement des crises qui pèseraient sur d’autres industries, toutes les industries se devant aide et secours ; la troisième enfin serait consacrée à fournir des instruments de travail à ceux qui voudraient faire partie de l’association, de telle sorte qu’elle pût s’étendre indéfiniment.

Dans chacune de ces associations, formées pour les industries qui peuvent s’exercer en grand, pourraient être admis ceux qui appartiennent à des professions que leur nature même force à s’éparpiller et à se localiser. Si bien que chaque atelier social pourrait se composer de professions diverses, groupées autour d’une grande industrie, parties différentes d’un même tout, obéissant aux mêmes lois, et participant aux mêmes avantages.

Chaque membre de l’atelier social aurait droit de disposer de son salaire à sa convenance ; mais l’évidente économie et l’incontestable excellence de la vie en commun ne tarderaient pas à faire naître de l’association des travaux la volontaire association des besoins et des plaisirs.

Les capitalistes seraient appelés dans l’association et toucheraient l’intérêt du capital par eux versé, lequel intérêt leur serait garanti sur le budget ; mais ils ne participeraient aux bénéfices qu’en qualité de travailleurs.

L’atelier social une fois monté d’après ces principes, on comprend de reste ce qui en résulterait.

Dans toute industrie capitale, celle des machines, par exemple, ou celle de la soie, ou celle du coton, ou celle de l’imprimerie, il y aurait un atelier social faisant concurrence à l’industrie privée. La lutte serait-elle bien longue ? Non, parce que l’atelier social aurait sur tout atelier individuel l’avantage qui résulte des économies de la vie en commun, et d’un mode d’organisation où tous les travailleurs, sans exception, sont intéressés à produire vite et bien. La lutte serait-elle subversive ? Non, parce que le gouvernement serait toujours à même d’en amortir les effets, en empêchant de descendre à un niveau trop bas les produits sortis de ses ateliers. Aujourd’hui, lorsqu’un individu extrêmement riche entre en lice avec d’autres qui le sont moins, cette lutte inégale est nécessairement désastreuse, attendu qu’un particulier ne cherche que son intérêt personnel ; s’il peut vendre deux fois moins cher que ses concurrents pour les ruiner et rester maître du champ de bataille, il le fait. Mais lorsqu’à la place de ce particulier se trouve le pouvoir lui-même, la question change de face.

Le pouvoir, celui que nous voulons, aura-t-il quelque intérêt à bouleverser l’industrie, à ébranler toutes les existences ? Ne sera-t-il point, par sa nature et sa position, le protecteur né, même de ceux à qui il fera, dans le but de transformer la société, une sainte concurrence ! Donc, entre la guerre industrielle qu’un gros capitaliste déclare aujourd’hui à un petit capitaliste, et celle que le pouvoir déclarerait, dans notre système, à l’individu, il n’y a pas de comparaison possible. La première consacre nécessairement la fraude, la violence et tous les malheurs que l’iniquité porte dans ses flancs ; la seconde serait conduite sans brutalité, sans secousses, et de manière seulement à atteindre son but, l’absorption successive et pacifique des ateliers individuels par les ateliers sociaux. Ainsi, au lieu d’être, comme l’est aujourd’hui tout gros capitaliste, le maître et le tyran du marché, le gouvernement en serait le régulateur. Il se servirait de l’arme de la concurrence, non pas pour renverser violemment l’industrie particulière, ce qu’il serait intéressé par-dessus tout à éviter, mais pour l’amener insensiblement à composition. Bientôt en effet, dans toute sphère d’industrie où un atelier social aurait été établi, on verrait accourir vers cet atelier, à cause des avantages qu’il présenterait aux sociétaires, travailleurs et capitalistes. Au bout d’un certain temps, on verrait se produire, sans usurpation, sans injustice, sans désastres irréparables, et au profit du principe de l’association, le phénomène qui, aujourd’hui, se produit si déplorablement, et à force de tyrannie, au profit de l’égoïsme individuel. Un industriel très riche aujourd’hui peut, en frappant un grand coup sur ses rivaux, les laisser morts sur la place et monopoliser toute une branche d’industrie. Dans notre système, l’État se rendrait maître de l’industrie peu à peu, et, au lieu du monopole, nous aurions, pour résultat du succès, obtenu la défaite de la concurrence : l’association.

Supposons le but atteint dans une branche particulière d’industrie ; supposons les fabricants de machines, par exemple, amenés à se mettre au service de l’État, c’est-à-dire à se soumettre aux principes du règlement commun. Comme une même industrie ne s’exerce pas toujours au même lieu, et qu’elle a différents foyers, il y aurait lieu d’établir entre tous les ateliers appartenant au même genre d’industrie, le système d’association établi dans chaque atelier particulier. Car il serait absurde, après avoir tué la concurrence entre individus, de la laisser subsister entre corporations. Il y aurait donc, dans chaque sphère de travail que le gouvernement serait parvenu à dominer, un atelier central duquel relèveraient tous les autres, en qualité d’ateliers supplémentaires. De même que M. Rothschild possède, non-seulement en France, mais dans divers pays du monde, des maisons qui correspondent avec celle où est fixé le siége principal de ses affaires, de même chaque industrie aurait un siége principal et des succursales. Dès lors, plus de concurrence. Entre les divers centres de production appartenant à la même industrie, l’intérêt serait commun, et l’hostilité ruineuse des efforts serait remplacée par leur convergence.

Je n’insisterai pas sur la simplicité de ce mécanisme : elle est évidente. Remarquez, en effet, que chaque atelier, après la première année, se suffisant à lui-même, le rôle du gouvernement se bornerait à surveiller le maintien des rapports de tous les centres de production du même genre, et à empêcher la violation des principes du règlement commun. Il n’est pas aujourd’hui de service public qui ne présente cent fois plus de complications.

Transportez-vous pour un instant dans un état de choses où il aurait été loisible à chacun de se charger du port des lettres, et figurez-vous le gouvernement venant dire tout à coup : « À moi, à moi seul le service des postes ! » Que d’objections ! Comment le gouvernement s’y prendra-t-il pour faire parvenir exactement, à l’heure dite, tout ce que 34 millions d’hommes peuvent écrire, chaque jour, à chaque minute du jour, à 34 millions d’hommes ? Et cependant, à part quelques infidélités qui tiennent moins à la nature du mécanisme qu’à la mauvaise constitution des pouvoirs que nous avons eus jusqu’ici, on sait avec quelle merveilleuse précision se fait le service des postes. Je ne parle pas de notre ordre administratif et de l’engrenage de tous les ressorts qu’il exige. Voyez pourtant quelle est la régularité du mouvement de cette immense machine ! C’est qu’en effet le mode des divisions et des subdivisions fait, comme on dit, marcher tout seul le mécanisme en apparence le plus compliqué. Comment ! Faire agir avec ensemble les travailleurs serait déclaré impossible dans un pays où on voyait, il y a quelques vingt années, un homme animer de sa volonté, faire vivre de sa vie, faire marcher à son pas un million d’hommes ! Il est vrai qu’il s’agissait de détruire. Mais est-il dans la nature des choses, dans la volonté de Dieu, dans le destin providentiel des sociétés, que produire avec ensemble soit impossible, lorsqu’il est si aisé de détruire avec ensemble ? Au reste, les objections tirées des difficultés de l’application ne seraient pas ici sérieuses, je le répète. On demande à l’État de faire, avec les ressources immenses et de tout genre qu’il possède, ce que nous voyons faire aujourd’hui à de simples particuliers.

De la solidarité de tous les travailleurs dans un même atelier, nous avons conclu à la solidarité des ateliers dans une même industrie. Pour compléter le système, il faudrait consacrer la solidarité des industries diverses. C’est pour cela que nous avons déduit de la quotité des bénéfices réalisés par chaque industrie une somme au moyen de laquelle l’État pourrait venir en aide à toute industrie que des circonstances imprévues et extraordinaires mettraient en souffrance. Au surplus, dans le système que nous proposons, les crises seraient bien plus rares. D’où naissent-elles aujourd’hui en grande partie ? Du combat vraiment atroce que se livrent tous les intérêts, combat qui ne peut faire des vainqueurs sans faire des vaincus, et qui, comme tous les combats, attèle des esclaves au char des triomphateurs. En tuant la concurrence, on étoufferait les maux qu’elle enfante. Plus de victoires ; donc, plus de défaites. Les crises, dès lors, ne pourraient plus venir que du dehors. C’est à celles-là seulement qu’il deviendrait nécessaire de parer. Les traités de paix et d’alliance ne suffiraient pas pour cela sans doute ; cependant, que de désastres conjurés, si, à cette diplomatie honteuse, lutte d’hypocrisie, de mensonges, de bassesses, ayant pour but le partage des peuples entre quelques brigands heureux, on substituait un système d’alliance fondé sur les nécessités de l’industrie et les convenances réciproques des travailleurs dans toutes les parties du monde ! Mais notons que ce nouveau genre de diplomatie sera impraticable aussi longtemps que durera l’anarchie industrielle qui nous dévore. Il n’y a que trop paru dans les enquêtes ouvertes depuis quelques années. À quel désolant spectacle n’avons-nous pas assisté ? Ces enquêtes ne nous ont-elles pas montré les colons s’armant contre les fabricants de sucre de betterave, les mécaniciens contre les maîtres de forges, les ports contre les fabriques intérieures, Bordeaux contre Paris, le Midi contre le Nord, tous ceux qui produisent contre tous ceux qui consomment ? Au sein de ce monstrueux désordre, que peut faire un gouvernement ? Ce que les uns réclament avec instance, les autres le repoussent avec fureur : ce qui rendrait la vie à ceux-ci donne la mort à ceux-là.

Il est clair que cette absence de la solidarité entre les intérêts rend, de la part de l’État, toute prévoyance impossible, et l’enchaîne dans tous ses rapports avec les puissances étrangères. Des soldats au-dehors, des gendarmes au-dedans, l’État aujourd’hui ne saurait avoir d’autre moyen d’action, et toute son utilité se réduit nécessairement à empêcher la destruction d’un côté en détruisant de l’autre. Que l’État se mette résolument à la tête de l’industrie ; qu’il fasse converger tous les efforts ; qu’il rallie autour d’un même principe tous les intérêts aujourd’hui en lutte : combien son action à l’extérieur ne serait-elle pas plus nette, plus féconde, plus heureusement décisive ! Ce ne serait donc pas seulement les crises qui éclatent au milieu de nous que préviendrait la réorganisation du travail, mais en grande partie celles que nous apporte le vent qui enfle les voiles de nos vaisseaux.

Ai-je besoin de continuer l’énumération des avantages que produirait ce nouveau système ? Dans le monde industriel où nous vivons, toute découverte de la science est une calamité, d’abord parce que les machines suppriment les ouvriers qui ont besoin de travailler pour vivre, ensuite parce qu’elles sont autant d’armes meurtrières fournies à l’industriel qui a le droit et la faculté de les employer, contre tous ceux qui n’ont pas cette faculté ou ce droit. Qui dit machine nouvelle, dans le système de concurrence, dit monopole ; nous l’avons démontré. Or, dans le système d’association et de solidarité, plus de brevets d’invention, plus d’exploitation exclusive. L’inventeur serait récompensé par l’État, et sa découverte mise à l’instant même au service de tous. Ainsi, ce qui est aujourd’hui un moyen d’extermination deviendrait l’instrument du progrès universel ; ce qui réduit l’ouvrier à la faim, au désespoir et le pousse à la révolte, ne servirait plus qu’à rendre sa tâche moins lourde, et à lui procurer assez de loisir pour exercer son intelligence ; en un mot, ce qui permet la tyrannie aiderait au triomphe de la fraternité.

Dans l’inconcevable confusion où nous sommes aujourd’hui plongés, le commerce ne dépend pas et ne peut pas dépendre de la production. Tout se réduisant pour la production à trouver des consommateurs que tous les producteurs sont occupés à s’arracher, comment se passer des courtiers et des sous-courtiers, des commerçants et des sous-commerçants ? Le commerce devient ainsi le ver rongeur de la production. Placé entre celui qui travaille et celui qui consomme, le commerce les domine l’un et l’autre, l’un par l’autre. Fourier, qui a si vigoureusement attaqué l’ordre social actuel, et, après lui, M. Victor Considérant, son disciple, ont mis à nu cette grande plaie de la société qu’on appelle le commerce, avec une logique irrésistible. Le commerçant doit être un agent de la production, admis à ses bénéfices et associé à toutes ses chances. Voilà ce que dit la raison et ce qu’exige impérieusement l’utilité de tous. Dans le système que nous proposons, rien de plus facile à réaliser. Tout antagonisme cessant entre les divers centres de production dans une industrie donnée, elle aurait, comme en ont aujourd’hui les maisons de commerce considérables, partout où l’exigent les besoins de la consommation, des magasins et des dépôts.

Que doit être le crédit ? Un moyen de fournir des instruments de travail au travailleur. Aujourd’hui, nous l’avons montré ailleurs[1], le crédit est tout autre chose. Les banques ne prêtent qu’au riche. Voulussent-elles prêter au pauvre, elles ne le pourraient pas sans courir aux abîmes. Les banques constituées au point de vue individuel ne sauraient donc jamais être, quoi qu’on fasse, qu’un procédé admirablement imaginé pour rendre les riches plus riches et les puissants plus puissants. Toujours le monopole sous les dehors de la liberté, toujours la tyrannie sous les apparences du progrès ! L’organisation proposée couperait court à tant d’iniquités. Cette portion de bénéfices, spécialement et invariablement consacrée à l’agrandissement de l’atelier social par le recrutement des travailleurs, voilà le crédit. Maintenant, qu’avez-vous besoin des banques ? Supprimez-les.

L’excès de la population serait-il à craindre lorsque, assuré d’un revenu, tout travailleur aurait acquis nécessairement des idées d’ordre et des habitudes de prévoyance ? Pourquoi la misère aujourd’hui est-elle plus prolifique que l’opulence ? Nous l’avons dit.

Dans un système où chaque sphère de travail rassemblerait un certain nombre d’hommes animés du même esprit, agissant d’après la même impulsion, ayant de communes espérances et un intérêt commun, quelle place resterait, je le demande, pour ces falsifications de produits, ces lâches détours, ces mensonges quotidiens, ces fraudes obscures qu’impose aujourd’hui à chaque producteur, à chaque commerçant, la nécessité d’enlever, coûte que coûte, au voisin sa clientèle et sa fortune ? La réforme industrielle ici serait donc en réalité une profonde révolution morale, et ferait plus de conversions en un jour que n’en ont fait dans un siècle toutes les homélies des prédicateurs et toutes les recommandations des moralistes.

Ce que nous venons de dire sur la réforme industrielle, suffit pour faire pressentir d’après quels principes et sur quelles bases nous voudrions voir s’opérer la réforme agricole. L’abus des successions collatérales est universellement reconnu. Ces successions seraient abolies, et les valeurs dont elles se trouveraient composées seraient déclarées propriété communale. Chaque commune arriverait de la sorte à se former un domaine qu’on rendrait inaliénable, et qui, ne pouvant que s’étendre, amènerait, sans déchirements ni usurpations, une révolution agricole immense ; l’exploitation du domaine communal devant d’ailleurs avoir lieu sur une plus grande échelle et suivant des lois conformes à celles qui régiraient l’industrie. Nous reviendrons sur ce sujet, qui exige quelques développements.

On a vu pourquoi, dans le système actuel, l’éducation des enfants du peuple était impossible. Elle serait tellement possible dans notre système, qu’il faudrait la rendre obligatoire en même temps que gratuite. La vie de chaque travailleur étant assurée et son salaire suffisant, de quel droit refuserait-il ses enfants à l’école ? Beaucoup d’esprits sérieux pensent qu’il serait dangereux aujourd’hui de répandre l’instruction dans les rangs du peuple, et ils ont raison. Mais comment ne s’aperçoivent-ils pas que ce danger de l’éducation est une preuve accablante de l’absurdité de notre ordre social ? Dans cet ordre social, tout est faux : le travail n’y est pas en honneur ; les professions les plus utiles y sont dédaignées ; un laboureur y est tout au plus un objet de compassion, et on n’a pas assez de couronnes pour une danseuse. Voilà, voilà pourquoi l’éducation du peuple est un danger ! Voilà pourquoi nos collèges et nos écoles ne versent dans la société que des ambitieux, des mécontents et des brouillons. Mais qu’on apprenne à lire au peuple dans les bons livres ; qu’on lui enseigne ce qui est le plus utile à tous est le plus honorable ; qu’il n’y a que des arts dans la société, qu’il n’y a pas de métiers ; que rien n’est digne de mépris que ce qui est de nature à corrompre les âmes, à leur verser le poison de l’orgueil, à les éloigner de la pratique de la fraternité, à leur inoculer l’égoïsme. Puis, qu’on montre à ces enfants que la société est régie par les principes qu’on leur enseigne : l’éducation serait-elle dangereuse alors ? On fait de l’instruction un marche-pied apparent pour toutes les sottes vanités, pour toutes les prétentions stériles, et on crie anathème à l’instruction ! On écrit de mauvais livres, appuyés par de mauvais exemples, et l’on se croit suffisamment autorisé à proscrire la lecture ! Quelle pitié !

Résumons-nous. Une révolution sociale doit être tentée :

1o Parce que l’ordre social actuel est trop rempli d’iniquités, de misères, de turpitudes, pour pouvoir subsister longtemps ;

2o Parce qu’il n’est personne qui n’ait intérêt, quels que soient sa position, son rang, sa fortune, à l’inauguration d’un nouvel ordre social.

3o Enfin, parce que cette révolution, si nécessaire, il est possible, facile même, de l’accomplir pacifiquement.

Dans le monde nouveau où elle nous ferait entrer, il y aurait peut-être encore quelque chose à faire pour la réalisation complète du principe de fraternité. Mais tout, du moins, serait préparé pour cette réalisation, qui serait l’œuvre de l’enseignement. L’humanité a été trop éloignée de son but pour qu’il nous soit donné d’atteindre ce but en un jour. La civilisation corruptrice dont nous subissons encore le joug a troublé tous les intérêts, mais elle a en même temps troublé tous les esprits et empoisonné les sources de l’intelligence humaine. L’iniquité est devenue justice ; le mensonge est devenu vérité ; et les hommes se sont entre-déchirés au sein des ténèbres.

Beaucoup d’idées fausses sont à détruire : elles disparaîtront, gardons-nous d’en douter. Ainsi, par exemple, le jour viendra où il sera reconnu que celui-là doit plus à ses semblables qui a reçu de Dieu plus de force ou plus d’intelligence. Alors, il appartiendra au génie, et cela est digne de lui, de constater son légitime empire non, par l’importance du tribut qu’il lèvera sur la société, mais par la grandeur des services qu’il lui rendra. Car ce n’est pas à l’inégalité des droits que l’inégalité des aptitudes doit aboutir, c’est à l’inégalité des devoirs.

Le système dont les bases viennent d’être posées a soulevé, depuis sa publication, des objections nombreuses. Cela devait être. Il y a aujourd’hui dans tous les esprits une disposition naturelle à se mettre en garde contre ce qui est nouveau.

Toutefois les critiques dont notre système a été l’objet présentent en général un remarquable caractère de convenance et de modération ; elles témoignent même d’une vive sympathie pour la nature et le but de nos efforts[2].

Les problèmes que nous avons abordés sont d’une importance capitale ; la difficulté de les résoudre est immense. Aussi n’offrons-nous ce livre au public que comme le résultat d’études patientes et consciencieuses. Si nous avons commis des erreurs, qu’on nous les indique ; nos convictions sont profondes, mais nous n’avons pas assez de présomption pour les déclarer invincibles.

RÉPONSES À DIVERSES OBJECTIONS.

Nous allons examiner une à une les objections qui nous ont été adressées, et pour n’être point exposé à les affaiblir, nous les reproduirons textuellement[3].

Voici en quels termes M. Michel Chevalier commenté notre système[4].

« Allons droit au fond de ce livre sans nous arrêter à la forme, et même sans la qualifier. Le système qui y est exposé à un public qui s’en occupe. Ce sont des idées qui germent dans un certain nombre de têtes, que plusieurs écrivains ont soutenues simultanément, sauf quelques variantes, que l’on s’efforce d’accréditer parmi les classes ouvrières, et qui y trouvent des zélateurs. L’organisation du travail consisterait, suivant l’École dont M. Louis Blanc est l’un des interprètes, à ouvrir des ateliers sociaux aux frais de l’État, d’abord dans les branches les plus importantes de l’industrie nationale, puis successivement dans toutes les autres. L’État en dresserait les statuts ; cette rédaction, délibérée et votée par la représentation nationale, aurait force de loi.

« Tout ouvrier offrant des garanties de moralité serait appelé à travailler dans les ateliers sociaux.

« Pour la première année le gouvernement réglerait la hiérarchie des fonctions ; mais après ce délai d’un an, les travailleurs ayant eu le temps de s’apprécier l’un l’autre, la hiérarchie sortirait du principe électif.

« Le bénéfice net serait divisé en trois parts. L’une serait répartie par portions égales entre les membres de l’association ; la seconde serait destinée à l’entretien des vieillards, des malades, des infirmes, à l’adoucissement des crises qui pèseraient sur d’autres industries ; la troisième serait destinée à agrandir l’atelier, en fournissant des instruments de travail à ceux qui voudraient y entrer.

« Dans chacune de ces associations formées pour les industries qui peuvent s’exercer en grand, pourraient être admis ceux qui appartiennent à des professions que leur nature même force à s’éparpiller et à se localiser ; si bien que chaque atelier pourrait se composer de professions diverses groupées autour d’une grande industrie, parties différentes d’un même tout, obéissant aux mêmes lois et participant aux mêmes avantages.

« Les salaires seraient inégaux entre les membres de l’atelier ; mais cette inégalité serait provisoire. En vertu de l’égalité et de la fraternité, telles que les comprennent M. Louis Blanc et ses amis, après un laps de temps pendant lequel l’éducation préparerait les hommes, tous les salaires deviendraient égaux.

« Chacun aurait le droit de disposer de son salaire à sa convenance ; mais bientôt on verrait naître de l’association des travaux la volontaire association des besoins et des plaisirs.

« Les capitalistes seraient appelés dans l’association et toucheraient l’intérêt du capital par eux versé, lequel intérêt leur serait garanti sur le budget ; mais ils ne participeraient aux bénéfices qu’autant qu’ils se rangeraient parmi les travailleurs.

« Bientôt l’industrie privée en masse, maîtres et ouvriers, demanderait à être incorporée dans les ateliers sociaux, et la concurrence de ces ateliers serait assez formidable pour faire regarder à tout le monde cette incorporation comme une faveur. Dès lors, après un temps plus ou moins long, l’industrie morcelée disparaîtrait, la concurrence s’enfuirait de la terre, qu’elle désole aujourd’hui ; l’âge d’or luirait, Astrée régnerait dans l’univers.

« Tel est le résumé fidèle de ce système. En resserrant ainsi l’exposé de M. Louis Blanc, nous nous sommes servis, autant que possible, de ses termes mêmes.

« Ce système s’appuie d’un sentiment louable, le désir de supprimer les effets fâcheux de la concurrence illimitée. Parmi les résultats de la concurrence à peu près sans bornes qui est la loi de l’industrie depuis cinquante ans, il en est de désastreux qui pèsent également sur toutes les classes industrielles, sur les maîtres comme sur les ouvriers ; il en est que l’humanité déplore, que la morale publique condamne et flétrit. L’instabilité, les secousses, les fraudes, les violences qui trop souvent caractérisent ce régime, nous ne nous sommes pas fait faute nous-même de les signaler et d’en appeler le remède. Mais, avec des publicistes pleins de lumières et de sens, nous les avons considérées comme les conséquences fâcheuses parmi tant d’autres bienfaisantes de la mise en œuvre récente et incomplète d’un principe nouveau dans le monde, celui de la liberté, principe fécond et immortel. Pour améliorer le fruit, nous pensons qu’il y a seulement à émonder l’arbre, et, d’une main prudente et sûre, le débarrasser des rameaux qu’il pousse à l’aventure.

« L’école radicale à laquelle M. Louis Blanc appartient veut, si nous ne nous trompons, et nous en faisons juge le lecteur, qu’on le coupe par le pied. À ce compte, il n’y aurait pas seulement moins de fruits ; il n’y en aurait plus du tout : il n’y en aurait pour personne. Ceux qui sont pauvres comme ceux qui sont riches, mourraient de faim. M. Louis Blanc et ses amis croient, il est vrai, le contraire ; ils se flattent de faire croître un autre arbre magnifique, sous l’ombrage duquel le genre humain trouverait un abri plein de charmes, et dont la sève abondante fournirait une délicieuse substance aux hommes. Examinons s’ils ne se trompent pas. Voyons si le rameau qu’ils se proposent de planter en terre pourrait y puiser quelques sucs nourriciers, s’il a force de vie, si les lois de la nature humaine ne le condamneraient pas aussitôt à dessécher et à périr.

« Quiconque trace un système de réorganisation sociale s’inspire d’idées philosophiques exactes ou non, et de données bonnes ou mauvaises sur le cœur humain, à son insu, quand il a la vue courte et l’esprit pauvre, sciemment et de propos délibéré quand il a une tête pensante. Nous rangeons M. Louis Blanc dans la seconde catégorie, et nous lui demanderons à lui-même quel est son point de départ.

« Les idées-mères de M. Louis Blanc, celles qui percent à chaque instant dans son livre, sont les deux suivantes.

« 1o Les sociétés humaines peuvent se gouverner principalement, sinon absolument, par le sentiment du devoir. L’intérêt personnel n’est qu’un ressort d’une importance secondaire ; le progrès social et individuel, le développement de la prospérité publique et privée n’exigent pas impérieusement qu’on le mette énergiquement en jeu. Il n’est pas nécessaire de l’exciter directement. Un appât indirect suffira ; il ne mérite pas plus d’honneur. Qui dit intérêt personnel, direct, immédiat, dit cupidité. De là M. Louis Blanc conclut que ses ateliers sociaux seraient florissants, quoique les membres de l’atelier n’eussent qu’un intérêt collectif et non pas individuel, indirect et non pas immédiat, à bien s’acquitter de leurs fonctions ;

« 2o Le terme définitif des sociétés, c’est l’égalité absolue. Nous touchons à ce but ; encore un effort, et nous y sommes. Par conséquent, dans un très-prochain avenir, tous les hommes pourront être également rétribués. L’inégalité des salaires parmi les membres des ateliers sociaux, c’est-à-dire parmi tous les hommes, ne sera qu’un accident provisoire, une dérogation passagère à la loi suprême de l’univers ; après un peu de temps, la distinction résultant d’une inégalité de salaires sera abolie. Voici ses propres expressions : « Comme l’éducation fausse et antisociale donnée à la génération actuelle ne permet pas de chercher ailleurs que dans un surcroît de rétribution un motif, d’émulation et d’encouragement, la différence des salaires serait graduée sur la hiérarchie des fonctions, une éducation toute nouvelle devant sur ce point changer les idées et les mœurs. »

« Or ces deux idées-mères sont radicalement erronées. Tout le système social fondé sur elles est chimérique. Le cœur humain est au rebours de la conception de M. Louis Blanc. Tant pis pour le cœur humain, me dira-t-il. — Cela se peut, mais tant pis plutôt pour votre plan ; prenez les hommes tels qu’ils sont, et non tels que vous voudriez qu’ils fussent. Dans le cœur de la très-grande majorité des hommes, et dans le plus grand nombre des circonstances, dans les actes de la vie courante, le sentiment du droit personnel prime celui du devoir ; la pensée de l’intérêt domine celle du sacrifice. Le sentiment immédiat et direct du gain individuel est un mobile sans cesse agissant ; dans le monde des affaires, dans les échanges de l’industrie, dans le domaine du travail, il mène et mènera toujours le genre humain. Supprimez-le, et l’industrie languit et s’arrête. Hors de là, plus de progrès dans les arts, plus d’ardeur parmi les travailleurs, plus de vie dans l’atelier. La loi et la religion prêchent aux hommes le devoir et glorifient le sacrifice ; remercions-les-en du fond du cœur. La société serait perdue le jour où le sentiment du devoir serait éteint. Elle tomberait en pourriture, si le sacrifice et l’abnégation ne recevaient pas les hommages des hommes. Mais le sentiment du droit se prêche tout seul. Chacun de nous est sur ce point son propre prédicateur, et trouve en soi-même un catéchumène docile. Ce sont les âmes d’élite, et elles seules, qui sont autres. Dressez des statues à Cincinnatus, offrez des palmes aux martyrs, mais n’espérez pas que dans les actes habituels de la vie pratique, et dans les questions de pot-au-feu, le genre humain prenne leur abnégation pour modèle. Et encore, par ma foi, eux-mêmes, dans leurs transactions usuelles, se conduisaient suivant la loi commune, et ils étaient peut-être fort intéressés. — Cincinnatus, propriétaire, quand il vendait son grain, faisait probablement ses efforts tout comme un autre pour tirer de l’acheteur le meilleur prix. Caton l’Ancien, l’homme du devoir en politique, était, dans la vie privée, très-regardant ; et saint Paul, le grand saint Paul, homme de dévouement, certes, eût été peut-être peu alerte, quand il était à sa besogne de faiseur de tentes, s’il n’eût senti que de son travail individuel dépendait son pain quotidien.

« Quant à traduire l’idée de l’égalité par des rétributions identiques pour tous les hommes, c’est méconnaître l’homme et l’histoire. L’égalité véritable, celle que proclamaient nos pères en 1789, et qui a définitivement triomphé en 1830, celle à qui appartient l’avenir, consiste à effacer les inégalités politiques fondées sur le droit de la naissance. Elle signifie qu’il n’y a plus en France de noblesse privilégiée dans sa descendance, et, par-dessous, un tiers-état. Les Français sont égaux, cela veut dire que la nation française est une, que les distinctions publiques appartiennent au talent et aux services, sans acception de la naissance. Cela signifie que l’État doit à tous les intérêts un égal appui, une égale sollicitude ; qu’il est tenu à protéger les champs de celui-ci, les rentes de celui-là, le travail de ce troisième, qui n’a ni rentes ni terres. C’est-à-dire aussi que par l’éducation l’État doit préparer tous les hommes à être utiles à la société et à eux-mêmes ; que l’éducation encore doit avoir pour but de soigneusement rechercher partout, dans les hameaux comme dans les cités, sous le chaume et les haillons comme sous le toit et l’opulence, les natures supérieures dont la société a besoin pour que ses affaires soient bien conduites. Mais l’idée de soumettre à la même existence matérielle tous les hommes, sans exception, les magistrats suprêmes comme le plus humble des manouvriers, est une de ces chimères qui sont permises à peine au collégien naïf dont l’imagination exaltée rêve le brouet noir des Spartiates, hors du réfectoire pourtant, alors qu’il n’a plus faim. Ce ne serait pas de l’égalité, ce serait de l’inégalité brutale, de la tyrannie la plus odieuse. Imaginez-vous dans une des casernes où les travailleurs, c’est-à-dire tous les citoyens, auraient la vie en commun que leur offre M. Louis Blanc, le prince ou le premier magistrat, les ministres, les juges des plus hauts tribunaux, les chefs des travaux de la société, ceux dont la pensée coordonne et règle les efforts de leurs semblables, mangeant à la gamelle de tout le monde la pitance universelle ; se délassant de leurs grands soucis dans le préau universel, aux mêmes jeux que le vulgaire, méditant sur les destinées de la patrie, sur les intérêts généraux de la société, dans leur chambre numérotée, pareille à celle du dernier des citoyens, ayant pour s’inspirer autour d’eux, de même que lui, les ustensiles du ménage et les cris des enfants. Cela n’est pas sérieux. Des imaginations échauffées ont pu, dans leur exaltation, produire de pareilles utopies ou s’en laisser séduire, alors que les détenteurs du pouvoir absorbaient tous les avantages et accaparaient tous les biens. Je concevrais ce rêve en Turquie, de la part d’un malheureux raya à qui le pacha aurait la veille pris sa dernière chèvre et abattu son dernier palmier. Mais en France, de nos jours, où les fonctions publiques sont si peu rétribuées, que de la part d’un homme de quelque capacité, c’est un sacrifice matériel que de les accepter, et où elles n’offrent aucune compensation morale en retour ; de nos jours, où la position des gouvernants, telle que l’ont faite les préjugés et l’éducation de la révolution, est digne de pitié plutôt que d’envie ; chez nous, où le premier besoin politique est de rendre à l’autorité quelque prestige, et le premier besoin social la hiérarchie, ces projets d’amoindrir jusqu’à l’aplatissement l’existence des chefs restent sans explication et sans excuse.

« Les deux bases sur lesquelles repose le système de M. Louis Blanc n’ont donc ni solidité, ni consistance. Seul, le sentiment du devoir est incapable de fonder une société ; le réformateur qui compte sans l’intérêt personnel néglige le mobile le plus puissant des actions ordinaires des hommes, la force qui détermine au moins à demi tous les battements du cœur humain. Dans l’édifice social ; c’est, le sentiment du devoir qui cimente ; mais c’est le sentiment personnel qui rapproche les matériaux. L’égalité absolue est plus qu’une chimère, c’est le comble de l’injustice ; c’est l’avilissement de ce qu’il y a de plus noble et de plus pur sur la terre ; c’est une honteuse promiscuité. Par cela même, le système croule en entier. Pour l’apprécier d’un autre point de vue, recherchons ce qu’il y a de légitime et d’opportun dans cette réprobation sans réserve de la concurrence ; examinons si la concurrence est par elle-même un fléau, s’il ne lui est pas donné d’être autre chose, et si, au contraire, même en infligeant passagèrement des douleurs dont je reconnais l’amertume, elle n’est pas la condition de l’amélioration du sort futur de ceux au nom desquels M. Louis Blanc, aujourd’hui, la frappe d’anathème.

« M. Louis Blanc, qui entend être libéral, créait tout à l’heure par l’organisation élective de ses ateliers sociaux la tyrannie des majorités, et par l’égalité absolue organisait l’esclavage des natures supérieures. De même, par la suppression de la concurrence, il anéantit le ressort du progrès matériel ; il paralyse la force qui doit un jour faire disparaître la misère, aussi complètement que les sociétés humaines peuvent en être affranchies.

« La concurrence fait le bon marché : cette vérité-là court les rues, en même temps qu’elle hante les palais. Or, ces vérités qu’on trouve en tous lieux, au coin de la borne et sous les lambris dorés, si les lambris dorés existent encore, ce sont les bonnes. Le bon marché, qu’est-ce, sinon l’affranchissement matériel des classes peu aisées ? Quand les prix de toutes choses se seront assez réduits pour qu’un homme qui n’a d’autre ressource que le travail de ses mains, et dont l’intelligence est vulgaire, mais qui d’ailleurs est actif, rangé, honnête, puisse, en retour de son salaire, se procurer en tout temps les objets nécessaires à son bien-être et à celui de sa petite famille, avoir une nourriture abondante et saine, un logement clos et chauffé en hiver, se donner les agréments de la propreté, et, le dimanche, à sa compagne, celui d’une élégance élémentaire, alors une conquête immense sera accomplie. J’accorde à M. Louis Blanc que nous soyons loin du but, mais il m’accordera, de son côté, que nous nous en sommes rapprochés à un degré remarquable depuis cinquante ans. Mais comment et par quel chemin y marchons-nous ?

« En 1789 nos pères ont voulu attirer sur la France ces biens et beaucoup d’autres de l’ordre intellectuel et de l’ordre moral. Ils se tâtèrent, s’interrogèrent et consultèrent l’expérience des siècles passés, demandèrent des avis aux sages des sociétés anciennes, s’inspirèrent de l’Évangile, même en le foulant aux pieds. Enfin, après un long examen de conscience, et après avoir longtemps regardé autour d’eux pour atteindre cet avenir heureux qu’ils souhaitaient à l’espèce humaine, et qu’un divin pressentiment, leur disait possible, certain, et que cependant ils espéraient pour la postérité plus que pour eux-mêmes, pour arriver à l’égalité, telle qu’ils l’entendaient, et qui, dans leur esprit, impliquait tous ces avantages, ils prirent la route de la liberté.

« Or liberté, en industrie, signifie concurrence.

« Condamner absolument, systématiquement la concurrence, c’est donc réprouver les principes de 1789, c’est s’inscrire en faux contre la civilisation qui les a adoptés ; c’est vouloir que notre patrie, se frappant la poitrine, demande pardon au genre humain de l’avoir induit en erreur, et se mette à rebrousser chemin, la honte sur le front, le désespoir dans l’âme.

« La concurrence a ses abus comme a eu les siens, politiquement et socialement, la liberté, dont elle est la transfiguration industrielle. L’arène de la concurrence est marquée par des chutes, des catastrophes, et parsemée de ruines ; elle a été bien souvent baignée de larmes. Que de fois l’avenir des familles y a été anéanti, que d’espérances légitimés y ont été renversées ! Combien d’épargnes amassées péniblement y ont été dévorées ! Combien d’hommes laborieux et loyaux y ont tout perdu, tout, jusqu’à l’honneur ! Je ne le dissimule pas, et personne plus que moi ne le déplore. Mais la carrière de la liberté a été aussi couverte de décombres, des actes infâmes en ont souillé le sol sacré, des torrents de sang l’ont inondée. L’affreuse guillotine y fut un moment inaugurée, que dis-je, sanctifiée, car on nous a parlé de la sainte guillotine ! L’athéisme y trôna pendant quelques jours, et des monstres dignes de l’exécration du genre humain y firent la loi. Est-ce à dire qu’il faille maudire la liberté ?

« Pourquoi donc rendre la concurrence responsable des mensonges, des méfaits, des violences qui se sont accomplis et s’accomplissent encore en son nom. Le principe de la concurrence sera longtemps encore, sinon toujours, la loi de l’industrie. Tout ce que les hommes de notre âge ont à faire, c’est dans l’application de l’empêcher d’aller jusqu’aux dernières conséquences. Il ne faut jamais se laisser conduire par la logique jusqu’aux déductions extrêmes d’un principe unique. Il faut balancer les principes exclusifs les uns par les autres. Ainsi ne négligeons rien pour parer aux inconvénients de la concurrence. Adoucissons, si dès à présent nous ne pouvons entièrement les guérir, les maux qu’elle cause. À cet effet, faisons pour la concurrence, ou pour la liberté industrielle, ce que nous avons opéré avec un succès qui sera bientôt plus manifeste, pour la liberté politique. Nous avons allié celle-ci à l’ordre, et ce fut un progrès salutaire et grand que d’écrire à côté du nom de la liberté, et sur la même ligne, celui de l’ordre public, dès le lendemain des journées de 1830. Que de malheurs n’a pas prévenus la direction nouvelle ainsi imprimée à la politique française ! De même en industrie, cessons de séparer l’idée de concurrence de celles d’association et de solidarité. De là ressortiront bientôt mille mesures fécondes et conservatrices. Mais supprimer la concurrence, jamais !

« Le genre humain n’a déjà pas tant de principes à son service. La civilisation ne change pas de principes comme un homme de chemises. Respectons donc ceux que nos pères ont eu tant de peine à faire prévaloir, et qui, après tout, étaient vieux comme le monde, comme l’éternelle justice. Sur la base qu’ils ont scellée de leur sang, tâchons que rien ne s’élève de contraire au sentiment généreux qui les animait, qui leur inspira tant de force, et qu’ils nous ont légué. Mais n’essayons pas de bouleverser cette base. Ce serait une entreprise sacrilège ; ce serait un attentat contre nous-mêmes, et nous y échouerions. Le principe de la liberté est comme ces blocs de rochers dont parle Homère, disant que les héros de la Grèce, assemblés devant Troie, parvenaient à les soulever de leurs bras nerveux et à les lancer au loin, mais que les hommes les plus robustes des générations suivantes auraient tenté vainement de les remuer sur le sol. »

« Michel Chevalier. »

À l’article des Débats que le lecteur vient de lire, nous ayons répondu par la lettre suivante, insérée dans le même journal, numéro du 17 février 1845.

Monsieur le Rédacteur,

En rendant compte d’un livre que j’ai publié il y a quatre ans, sous ce titre : Organisation du Travail, M. Michel Chevalier m’a involontairement attribué des idées qui ne sont pas les miennes, et sur lesquelles il s’est appuyé pour combattre un système que, même après le jugement qu’il en a porté, je persiste à trouver bon. Voulez-vous me permettre, Monsieur, de prendre votre public pour juge entre M. Michel Chevalier et moi ? La question soulevée est peut-être d’une importance assez générale et d’une portée assez haute pour motiver une pareille dérogation aux usages.

M. Michel Chevalier commence par me reprocher d’avoir basé mon système sur l’idée que voici : « Les sociétés humaines peuvent se gouverner principalement, sinon absolument, par le sentiment du devoir. L’intérêt personnel n’est qu’un ressort secondaire. »

Oui, je crois et je me sens heureux de croire à la puissance des idées de devoir, convenablement développées par l’éducation. En ceci, l’accusation me plaît, je l’accepte, je m’en honore. Mais, comme M. Michel Chevalier et comme tout le monde, je pense que l’activité humaine a dans l’intérêt personnel un très-énergique, un incontestable mobile. Seulement, on m’accordera bien que l’intérêt personnel doit, pour ne pas agir sur la société d’une manière subversive, se concilier avec les sentiments du devoir ; on m’accordera bien qu’un ordre social est fondamentalement vicieux, lorsqu’au lieu de rendre cette conciliation permanente et naturelle, il tend au contraire à la rendre impossible. Or là est toute la question.

Par sa nature, le régime de la concurrence donne à l’intérêt personnel une direction antisociale, des encouragements contraires au sentiment du devoir ; c’est pour cela qu’il faut le combattre. Il ne s’agit donc pas pour nous de nier puérilement la puissance de l’intérêt personnel, mais d’ennoblir cette puissance, de l’épurer et de la féconder.

Que voyons-nous dans la société telle que la concurrence l’a faite ? La concurrence a donné à l’intérêt personnel les ailes et la rapacité du vautour. Dans toutes les avenues de la fortune, des milliers de rivaux frémissants se sont élancés pêle-mêle, et ils s’y pressent avec rage, ils s’y heurtent, ils s’y renversent l’un sur l’autre. L’anarchie industrielle, qu’on ose décorer du beau nom de liberté, appelant dans chaque sphère de travail un nombre de producteurs que rien ne limite et qui s’accroît sans cesse, les nouveaux venus, pour se faire place, sont forcés d’engager contre ceux qu’ils rencontrent sur leur chemin un combat désespéré, un combat furieux. Et comment s’appellent les armes qu’on y emploie ? elles s’appellent falsifications, baisse systématique des prix, mensonges, calomnies, ruses de toute espèce. Pour augmenter sa clientèle, il faut que le marchand attire à lui celle du voisin. La science, en mettant au jour des procédés nouveaux, ne fait que livrer à quelques-uns une massue avec laquelle ils écrasent leurs rivaux. Est-il une fortune qui, sous le régime de la concurrence, ne soit bâtie en quelque sorte avec des ruines ? Et qui peut dire de combien de calamités partielles se compose le bonheur du parvenu ? Vous montez, mais vous vous êtes fait un marche-pied de victimes. Voilà l’intérêt personnel en action, dans le régime actuel ; et où donc, je le demande, le sentiment du devoir trouvera-t-il, sa place entre celui qui écrase et celui qui est écrasé ?

Car il n’est pas furieux seulement ce combat dont j’ai parlé, il est odieusement inégal ; il met aux prises le riche et le pauvre, le faible et le fort, le spéculateur qui a pour lui toutes les chances de l’audace, et l’honnête homme qui n’a que celles du travail. La victoire, pourrait-elle être douteuse ? M. Michel Chevalier sait bien que, dans les batailles industrielles, la victoire appartient aux gros capitaux, comme, dans les autres batailles, elle appartient aux gros bataillons. Et c’est dans un milieu social où elle ne se manifeste que par une série de luttes acharnées, une succession de défaites injustes, un choc continuel d’impitoyables désirs, une âpreté de gain universelle et inouïe, qu’on vient vanter la puissance de l’intérêt personnel ! Et l’on nous accuse de la nier parce que nous en réprouvons les manifestations hideuses !

Mais que faire alors ? Que faire ?… modifier un régime social qui, par son essence même, rend inconciliables l’intérêt personnel et le sentiment du devoir ; et poser, avec le bon sens du cœur, les bases d’un régime tel que nul ne puisse y chercher autre part que dans le triomphe de l’intérêt public la satisfaction de son intérêt propre. L’association résout ce problème. Et, par exemple, dans les ateliers sociaux dont nous proposons l’établissement, la part de l’intérêt personnel est faite sans contredit, puisque chaque travailleur participe au bénéfice. Seulement, le bénéfice ne saurait augmenter pour quelques-uns sans augmenter pour tous. Ainsi l’émulation n’est pas détruite, elle est purifiée ; l’intérêt personnel cesse d’être une excitation à la haine pour devenir un moyen de concorde, un encouragement à la fraternité ; le stimulant individuel ne perd rien de son énergie, et il devient moral.

M. Michel Chevalier a d’avance objecté que, dans tout système d’association, l’intérêt personnel est indirect, parce qu’il revêt un caractère collectif. La conclusion ne me semble pas logique. Je ne sache rien de plus direct que l’intérêt qu’a un travailleur à l’accroissement des bénéfices dont il doit toucher une partie. Mais quoi ! est-ce qu’il n’y a pas dans tout intérêt collectif un stimulant très-énergique ? Est-ce que ce n’est pas à un intérêt d’honneur collectif que se rapporte, dans l’armée, la fidélité au drapeau ? Est-ce que ce n’est pas sous l’influence d’un intérêt collectif de gloire qu’on a vu des millions d’hommes courir avec enthousiasme au-devant de la mort ? Est-ce que ce n’est pas un sentiment collectif qui a enfanté l’omnipotence du catholicisme, fondé toutes les grandes institutions, inspiré toutes les grandes choses, produit tous les actes par lesquels a éclaté dans l’histoire la souveraineté du vouloir de l’homme ? Est-il donc sans puissance, cet intérêt qui nous rend si jaloux de la dignité de notre nation, cet intérêt collectif qui s’appelle la patrie ? Et lorsqu’on l’a mis si complètement au service de la destruction et de la guerre, comment nous persuadera-t-on qu’il est à tout jamais impossible de le mettre au service de la production et de la fraternité humaine ?

Que ceci reste bien entendu : nous ne prétendons pas le moins du monde qu’on immole à l’émancipation du peuple la personnalité humaine, les droits de l’individu ; mais nous demandons que, par une application à la fois prudente et large du principe d’association, l’individu se trouve naturellement amené à associer au bien de ses semblables son espérance et ses désirs.

L’intérêt personnel veut être pris en sérieuse considération ? Oui, certainement ; et c’est pour cela qu’il faut porter la main sur un régime qui couve le prolétariat. Si les exigences de l’intérêt personnel méritent qu’on les respecte, que ne les respectez-vous dans la personne de tant de malheureux, serfs de l’industrie et valets d’une manivelle ? Quoi ! l’intérêt personnel est trois fois saint, et je vois dans le milieu social que vous défendez une foule d’hommes qui vivent au jour le jour ; qui, courbés sur d’abrutissants labeurs, n’ont pour dédommagement que la satisfaction de ne pas mourir de faim ; qui s’épuisent à créer des jouissances au partage desquelles on ne les appellera jamais. Ah ! ceux qui comprennent le cœur humain et ne fondent pas leurs théories sur des chimères, les véritables hommes pratiques, ce sont ceux qui savent que, si l’intérêt personnel est respectable chez les uns, il l’est aussi chez les autres. Quel spectacle nous présente aujourd’hui la société ? En haut, c’est une émulation dévorante et déréglée ; en bas, c’est une monotonie de fatigue et de douleur, menaçante et sombre. Est-ce là un état normal ? La réponse est bien simple, et elle est terrible : il n’est personne aujourd’hui qui, en s’endormant, soit bien sûr de ne se pas réveiller dans la tempête ; et la sagesse de nos hommes d’État se réduit à comprendre que les révolutions sont toujours prêtes à frapper à la porte des sociétés.

J’arrive à une autre erreur de M. Michel Chevalier. Il me reproche d’avoir indiqué, comme le terme définitif des sociétés, l’égalité absolue. Ici encore il importe de bien nous entendre. Les hommes n’ayant ni les mêmes facultés ni les mêmes besoins, et ne pouvant vivre en société que par la mise en œuvre d’aptitudes essentiellement diverses, il est clair que prêcher l’égalité absolue serai un non-sens. Aussi ne saurais-je accepter la critique dans les termes qui la formulent. Mais ce que j’ai affirmé et ce que je répète volontiers, c’est que, si la hiérarchie par capacités est nécessaire et féconde, il n’en est pas de même de la rétribution par capacités. La mission de conduire des sociétés humaines n’est pas une si petite affaire qu’il soit permis de la ranger au nombre des choses dont on trafique : qui gouverne est tenu de se dévouer. Sans doute il faut que la rémunération soit suffisante pour rendre possible et facile l’exercice de la fonction ; mais on ne saurait mesurer l’importance de la fonction à celle du gain, sans dénaturer le pouvoir, sans le rabaisser outre mesure, sans en méconnaître l’essence et la grandeur.

D’ailleurs, c’est introduire dans la hiérarchie un principe d’ordre et de discipline que de faire du désintéressement une condition du pouvoir ; car c’est le rendre tout à la fois plus digne de respect et moins sujet à l’envie ; c’est couper court à la candidature des médiocrités cupides et remuantes, des ambitions grossières ; c’est convier à l’exercice de l’autorité ceux-là seuls qui s’y sentent appelés par le besoin de développer les hautes facultés de leur esprit et d’appliquer des idées utiles ; c’est faire de l’obéissance un acte de gratitude.

J’ai eu occasion de le dire ailleurs : l’homme qui s’adjuge, en vertu de sa supériorité intellectuelle, une plus large part des biens terrestres, perd le droit de maudire l’homme fort qui, aux époques de barbarie, asservissait les faibles en vertu de sa supériorité physique. Et si l’on répond que le talent a besoin d’être stimulé par la récompense, que l’utilité sociale l’exige, je demanderai à mon tour s’il est nécessaire que la récompense soit matérielle, qu’elle s’évalue en richesses ? Est-ce que les hommes vraiment supérieurs n’ont pas toujours cherché et trouvé leur principale récompense dans l’exercice même de leurs facultés ? Si la société eût voulu récompenser Newton, elle n’y eût pas suffi ; il n’y avait pour Newton qu’une récompense équitable : la joie qu’il dut ressentir quand son génie découvrit les lois qui régissent les mondes. Si les besoins sont l’indication que Dieu donne à la société, de ce qu’elle doit à l’individu, les facultés ne sont-elles pas l’indication que Dieu donne à l’individu de ce qu’il doit à la société ? Donc, d’après la loi divine écrite dans l’organisation de chaque homme, une intelligence plus grande suppose une action plus utile, mais non pas une rétribution plus considérable ; et l’inégalité des aptitudes ne saurait logiquement et légitimement aboutir qu’à l’inégalité des devoirs.

M. Michel Chevalier fait observer à ce sujet que dans notre pays les fonctions éminentes sont faiblement rétribuées. Il reconnaît donc que nos théories ne nous placent pas en dehors du mouvement qui emporte la société, et que nous ne sommes pas des utopistes ? Il aurait, au surplus, mauvaise grâce à le prétendre, dans un moment où notre système reçoit, bien qu’en un cercle restreint, les applications les plus heureuses et les plus significatives.

M. Michel Chevalier vante la concurrence comme stimulant ; mais de quelle nature est-il, ce stimulant ? De quelle manière lui est-il donné d’influer sur l’activité humaine ? La faim est un stimulant énergique : elle arme quelquefois les voleurs de grand chemin. La vengeance est un stimulant énergique : elle sollicite quelquefois au meurtre l’homme offensé. La cupidité est un stimulant énergique : elle enfante l’agiotage et ses scandales. Élèverons-nous des autels à la cupidité, à la vengeance et à la faim ?

Pour ce qui est du bon marché, créé, dit-on, par la concurrence, que représente-t-il ? Des économies faites sur la main-d’œuvre ou résultant de l’emploi d’une machine nouvelle. Le bon marché ne donne donc aux consommateurs aisés que ce qu’il a enlevé aux producteurs pauvres. Le bon marché correspond toujours, sous l’empire de la concurrence, qui en fait un moyen de lutte, ou à une diminution générale des salaires ou à l’exercice meurtrier d’un monopole. De sorte que ce qui est un progrès pour les uns, devient, pour les autres, un surcroît de misère. Et le bonheur des heureux ne se compose, hélas ! à leur insu, que des douleurs croissantes du pauvre !

La concurrence, il est vrai, ne tourne pas toujours contre l’ouvrier. Quand il arrive que les produits sont demandés avec empressement là où les travailleurs sont rares, les rôles se trouvent intervertis. C’est au maître à subir les conditions : l’ouvrier les dicte, et l’opprimé de la veille peut devenir l’oppresseur du lendemain.

Ici nous aurions à dire que de semblables circonstances ne se produisent que par exceptions ; que les riches ont, pour échapper au despotisme du moment, des ressources qui manquent aux pauvres ; que la loi elle-même punit les coalitions de maîtres beaucoup moins sévèrement que les coalitions d’ouvriers. Mais non ; laisser l’objection subsister dans toute sa force nous plaît davantage, et nous avons hâte de nous en emparer. Que la tyrannie vienne d’en haut ou d’en bas, il nous importe peu : dans l’un et l’autre cas elle nous est odieuse. Défenseurs et non point courtisans du peuple, nous ne voulons pas plus des désordres dont il serait exceptionnellement en état de profiter, que de ceux dont il a coutume de souffrir ; et nous déclarerions doublement funeste tout système qui ne permettrait aux prolétaires, foulés aux pieds, d’autre réparation que la vengeance, et d’autres fêtes que les saturnales de l’industrie.

Quant à la crainte de voir tout le monde mourir de faim, pour peu qu’on touche aux bases du régime actuel, est-ce bien sérieusement que. M. Michel Chevalier exprime cette crainte ? Comment ! tout le monde mourrait de faim lorsque l’ouvrier, travaillant pour lui-même, ferait avec zèle, application et rapidité, ce qu’il ne fait aujourd’hui qu’avec lenteur, avec répugnance, la malédiction sur les lèvres, et souvent, hélas ! la révolte dans l’âme ! Tout le monde mourrait de faim, lorsqu’il n’y aurait plus dans la société cette foule d’êtres parasites qui vivent aujourd’hui du désordre universel, lorsque la production ne s’accomplirait plus dans les ténèbres et au sein du chaos, ce qui entraîne l’encombrement des marchés et a fait dire à de savants économistes que, dans les États modernes, la misère provenait de l’excès même de la production ! Tout le monde mourrait de faim, lorsque, la concurrence disparaissant, nous n’aurions plus à déplorer cette incalculable déperdition des capitaux, laquelle résulte aujourd’hui des magasins qui se ferment, des ateliers qui s’écroulent, des faillites qui se succèdent, des marchandises qui restent invendues, des ouvriers qui chôment, des maladies qu’enfantent chez la classe laborieuse l’excès et la continuité du travail, de tous les désastres en un mot, qui naissent d’une compétition désordonnée, immense, universelle !

Il faut absolument que M. Michel Chevalier se rassure… du moins en ce qui concerne l’application de nos idées ; car il n’y a que trop lieu de s’effrayer à l’aspect du régime social actuel abandonné à son développement. Il me serait certes bien facile de prouver que ce régime n’assurant au peuple aucune garantie de bien-être, condamne la société à une existence aléatoire ; que cette liberté d’industrie dont on se vante n’existe que pour les possesseurs des instruments de travail ; qu’elle laisse le pauvre à la merci du hasard ; qu’elle se compose d’oppression et d’anarchie ; qu’elle ne fait qu’ajouter à la force des forts, à la richesse des riches, au crédit de ceux auxquels il est le moins nécessaire. Mais à Dieu ne plaise que je fasse appel ici aux classes pauvres, de manière à leur souffler de funestes impatiences ! La bourgeoisie est elle-même assez menacée pour qu’on s’adresse à elle et pour qu’on l’adjure de sonder sérieusement la situation. Eh ! comment le nier ? C’est au profit des gros capitaux que la concurrence s’exerce. Donc, après avoir pesé sur la petite propriété, elle pèsera sur la propriété moyenne : résultat inévitable et qui déjà se trahit par de frappants symptômes. Qu’on parcoure les campagne, elles sont soumises à la honteuse féodalité de l’usure. Qu’on étudie la vie industrielle des grandes cités, elle accuse de toutes parts la formation d’une oligarchie financière, au joug de laquelle il devient de plus en plus difficile d’échapper. L’artisan qui s’appartient a été remplacé par le journalier qui ne s’appartient pas ; les magasins modestes disparaissent, ruinés par les magasins somptueux : le luxe est devenu, dans les luttes de la concurrence, une arme sûre et meurtrière ; la ligue des gros capitaux enveloppe la bourgeoisie et tend à l’étouffer. Comment conjurera-t-on de tels périls ?

Contentons-nous, dit M. Michel Chevalier, de corriger la concurrence. Mais par quels procédés ? M. Michel Chevalier ne les indique pas, et nous serions fort curieux de les connaître. Quoi ! le principe étant accepté, on espère qu’il n’engendrera pas ses naturelles conséquences ! Quoi ! étant donnée la guerre, on se nourrit de cette étrange illusion qu’elle ne fera pas de victimes ! Mais le mal a sa logique comme le bien ; et quand on blâme la conclusion, je ne comprends pas qu’on s’obstine à conserver les prémisses. Or ici la conclusion c’est, je le répète, l’établissement d’un despotisme plus lourd cent fois et plus humiliant que le despotisme militaire. N’en est-on pas venu à livrer à un petit nombre d’hommes opulents le monopole des transports, c’est-à-dire le mouvement de l’industrie, son âme, sa vie, son souffle ? Ainsi donc laissez faire, laissez passer, payez-vous de mots sonores, glorifiez la sagesse des législateurs qui codifièrent l’anarchie au nom de la liberté : en attendant, au-dessus du peuple qui souffre, la bourgeoisie marche à une dissolution manifeste, dont ne la sauveront pas ses courtisans, s’ils se bornent à l’endormir au bruit de leurs flatteries.

Louis Blanc.

Voici comment s’exprime Le Commerce, dans son numéro du 3 août 1841, au sujet de notre livre :

« Comment fonctionnerait le gouvernement devenu entrepreneur d’industrie ? Si nous en jugeons par les exemples que nous donne le ministre des travaux publics, nous pouvons présumer que ses procédés ne brilleraient ni par l’économie, ni par l’activité, ni par l’esprit d’entreprise et de perfectionnement. Encore concevons-nous que le gouvernement dirige des travaux en vue d’un service public, lorsque l’État est à la fois producteur et consommateur, ou en vue d’un produit perçu à titre d’impôt. Mais quand l’État sera devenu seul fabricant et chargé de pourvoir aux besoins de la consommation privée, quels moyens aura-t-il d’écouler ses produits, de chercher des débouchés soit au dedans, soit au dehors ? »

Si ces objections ne portaient point à faux, elles seraient fort graves assurément. Il est certain que l’État, devenu entrepreneur d’industrie et chargé de pourvoir aux besoins de la consommation privée, succomberait sous le poids de cette tâche immense. Je vais plus loin : en supposant qu’il y pût suffire, ce qu’on risquerait de trouver au bout d’un pareil système, ce serait la tyrannie, la violence exercée sur l’individu sous le masque du bien public, la perte de toute liberté, une sorte d’étouffement universel enfin. Mais qu’avons-nous donc proposé de semblable ? L’objection serait valable adressée au saint-simonisme. Mais qu’y a-t-il de commun entre notre système et les doctrines saint-simoniennes ? Nous avons dit que l’État devait être le régulateur de l’industrie : cela veut-il dire qu’il doit en exercer le monopole ? Nous ayons dit que l’État devait fonder des ateliers sociaux, fournir aux travailleurs des instruments de travail, rédiger des statuts industriels ayant forme et puissance de loi : cela veut-il dire que l’État doit se faire spéculateur, entrepreneur d’industriel ? Qui ne sent qu’on nous combat ici sur un terrain qui n’est pas le nôtre ? Qu’on relise notre projet : on verra que nous n’accordons aucune part au gouvernement dans la répartition des bénéfices obtenus par les ateliers sociaux ; le gouvernement n’est donc, dans notre système, ni monopoleur, ni spéculateur. Il est vrai que nous le faisons intervenir administrativement dans l’atelier social durant la première année de la fondation. Mais pourquoi confondre la base d’un système avec ce qui n’est qu’un moyen de le mettre en mouvement ? Qu’avons-nous dit ? « Pour la première année devant suivre l’établissement des ateliers sociaux, le gouvernement réglerait la hiérarchie des fonctions. Après la première année il n’en serait plus de même. Les travailleurs ayant eu le temps de s’apprécier l’un l’autre, et tous étant intéressés au succès de l’association, la hiérarchie sortirait du principe électif. » Ce qui signifie que la machine une fois montée, elle marcherait d’elle-même. L’État n’aurait plus qu’à surveiller l’observation des statuts comme il surveille l’exécution de toutes les lois. Seulement, ces statuts étant la mise en œuvre d’une doctrine d’association et de fraternité, l’industrie se trouverait bientôt engagée dans des voies toutes nouvelles, sans que l’État eût autre chose à faire qu’à écarter les obstacles que l’égoïsme individuel tenterait d’opposer à ce mouvement. Qu’on le remarque bien : nous ne demandons pas, comme les saint-simoniens, que l’État fasse tout par lui-même ; nous demandons qu’il prenne l’initiative d’une révolution industrielle ayant pour objet la substitution du principe d’association au principe de concurrence. Nous ne demandons pas que l’État devienne entrepreneur d’industrie et concentre en ses mains tous les monopoles ; nous demandons qu’il intervienne pour fournir des instruments de travail à quelques sociétés de travailleurs, en imposant à ces sociétés une législation telle qu’il leur soit impossible de ne pas s’étendre insensiblement sur toute la surface du royaume.

« Il existe un pays qui, depuis trois siècles environ, pratique sur une vaste échelle un système à peu près semblable à celui que propose M. Louis Blanc ; c’est le Paraguay. Avant l’insurrection des colonies de l’Amérique du Sud, ce pays était soumis à un gouvernement théocratique qui réalisait complètement l’utopie de la communauté des biens et de la fraternité sociale. Apparemment ce gouvernement était conforme aux vœux des citoyens, puisque, délivrés de l’autorité de la métropole, ils voulurent le conserver sans autre altération que la substitution de la forme unitaire à la forme fédérative. Le directeur de la nouvelle organisation, le docteur Francia, perfectionna l’ancienne organisation, et il se maintint dans le rang où il a été placé, sans autre forme que l’assentiment unanime et persévérant du peuple. Raynal, après avoir décrit les institutions du Paraguay, d’après des témoignages qui n’ont pas été démentis, observe un phénomène qu’il ne peut expliquer. Il semble, dit-il, que les hommes devraient être extrêmement multipliés sous un gouvernement où personne n’est oisif, où personne n’est excédé de travail ; où la nourriture est saine, abondante, égale pour tous les citoyens, qui sont commodément vêtus ; où les vieillards, les veuves, les orphelins, ont des secours immenses sur le reste de la terre ; où tout le monde se marie par choix, sans intérêt, et où la multitude d’enfants est une consolation sans pouvoir être une charge ; où la débauche, inséparable de l’oisiveté qui corrompt l’opulence et la misère, ne hâte jamais le terme de la dégradation ou de la décadence de la vie humaine ; où rien n’irrite les passions factices et ne contrarie les appétits bien ordonnés ; où l’on jouit des avantages du commerce sans être exposé à la contagion des vices du luxe ; où des magasins abondants, des secours gratuits entre des nations confédérées par la fraternité d’une même religion sont une ressource assurée contre la disette qu’amène l’inconstance ou l’intempérie des saisons ; où la vengeance publique n’a jamais été dans la triste nécessité de condamner un seul criminel à la mort, à l’ignominie, à des peines de quelque durée ; où l’on ignore jusqu’au nom d’impôt et de procès, deux terribles fléaux qui travaillent partout l’espèce humaine : un tel pays devrait être, ce semble, le pays le plus peuplé de la terre. Cependant, il ne l’est pas. — Le fait est que, sur un territoire aussi étendu que celui de la France, le Paraguay ne compte peut-être pas cinq cent mille habitants. Il faut qu’une organisation fondée sur la communauté des biens contienne des vices bien profonds pour neutraliser tant de bienfaits[5]. »

Il nous serait aisé de montrer les différences radicales qui existent entre le système établi au Paraguay et celui que nous avons proposé. Admettons que le rapprochement soit exact : quel magnifique plaidoyer en faveur de nos conclusions que la citation qu’on vient de lire ! Comment ! la vertu, le bonheur, voilà ce qu’une société gagne à l’application des doctrines que vous combattez ! Et, pour les combattre, vous ne trouvez rien de mieux que de nous tracer le séduisant tableau des avantages qu’elles procurent ! « Le Paraguay devrait être le pays le plus peuplé de la terre ; cependant, il ne l’est pas. » Qu’importe si ceux qui l’habitent sont à la fois bons et heureux ? Qu’importe si, selon l’expression de Raynal, rien ne hâte chez eux le terme de la dégradation ou de la décadence de la vie humaine ? L’accroissement de la population serait-il toujours, d’aventure, un symptôme de prospérité ? Rappelons-nous que les naissances, à Paris, sont d’un trente-deuxième de la population dans les quartiers les plus aisés, tandis que, dans les quartiers les plus misérables, elles s’élèvent à un vingt-sixième. Plût au ciel que, dans notre pays, cet accroissement de population, dont se félicitent si bruyamment des économistes à courte vue, n’eût pas été si considérable et si rapide ! Ah ! vous croyez d’une manière absolue que l’accroissement de la population est un bien ? Regardez donc autour de tous : ce sont des affamés qui pullulent. Notre patrie sera bientôt trop petite pour nous contenir ; ne le voyez-vous pas ? Et déjà, n’en sommes-nous point à nous mesurer des yeux les uns les autres, en attendant l’heure de nous entre-dévorer ? Laissons les conquérants demander aux mères d’être fécondes ; il leur faut des hommes qui naissent, puisqu’il leur faut des hommes qu’on tue.

« Si la concurrence était une cause nécessaire de misère et de ruine, comment expliquer la prospérité des États-Unis d’Amérique, le pays de la concurrence[6] ? »

Rien de plus facile. Les Américains ne sont pas pressés comme nous dans un pays dont il leur soit impossible de reculer à leur gré les limites. Ce qui les a sauvés jusqu’ici, en partie du moins, des fléaux de la concurrence, c’est tout simplement l’espace. Mais quoi ! cette logique qui a précipité violemment les Anglais hors de leur île, et leur a fait considérer le globe comme un marché à conquérir, cette logique inexorable n’exerce-t-elle pas déjà son empire en Amérique ? La question des débouchés n’y acquiert-elle pas de jour en jour cette fatale importance qu’elle a toujours eue et qu’elle a aujourd’hui encore en Angleterre ? N’avons-nous pas entendu un président des États-Unis, le général Jackson, gémir à la face du monde des dangers dont son pays était menacé par le développement extrême du crédit, par l’ardeur des spéculations privées, par l’extravagance des désirs qu’allume dans les âmes une compétition sans bornes ? Nous ne parlons pas des vices qui naissent naturellement de l’impulsion déréglée que la concurrence imprime en Amérique au génie individuel : la cupidité, l’égoïsme, la mauvaise foi, la grossièreté des idées et des mœurs.

La concurrence, c’est tôt ou tard l’oppression : l’Amérique le prouve déjà. Les vices de l’ordre social adopté par les Américains menacent d’une sérieuse atteinte le principe d’égalité qui sert de fondement à leurs institutions politiques. Que le régime des banques soit maintenu aux États-Unis, le régime démocratique y succombe. Jackson l’a déclaré hautement, et son opinion sur ce point est celle de tous les partisans sincères de la démocratie américaine. Ce résultat vaut la peine qu’on l’approfondisse !

« Le reproche capital à faire au projet de M. Louis Blanc, c’est que, destiné à anéantir la concurrence par l’association, il n’est qu’un système de concurrence et nullement d’association. Il porte en lui-même ce germe impur, qui n’aurait pas dû échapper à l’esprit pénétrant de son auteur.

« En effet, M. Louis Blanc admet les capitalistes dans l’association, à la condition de toucher l’intérêt du capital, par eux versé, sans participer aux bénéfices, si ce n’est en qualité de travailleurs.

« Ainsi les capitalistes auront droit à une rente fixe, sans variation, suivant les bénéfices ou les pertes de l’atelier social. Loin d’être associés avec les travailleurs, ils ont intérêt à obtenir le revenu le plus élevé de leurs capitaux, et les travailleurs ont un intérêt contraire. Voilà donc entre ces deux agents de la production, les capitalistes et les travailleurs, une opposition flagrante, et par suite le mensonge, la fraude, la haine, c’est-à-dire la concurrence même et tous ses fruits. Mais pour un économiste le capital n’est point le numéraire seul, ce qui pourrait réduire les intérêts hostiles à un cercle assez restreint ; dans ce mot sont compris tous les instruments de travail, toutes les sources de produit, une face entière de la production. Ainsi les propriétaires de terrains, d’usines, de bestiaux, d’immeubles et de meubles sont entièrement divisés d’avec les travailleurs. La concurrence, qui devait être vaincue dans ce projet, en reçoit une consécration solennelle[7]. »

Celui qui nous adresse cette objection a-t-il bien réfléchi aux causes qui font naître aujourd’hui entre les capitalistes et les travailleurs cette opposition flagrante qu’il redoute, même dans l’application de notre système ? Appelés à fournir dans l’œuvre de la production, ceux-ci les instruments de travail, ceux-là le travail, les capitalistes et les travailleurs entrent en lutte aujourd’hui : pourquoi ? parce que rien ne régularise leurs rapports, parce que c’est l’arbitraire qui y préside, parce que le capitaliste spécule sur le besoin que le travailleur éprouve de se procurer des instruments, tandis que de son côté le travailleur cherche à tirer parti du besoin qu’éprouve le capitaliste de faire fructifier son capital. Notre système place les membres de l’atelier social et les capitalistes dans des conditions toutes différentes les uns à l’égard des autres. L’atelier social, qu’on ne l’oublie point, possède un capital que l’État lui a fourni, qui est collectif, qui est destiné à s’accroître indéfiniment, qui appartient en propre à l’association. Les travailleurs ici peuvent par conséquent se suffire à eux-mêmes, le taux de l’intérêt une fois fixé, — et rien n’empêcherait qu’on ne le fixât législativement à des époques déterminées, — les capitalistes qui offrent leurs services à l’atelier social, aux conditions fixées d’avance, sont admis ; ceux, au contraire, que ces conditions ne satisfont pas, gardent leur argent, dont l’atelier peut se passer. Notre système crée à l’atelier social une situation telle, que le concours des capitalistes lui est toujours utile, sans lui être jamais nécessaire ; donc, pas de débats possibles.

Il y a mieux : à mesure que notre système se développe, le capital collectif s’accroît ; la généralité des travailleurs devient de plus en plus indépendante ; les occasions de placement individuel de jour en jour diminuent ; la tyrannie du capital est frappée au cœur.

« Quand vous variez le salaire proportionnellement à la hiérarchie des fonctions, c’est sans doute que vous reconnaissez que tout travail, n’étant pas d’égale qualité, n’a pas droit à la même rétribution. Pourquoi donc, sur les bénéfices, rétablissez-vous l’égalité que vous condamnez comme injuste dans le salaire[8] ? »

Nous avions prévu cette objection, et nous y avions répondu d’avance en ces termes : « Comme l’éducation fausse et antisociale donnée à la génération actuelle ne permet pas de chercher ailleurs que dans un surcroît de rétribution un motif d’émulation et d’encouragement, la différence des salaires serait graduée sur la hiérarchie des fonctions, une éducation toute nouvelle devant sur ce point changer les idées et les mœurs. » Ce n’est donc pas comme injuste que nous condamnons, quant à présent, l’égalité dans le salaire, mais comme portant une atteinte trop brusque à des habitudes que l’éducation seule aura, selon nous, la puissance de changer. L’égalité que nous admettons dans la répartition des bénéfices est une transition suffisamment ménagée entre ce qui est et ce qui doit être ; car, nous l’avons dit et nous le répétons, un jour viendra où il sera reconnu que celui-là doit plus à ses semblables qui a reçu de Dieu plus de force et plus d’intelligence ; alors il appartiendra au génie, et cela est digne de lui, de constater son légitime empire, non par l’importance du tribut qu’il lèvera sur la société, mais par la grandeur des services qu’il lui rendra, l’inégalité des aptitudes devant aboutir à l’inégalité des devoirs et non pas à celle des droits.

« D’après le projet, les fonctions seraient réglées par le gouvernement la première année ; mais, dès la seconde, la hiérarchie sortirait du principe électif.

« Si jamais le lecteur a assisté ou pris part aux élections municipales, départementales ou parlementaires, il sait combien d’intrigues, de mensonges, de calomnies, de fallacieuses promesses, d’immorales menaces sont dépensés dans ces luttes ; il n’ignore pas que c’est une occasion de brouillerie pour les familles et de démoralisation pour un pays ; et sauf quelques citoyens traînards du vieux libéralisme, qui s’imaginent que la vie même d’une nation consiste à se battre, tout citoyen sensé voit approcher avec douleur l’époque de ces agitations périodiques qui font remonter à la surface de la société toute l’écume des mauvaises passions. Il ne s’agit pourtant que d’intérêts éloignés et mal compris, tout au plus de quelque faveur locale ou personnelle à garantir par certains choix. Que serait-ce donc si on livrait au scrutin le sort de chacun, le présent et l’avenir des familles ! si au lieu d’un candidat à désigner, les citoyens devaient s’assigner eux-mêmes leur rang social, mesure de leur droit à la considération et à la fortune ! Combien voudraient être, je ne dis pas les derniers, mais seulement de la seconde, de la troisième catégorie ! Où serait le balancier régulateur de la cupidité individuelle[9] ? »

Oui, dans les élections municipales, départementales ou parlementaires, il s’agit d’intérêts éloignés ou mal compris ; et c’est précisément à cause de cela qu’elles sont la source de tant d’agitations et de cabales. Comment, d’ailleurs, ne voyez-vous pas que l’anarchie électorale n’est elle-même qu’une conséquence de cet état de désordre et d’antagonisme produit dans la société actuelle par la distinction des classes, la diversité des intérêts, la divergence des efforts ?

Introduisez le principe électif dans une association dont tous les membres marchent vers un but commun et soient tous également intéressés à la prospérité de l’œuvre commune, les choses ne vont-elles pas changer de face ? Et que sera-ce donc si au lieu de donner leur suffrage par instinct plutôt que par science, et souvent au gré des passions les plus aveugles, les électeurs peuvent choisir en parfaite connaissance de cause, dans une sphère où s’écoule leur vie tout entière, en un mot sous l’influence de leur intérêt bien compris.

Pour faire un bon choix, deux conditions sont nécessaires : l’intérêt et la capacité. Eh bien ! les membres de l’atelier social réunissent évidemment ces deux conditions. Ils ont intérêt à bien choisir, puisque de leurs choix dépend le succès de l’association dont ils se partagent entre eux les bénéfices ; ils ont la capacité de bien choisir, puisque, se voyant les uns les autres à toute heure du jour, et travaillant ensemble, rien ne leur manque de ce qui constitue les éléments d’une saine appréciation. Un ouvrier est-il en état d’apprécier son contre-maître ? Un ouvrier qui doit recueillir pour sa part les fruits de l’habileté de son chef se donnera-t-il de gaîté de cœur un chef inhabile ? Voilà toute la question.

« M. Louis Blanc admet que l’État, fondant les ateliers sociaux, réglera la première année les fonctions et les bénéfices. Si une fois il le fait, et le fait bien, pourquoi le dénantir de ce privilège[10] ? »

De peur qu’il ne finisse par abuser, de l’énorme pouvoir que lui conférerait le système, parvenu à son dernier degré de développement ; et aussi de peur que la tâche pour lui ne devienne trop lourde lorsqu’il aurait à régler administrativement, non plus tel ou tel atelier, mais toutes les branches de l’industrie.

Évitons l’écueil contre lequel est venu échouer le saint-simonisme. Les fondateurs de cette doctrine avaient bien vu que, seule, la main de l’État était assez forte pour détourner la société du chemin des abîmes ; mais, trop préoccupés des avantages de l’initiative gouvernementale, ils dépassèrent le but. Au lieu de confier à l’État le soin de diriger, de régulariser le mouvement industriel, ils lui imposèrent l’obligation de réglementer l’industrie dans tous ses détails ; de là, tout à la fois, impossibilité d’action et possibilité de tyrannie.

Certes, nous ne sommes pas de ceux qui crient anathème au principe d’autorité. Ce principe, nous avons eu mille fois occasion de le défendre contre des attaques aussi dangereuses qu’ineptes. Nous savons que, lorsque, dans une société, la force organisée n’est nulle part, le despotisme est partout. Il n’est pas une ligne, dans ce petit livre, qui ne soit, de notre part, une douloureuse protestation contre le lâche abandon des pauvres, abandon qu’on ose appeler la liberté ! Mais si nous voulons un pouvoir vigoureux et actif, nous sentons, d’un autre côté, qu’il y aurait folie à le supposer infaillible ; nous ne nous dissimulons pas qu’un gouvernement, quel que soit le mérite de l’organisation politique qui lui aura donné naissance, se compose d’hommes accessibles à des erreurs et à des passions dont l’existence de la société ne saurait dépendre. Le problème à résoudre, pour nous, a donc été celui-ci : créer au pouvoir une grande force d’initiative, en évitant toutefois d’absorber dans la vie du pouvoir celle de la société.

« L’État fournirait les premiers fonds. Cependant, il ne paraît pas qu’il soit admis à participer aux bénéfices, ni à percevoir aucun intérêt. Cette différence de l’État aux autres capitalistes n’est pas juste[11]. »

Et pourquoi donc n’est-elle pas juste ? Est-ce que vous considérez l’État comme un spéculateur ? est-ce qu’il a un intérêt distinct de celui de cette société qu’il représente et qu’il résume ?

« Une part des bénéfices serait consacrée à l’allégement des crises qui pèseraient sur d’autres industries, toutes les industries se devant aidé et secours. Très-bien ! si les autres industries faisaient part de leurs bénéfices à l’atelier social ; mais cela ne pouvant être jusqu’à leur propre organisation, il y aurait injustice[12]. »

Aussi n’est-ce qu’entre les diverses industries socialement organisées que doit avoir lieu, suivant notre projet, cette mutuelle assistance.

« Une autre part des bénéfices serait consacrée à fournir des instruments de travail à ceux qui voudraient faire partie de l’association. — Il faudrait ajouter que le prix en serait retenu sur le salaire ; que ce serait une avance, non un cadeau, sous peine d’injustice ; car le capital étant fourni par l’État, donner gratuitement des instruments de travail à certains ouvriers, c’est dépouiller le grand nombre au profit du petit nombre[13]. »

Vous auriez raison si le système proposé n’était pas destiné à se développer de façon à comprendre l’universalité des travailleurs. Mais c’est pour arriver à ce résultat que nous détachons du capital possédé par l’atelier social une part qui ne doit être employée qu’à son agrandissement, et qui, par conséquent, appartient d’avance à tous les travailleurs sans exception. Retenir sur le salaire de l’ouvrier le prix des instruments qui lui sont nécessaires pour vivre et pour servir la société dont il fait partie, ce serait une injustice et une cruauté ? Pitt lui-même l’a dit, l’État doit aux hommes du peuple du travail ou du pain.

« L’organisation du travail commencerait par l’industrie, tandis qu’elle devrait débuter par l’industrie combinée avec l’agriculture[14]. »

Et pourquoi donc compliquer inutilement les difficultés ? Qu’importe que la révolution commence par la réforme industrielle ? L’essentiel est qu’à cette réforme vienne se lier la réforme agricole. Or, nous n’avons eu garde d’oublier cette nécessaire alliance. (Voir page 115.)

« La conception de M. Louis Blanc est une conception essentiellement saint-simonienne. Saint-Simon, en effet, n’a cessé de solliciter le pouvoir de prendre la direction de l’industrie, en créant des ateliers soumis à des statuts de fabrique gouvernementale, et dans lesquels le pouvoir devait attribuer à chacun sa fonction, son rang dans la hiérarchie industrielle, et sa part dans les produits ou bénéfices[15]. »

Nous avons déjà répondu à ce reproche, et il est surprenant qu’il nous soit adressé par un journal phalanstérien, c’est-à-dire par un journal consacré à l’étude des diverses doctrines socialistes.

Entre le système de Saint-Simon et celui qui est exposé dans ce livre, la différence est manifeste, elle est radicale ; elle est en même temps théorique et pratique.

Dans la doctrine de Saint-Simon, le pouvoir est tout, il fait tout : après avoir tiré en quelque sorte de son propre sein le droit de s’imposer à la société, il la façonne à son gré : c’est lui qui classe les capacités, c’est lui qui distribue les fonctions, c’est lui qui préside au travail de tous, c’est lui qui pourvoit à la distribution des richesses. Dans la doctrine de Saint-Simon, l’État, c’est le pape de l’industrie. Dans notre projet, au contraire, l’État ne fait que donner au travail une législation, en vertu de laquelle le mouvement industriel peut et doit s’accomplir en toute liberté ; il ne fait que placer la société sur une pente qu’elle descend, une fois qu’elle y est placée, par la seule force des choses et par une suite naturelle des lois du mécanisme établi.

Dans la doctrine saint-simonienne, la hiérarchie s’établit essentiellement par l’élection d’en haut. Dans notre projet, au contraire, la hiérarchie s’établit essentiellement par l’élection d’en bas.

Dans la doctrine saint-simonienne, l’intervention de l’État dans l’industrie est permanente ; dans notre projet, elle n’est en quelque sorte que primordiale.

Dans la doctrine saint-simonienne, l’action de la société s’efface entièrement derrière l’action du pouvoir. Dans notre projet, la société reçoit l’impulsion du pouvoir ; mais, son impulsion reçue, elle ne reste plus soumise qu’à sa surveillance.

Dans la doctrine saint-simonienne, le problème de la répartition des bénéfices est résolu par cette fameuse formule : à chacun suivant sa capacité ; à chaque capacité suivant ses œuvres. Dans notre projet, l’inégalité d’aptitude n’est assignée pour base à la différence de rétribution que transitoirement et avec des restrictions importantes. De telle sorte que ce qui forme le principe de la morale saint-simonienne n’est, dans notre projet, qu’une concession nécessaire à des idées que nous regardons comme fausses, et sur lesquelles nous voulons que, l’éducation fasse prévaloir les notions d’une morale supérieure.

Ainsi donc, entre le système de Saint-Simon et le nôtre il n’y a rien de commun, ni le but final, ni les moyens, ni la morale.

« Quant aux capitalistes, M. Louis Blanc, qui veut bien que l’intérêt de leur argent soit garanti sur le budget, les exclut de toute participation aux bénéfices réalisés par l’atelier. Nous nous bornerons sur cette étrange exclusion aux deux remarques suivantes : la première que c’est fort mal entendre la cause des classes ouvrières que de ne pas intéresser directement les capitalistes à l’amélioration de leur sort. Et, en effet, si les établissements dont il est question doivent améliorer la position de ces classes, il importe de les multiplier ; et le meilleur moyen d’arriver à ce résultat, c’est de faire qu’ils soient un bon placement pour les capitaux : il faut donc que les capitaux aient part aux bénéfices. Notre seconde remarque sera celle-ci : le capital, en tant que faculté concourant à la production, a-t-il ou n’a-t-il pas la légitimité des autres facultés productives ? Voilà la question, s’il est illégitime, il prétend illégitimement à une part dans la production, il faut l’exclure, il n’a pas d’intérêt à recevoir ; si, au contraire, il est légitime, il ne saurait être légitimement exclu de participer à des bénéfices à l’accroissement desquels il a concouru[16]. »

La question est posée d’une manière très-confuse dans les lignes qui précèdent. L’écrivain a sans doute voulu nous demander si, d’après notre opinion, il était équitable d’accorder au capitaliste, dans les bénéfices de la production, une part égale à celle du travailleur.

Eh bien ! nous répondons sans hésiter que ce serait là, dans une société normale, le comble de l’absurdité et de l’injustice. Comment ! voici un individu qui a trouvé dans la succession paternelle un million, bien ou mal acquis, par son trisaïeul. Riche, parce qu’il s’est donné la peine de naître, comme le noble de Beaumarchais, il daigne permettre à l’industrie de faire fructifier ce million. Du reste, il passe ses jours à la chasse, il court les spectacles et les promenades, il emploie ses veilles au jeu, il use sa vie tout entière dans des plaisirs ou des occupations qui n’ont pour but que la satisfaction de son égoïsme. Et parce qu’il n’aura pas stupidement enfoui dans la terre cette valeur d’un million qui existerait sans lui, qui existait avant lui, qu’il ignore l’art de féconder, dont il ne sait enfin que toucher et consommer le revenu, vous lui accorderez dans les fruits de la production une part égale à celle de l’homme intelligent et laborieux par qui cette richesse est accrue, mise au service de tous, et dont la vie n’est qu’un sacrifice perpétuel à la société ! Quelle justice distributive, bon Dieu ! Et que penser de ceux qui, voulant réformer le monde, ne voient pas dans une semblable répartition des bénéfices une brutale violation de toutes les lois de la justice et un outrage à la raison humaine !

Direz-vous que le capital n’est pas, dans l’œuvre de la production, un élément moins indispensable que le travail lui-même ? Entendons-nous. De ce que le capital et le travail sont deux éléments également nécessaires à la création des richesses, devons-nous conclure qu’au point de vue de l’équité, le capitaliste et le travailleur sont deux agents également méritoires ? Une telle conclusion serait extravagante.

Direz-vous que tous les capitalistes ne sont pas des oisifs ? D’accord. Mais pourquoi faire si grande la part de ceux qui le sont ? et dans ceux qui ne le sont pas, pourquoi rétribuer l’homme riche plus ou autant que l’homme actif ?

Direz-vous que si cela est peu équitable, cela est du moins utile ? Mais, d’abord, c’est une pauvre philosophie, et bien usée, que celle qui sépare ce qui est utile de ce qui est juste. Et puis, qu’osez-vous prétendre ? Comment la société pourrait-elle trouver son profit à mettre sur la même ligne les services impersonnels que lui rend le capitaliste et les services personnels que lui rend le travailleur ? Le travail meurt avec le travailleur : le capital meurt-il avec le capitaliste ? Il n’y a rien d’impossible dans l’existence d’une association vivant sur un capital collectif, et l’histoire nous offre plus d’un exemple de ces sortes d’associations. Ainsi, l’on peut concevoir une société sans capitalistes : une société sans travailleurs se peut-elle concevoir ? Donc, bien que le capital et le travail soient également nécessaires, les capitalistes et les travailleurs ne le sont pas également. L’existence des sociétés ne dépend pas des premiers d’une manière absolue, tandis qu’elle dépend d’une manière absolue des seconds. Dès lors n’est-il pas manifeste que si les seconds sont moins bien traités que les premiers, cela vient de ce que toutes les notions du juste et du vrai ont été renversées, et de ce que la civilisation a fait fausse route ?

Direz-vous qu’il n’en saurait être différemment ? Prenez garde ! Si vous partez de là, vous perdez le droit de parler d’équité, de morale, de progrès ; vous perdez le droit de parler de Dieu. La Providence disparaît pour faire place au plus aveugle, au plus grossier fatalisme.

Revenons au dilemme dont nous avons reproduit les termes : « S’il est illégitime (le capital), il prétend illégitimement à une part dans la production, il faut l’exclure, il n’a pas d’intérêt à recevoir. Ceci n’est qu’un sophisme. Les disciples de Fourier savent aussi bien que nous combien est grande la puissance des faits existants. Bien ou mal constituée, la société est ce que l’ont faite des idées fausses, de tristes préjugés, une ignorance générale, et des iniquités traditionnelles qui ont plusieurs siècles de durée. Il faut bien tenir compte de tout cela si on veut arriver à une solution pratique. Nous demandons que l’atelier social paye aux capitalistes l’intérêt de leur argent, et un intérêt élevé : 1o parce qu’il importe que les établissements proposés ne repoussent aucun des moyens qui sont de nature à favoriser leur développement ; 2o parce que notre projet ayant pour but une rénovation qui doit finir par embrasser la société tout entière, il importe que les capitalistes soient sollicités aussi vivement que possible à entrer dans l’association générale, de manière à ce que la concentration de toutes les forces éparses s’opère avec rapidité.

« Le meilleur moyen d’atteindre ce résultat, c’est de faire que les capitaux aient part aux « bénéfices. »

Nous ne nions pas que, dans ce cas, l’attrait ne fût plus grand pour les capitalistes. Mais la question est de savoir si, pour les attirer, il ne suffirait pas de leur offrir de leur argent un intérêt aussi et plus considérable que celui que l’État aujourd’hui paye aux rentiers. Car si cela devait suffire, aller au delà serait une folie, puisque ce serait sacrifier sans utilité la rigueur des principes. Or, nous disons que, les ateliers sociaux une fois en mouvement, les capitalistes seraient d’autant plus portés à y entrer, que, par suite du progrès de ces établissements, les occasions de placement individuel diminueraient de jour en jour.

Nous demanderez-vous quelle raison nous porte, l’absorption des capitaux individuels étant rendue tôt ou tard inévitable par notre projet, à ménager si fort les capitalistes, et à leur adoucir à ce point une pente qu’il ne leur serait pas possible de ne pas descendre ? La raison qui nous porte à ces ménagements, ce n’est pas seulement le désir de transiger avec des répugnances trop nombreuses et des préjugés trop profondément enracinés ; c’est plus et mieux que cela. Réformer la société, sans la bouleverser : donner aux intérêts une direction plus féconde et plus tutélaire, sans ébranler avec une impatience sauvage les existences fondées même sur les abus qu’on cherche à détruire ; préparer l’avenir, en un mot, sans rompre violemment avec tout le passé… est-ce un calcul seulement ? Non ; c’est un devoir.

« Il manque à la critique de M. Louis Blanc une chose essentielle, et sans laquelle elle est en quelque sorte privée d’appui ; nous voulons parler de la détermination des faits auxquels on doit rapporter la concurrence ; car cette concurrence anarchique, si justement condamnée par M. Louis Blanc, pour les déplorables conséquences qu’elle engendre, est d’abord un effet avant d’être une cause. Or, n’est-il pas de toute nécessité, si l’on veut arriver à des conclusions rigoureuses, de déterminer l’ordre de faits auquel la concurrence doit être rapportée ? Eh bien ! c’est ce que M. Louis Blanc a complètement oublié de faire.

« Nous lisons bien cette phrase au milieu de son article : De l’individualisme, ai-je dit, sort la concurrence. Mais nous avons vainement cherché dans tout le cours de l’article un passage seulement où M. Louis Blanc eût pris la peine de faire la théorie de la génération de la concurrence par l’individualisme. Nous sommes encore à le trouver. — D’ailleurs, qu’entend-il ici par individualisme ? On ne saurait entendre par ce mot le morcellement des industries, l’isolement des familles constituant autant de groupes industriels séparés, insolidaires et forcés de se faire la guerre, c’est-à-dire d’exercer la concurrence en mode anarchique. De ce morcellement industriel, de cet isolement des familles, M. Louis Blanc ne dit pas un mot. Voilà pourtant la grande cause de la concurrence qu’il déplore, la grande source de toutes les misères industrielles et morales sur lesquelles il appelle l’attention des publicistes et du pouvoir. N’est-ce pas une chose vraiment bien étrange qu’un pareil oubli ? Quoi ! vous venez nous proposer un remède pour certaines plaies sociales, vous prétendez que ce remède est logique, rationnel ; vous voulez que notre raison en juge, et vous oubliez de nous parler des causes qui engendrent ces plaies[17] ! »

Le rédacteur de la Revue de l’Aveyron et du Lot a répondu d’avance, et pour nous, à cette objection des rédacteurs de la Phalange. Nous reproduisons cette réponse, qui est victorieuse :

« Pour guérir les maux de la concurrence, a-t-on dit à M. Louis Blanc (la Phalange, no du 23 septembre 1840), il aurait dû remonter jusqu’à la cause même de cette concurrence, qui est le morcellement industriel, l’isolement des familles, et attaquer le mal sans sa source, ce qu’il n’a point fait. — Ce reproche me semble injuste.

« La concurrence, dans son sens vrai (cum currere, courir ensemble), est la prétention simultanée de divers individus au même produit, prétention qui entraîne la lutte. Cette prétention est un fait primitif, découlant de la nature humaine ; elle n’est pas le produit de l’isolement familial, ni du morcellement industriel. La concurrence est entre hommes ce qu’est le morcellement entre instruments de travail. Ce sont des faits coexistants, solidaires, s’engendrant mutuellement. Il est bien vrai que l’association substituée à l’isolement familial accroîtrait la production, mais la concurrence ni la lutte ne seraient point abolies par cela même, sans le concours de beaucoup d’autres conditions. C’est tellement vrai, que, dans l’industrie comme dans l’agriculture, comme dans le commerce, le travail, loin de s’effectuer par ménages et familles isolés, s’exécute en réalité très-souvent par de nombreuses réunions d’hommes, appartenant à diverses familles, rapprochés sous certaines conditions. On peut même soutenir en toute vérité que la production en familles isolées (mode morcelé) n’existe réellement nulle part et se conçoit à peine. Puisque le capital, le travail et le talent sont les trois éléments de la production, il faudrait supposer une famille qui se suffît à elle-même et n’empruntât jamais les bras d’autrui, ni les instruments, ou les denrées, ou les avances d’autrui, en un mot une famille complètement isolée de toute relation humaine, ce qui est tout au plus le cas de quelques sauvages. Dans toutes nos sociétés, les familles sont depuis longtemps sorties de cet isolement, et dans l’œuvre de la production elles se sont constamment associées entre elles, d’une manière imparfaite, il est vrai, et non intégrale, par l’échange mutuel, le prêt ou le louage des instruments, des talents, des bras. Le morcellement absolu qui correspondrait à cet isolément absolu n’est pas moins chimérique. Ainsi, ni l’un ni l’autre ne peuvent être les causes génératrices de la concurrence. La concurrence, je le répète, et le morcellement sont deux faits primitifs de deux ordres parallèles, et se fortifient mutuellement. Attaquez la concurrence, du même coup vous frappez le morcellement ; détruisez le morcellement, vous atteignez la concurrence. L’isolement familial, qui tient à la fois du morcellement par les instruments de travail et de la concurrence par les agents, suivra nécessairement le sort de l’un et de l’autre.

« Ainsi, M. Louis Blanc aborde le problème de l’organisation du travail à sa hauteur convenable, en visant droit à la concurrence[18]. »

Le Constitutionnel a consacré à l’exposition de notre projet un article plein de bienveillance pour nous. Malheureusement nos idées y sont exposées, non discutées. L’auteur se borne à nous reprocher en termes vagues l’exagération de nos prémisses et le tour absolu de nos conclusions. Qu’est-ce à dire ? Les faits sur lesquels nous nous sommes appuyé, ce sont pour la plupart des chiffres extraits de rapports officiels. Quant aux conclusions que nous en avons tirées, le lecteur est en état de juger combien d’efforts nous avons faits pour en plier la logique à la nécessité de ménager les transitions.

« L’atmosphère des intérêts, dit l’auteur de l’article dont il s’agit, a peut-être besoin, comme le nôtre, d’orages qui l’épurent, et il est certain que, quelle qu’en soit la violence, l’équilibre se rétablit à la longue[19]. »

Mais le mal que nous avons décrit est-il donc un mal accidentel ? Ces milliers d’ouvriers que la misère prend au berceau pour les conduire jusqu’à la tombe ne souffrent-ils pas d’une manière permanente et continue ? N’est-elle pas de tous les jours, de tous les instants, cette affreuse lutte qui engendre les vices les plus hideux, châtiés par les plus cruels désastres ? Les crises industrielles, si c’est là ce que vous entendez par ce mot orage, les crises industrielles sont une aggravation momentanée du mal ? mais sont-elles tout le mal ? Et en quoi les jugez-vous propres à épurer l’atmosphère des intérêts ?

La société se trouve-t-elle en meilleure voie le lendemain de ces sauve-qui-peut de l’industrie où nous voyons des ateliers qui se ferment, des capitaux qui se cachent ou sont anéantis, des faillites qui enfantent des faillites, des fortunes qui se renversent les unes sur les autres, et là pâle multitude des prolétaires sans travail qui cherche son pain entre l’insurrection et l’aumône ? L’équilibre se rétablit à la longue ? Hélas ! ne comprenez-vous pas que vous transportez dans l’histoire de l’industrie ce mot fameux qu’il faudrait laisser aux sanglantes annales de la politique : L’ordre règne à Varsovie !

C’est une chose vraiment étrange que l’obstination que nous mettons, dans ce prétendu siècle de lumières, à nous entourer de ténèbres pour ne point apercevoir les plaies qui nous rongent : Nier les blessures est-ce les fermer ? Que nous ressemblons bien à ce philosophe de l’antiquité qui, en proie aux plus vives souffrances, s’écriait ! « Ô douleur ! tu ne me forceras pas à avouer que tu sois un mal ! » Orgueil puéril ! occupons-nous de chasser la maladie, nous n’aurons pas besoin de nous mentir à nous-mêmes pour la braver.

Mais il y a des gens qui font à Dieu cet outrage d’affirmer que le mal est immortel ! Voici ce que le Globe opposait à notre système :

« Qui niera les plaies de l’ordre social actuel ? Ce ne sera certes pas nous. Nous avons vu l’Africain que l’on nomme esclave, et l’Européen que l’on nomme citoyen : nous les avons suivis tous deux dans les diverses phases de leur existence de prolétaire ; et, certes, nous savons de quel côté est la plus forte somme de misères. Mais ces infortunes matérielles sur lesquelles on revient souvent, et qui servent de pâture quotidienne aux publications du parti radical, révèlent-elles un état aussi anormal qu’on veut bien le dire, un état dont il faille sortir à tout prix ? Ne sont-elles pas au contraire, à quelques modifications près (bien faits d’une législation plus ou moins parfaite), fatalement inhérentes à l’existence de toutes les sociétés humaines ? Je ne veux pas appeler d’autre argument à la démonstration de cette vérité que celui que vous me fournirez vous-mêmes : Le riche dites-vous, succombe lentement à de mystérieuses blessures, et fléchit peu à peu au sein d’un bonheur apparent, sous le poids d’une commune souffrance.

« Avez-vous songé, en écrivant ces lignes, à la déduction philosophique qui en découlait si naturellement ? vous ne savez en tirer que celle-ci : C’est la misère du pauvre qui fait la douleur du riche. Étrange aberration d’une philosophie matérialiste qui se heurte aux vérités et les change en erreurs ! Non ! ce n’est pas la misère du pauvre qui fait la douleur du riche : l’une est, si l’on peut dire, le commentaire providentiel de l’autre. Ces mystérieuses blessures, comme vous les appelez si bien, sous lesquelles succombe lentement l’opulence, ne vous révèlent-elles pas qu’il ne saurait être donné à aucune organisation humaine de réaliser le bonheur matériel, de le réaliser par des moyens purement humains[20] ? »

Y pensez-vous ? Mais avec de pareilles doctrines vous allez droit à la négation de tout progrès ? Car de quel droit affirmeriez-vous que c’est seulement le tiers, le quart, le cinquième du mal qu’il est donné à l’homme de détruire ? Où fixer, sur la route du progrès la limite qu’il est permis l’atteindre et qu’il n’est pas permis de dépasser ?

Croyez-vous au progrès, oui ou non ? Dans le premier cas, je vous défie d’en assigner les bornes. Dans le second, je n’ai plus à discuter avec vous.

On accuse de presque tous nos maux la corruption de la nature humaine : il faudrait en accuser le vice des institutions sociales. Regardez autour de vous : que d’aptitudes déplacées et par conséquent dépravées ! Que d’activités devenues turbulentes, faute d’avoir trouvé leur but légitime et naturel. On force nos passions à traverser un milieu impur ; elles s’y altèrent : qu’y a-t-il de surprenant à cela ? Qu’on place un homme sain dans une atmosphère empestée, il y respirera la mort.

« Notre nature, a dit M. Guizot, porte en elle-même un mal qui échappe à tout effort humain. Le désordre est en nous. La souffrance inégalement répartie, est dans les lois providentielles de notre destinée[21]. »

Voilà donc leur philosophie ! philosophie désespérante s’il en fut, mais, du reste bien appropriée à un régime qui consacre les angoisses de la foule.

Eh bien ! voici le problème à résoudre dans un pareil régime : comment persuader à cette foule immense qu’on dit destinée à souffrir, à souffrir sans consolation, à souffrir sans espoir, à souffrir en vertu des lois de la Providence ; comment lui persuader qu’elle doit croire, en effet, et se résigner à la fatalité de son destin ? Comment conjurer son désespoir ? Quelle barrière opposer à l’ardeur des désirs inassouvis qui s’élèvent dans son sein ?

Dans les sociétés antiques, ceux qui souffraient sans espoir, c’étaient des esclaves.

L’esclavage détruit, que fit le catholicisme ? Pour forcer le peuple, qu’il ne voulait pas émanciper, à se contenter de son sort, il remplaça le fatalisme antique par le dogme fameux de la souffrance méritoire ; il cria aux malheureux : Souffrez sans vous plaindre, car la souffrance est sainte ; souffrez avec joie, car Dieu garde à vos douleurs de célestes et ineffables dédommagements.

Mais ce dogme n’a plus de puissance sur les esprits. On a compris que ce n’était qu’un sophisme propre à empêcher la légitime insurrection des opprimés contre les oppresseurs ; et ce sophisme impie est tombé avec toutes les tyrannies auxquelles il avait si longtemps servi de base.

Comment donc l’allez-vous résoudre, ce formidable problème de la résignation, philosophes et logiciens du régime actuel ? Par quel frein moral retiendrez-vous dans leur misère tous ces hommes que votre philosophie condamne à des souffrances sans lendemain ? Ne voyez-vous pas que les révolutions qui ont passé sur nos têtes ont donné à ce peuple la conscience de sa force ? Ne savez-vous pas que, d’un bout à l’autre de la société, ce cri magique d’égalité a retenti, qu’il a pénétré dans toutes les âmes, et qu’il a éveillé des désirs jusqu’ici inconnus ? Voilà un fait dont il vous est commandé de tenir compte. Heureux ou funeste, approuvé ou maudit, il existe ; il vous domine, il vous entraîne.

M. Guizot sentait bien toute l’importance de cette question, lorsqu’il s’écriait à la tribune : le travail est un frein !

J’entends : ce qu’était le fatalisme pour les esclaves des sociétés antiques, ce qu’était le dogme de la résignation pour les serfs du moyen âge, que la faim le soit pour les pauvres, des sociétés modernes ; forçons le peuple à travailler pour vivre, depuis le commencement du jour jusqu’à son déclin ; que son existence, entièrement employée à d’abrutissants travaux, ne lui laisse pas le loisir de penser qu’il est homme : la sécurité des heureux du monde ne pourra plus être troublée.

Rêverie et folie que tout cela ! Le moyen ne serait pas seulement barbare : dans le régime actuel, il serait absurde.

Pour que le travail fût un frein, au moins faudrait-il que le travail ne fit jamais défaut à ceux qu’il doit contenir. Or, nous avons prouvé que la concurrence illimitée avait pour résultat nécessaire de laisser un grand nombre de travailleurs inoccupés et affamés.

Un jour, la seconde ville du royaume vit des milliers d’ouvriers sortir de leurs ateliers, l’œil ardent et le fusil à la main ; un drapeau fut déployé sur la place publique, et sur ce drapeau on lisait : Vivre en travaillant, ou mourir en combattant. Ce jour-là, les ouvriers lyonnais avaient manqué probablement du frein moral de M. Guizot !

Trouver un frein moral dans un système qui le rend absolument nécessaire, voilà donc une des impossibilités du régime actuel ; voilà un des problèmes qu’il faut absolument résoudre, et que nous posons dans l’intérêt du riche comme du pauvre, du fort comme du faible, de ceux qui jouissent comme de ceux qui souffrent. Car, nous ne saurions assez le répéter, plaider la cause des malheureux, c’est plaider la cause de la société tout entière.

« Il est un écueil contre lequel M. Louis Blanc ne s’est pas suffisamment prémuni : une vive compassion pour les maux des travailleurs l’entraîne à prononcer un arrêt rigoureux contre le principe même de notre organisation du travail ; il impute à un vice inhérent au système les symptômes inséparables d’une mise en œuvre récente et incomplète[22]. »

Il résulterait de là, selon le rédacteur du Siècle, que la concurrence est un système nouveau, qui n’a pas encore fait son temps et qui veut être perfectionné. Mais, pour peu qu’on lise attentivement la critique que nous avons faite de ce système, on se convaincra que c’est à son principe même que nous nous sommes attaqués. Nous avons cherché à montrer quel était l’enchaînement logique des désastres que nous dénoncions. Nous avons mis en relief, dans les résultats produits par la concurrence, non pas des vices accidentels et passagers, mais des vices organiques, et c’est ce que le rédacteur du Siècle reconnaît lui-même lorsque, quelques lignes plus bas, il dit :

« La condamnation de la libre concurrence fondée sur les maux plus aigus auxquels celle-ci aurait exposé les travailleurs, telles étaient les prémisses nécessaires d’une transformation absolue de l’organisation du travail. M. Louis Blanc ne s’est pas fait faute d’établir nettement ce point de départ. Après avoir lu ces pages si animées où la conviction déborde, on comprend que l’auteur ait cru devoir, au prix des tentatives les plus téméraires, arrêter la société en déclin, pour l’empêcher de tomber dans un cataclysme effroyable[23]. »

L’auteur ajoute :

« Malgré tous les reproches adressés à la libre concurrence, il faut le dire pourtant, le bien qu’elle a produit l’emporte de beaucoup sur le mal qu’elle a causé. Une compassion légitime pour les douleurs du peuple ne doit pas nous rendre coupables d’ingratitude ; à aucune époque de l’histoire la condition des masses n’a été moins pénible qu’aujourd’hui : les ouvriers sont mieux logés, mieux nourris, mieux vêtus que par le passé. L’amélioration progressive du sort du peuple est devenue un fait incontestable, Elle n’est pas arrivée au point qu’elle doit atteindre mais du moins la misère est sans contredit moindre qu’autrefois. »

Nous pourrions nier le fait purement et simplement ; car dans quel livre en chercher la preuve ? La mémoire des vieillards nous fournit bien quelques notions sur la condition matérielle du peuple dans l’ancien régime. Mais remarquons que les faits qu’on cite avec une apparence de certitude ne se rapportent qu’à la décadence de ce régime, qu’à sa corruption, devenue si complète qu’elle a entraîné sa chute. Du reste, par quel historien l’histoire des misères du peuple a-t-elle été faite ? Un seul a essayé de l’écrire, cette histoire : M. Monteil. Et le peuple, tel que M. Monteil le représente aux seizième, dix-septième et dix-huitième siècles, ne nous apparaît pas plus malheureux que le peuple tel qu’il passe sous nos yeux.

La question, d’ailleurs, n’est pas de savoir si aujourd’hui les hommes du peuple souffrent plus ou moins que n’ont souffert leurs pères, mais de savoir jusqu’à quel point et pourquoi ils souffrent. Or, qu’avons-nous prouvé ? Que leur misère était profonde ; qu’elle provenait du principe de concurrence ; qu’elle ne pouvait que s’accroître pour peu que ce principe fût abandonné à son développement.

Nous venons de parcourir les objections qui nous ont été adressées par la voie de la presse il en est d’autres qui nous ont été faites, soit par lettres, soit verbalement. Nous allons les examiner.

On nous a demandé si détruire la concurrence intérieure, ce n’était pas rendre impossible la solution au problème des douanes. Voyons un peu.

Le système prohibitif est utile, nécessaire même, disent les uns, car si vous n’arrêtez pas l’invasion de certains produits étrangers, vous créez aux produits similaires de l’intérieur une concurrence mortelle ; que deviendront alors les industries indigènes que cette concurrence menace ? Si vous êtes sans pitié pour les maîtres, pitié du moins pour les ouvriers ! Savez-vous bien ce que coûte de souffrances et de larmes à cette classe condamnée, qui n’a que son travail pour vivre, le trouble apporté dans toute une sphère d’industrie ? L’État est le protecteur né de tous les intérêts nationaux : quel plus noble usage peut-il faire de son droit d’intervention, que celui qui consiste à abriter sous son aile les tentatives fécondes des riches et le travail des pauvres ?

Le système prohibitif est funeste, répondent les autres ; car il atteint l’immense classe des consommateurs ; car il force pauvres et riches à payer souvent fort cher ce qu’ils pourraient obtenir souvent à bon marché. Le système prohibitif est funeste s’il s’agit de matières premières par exemple ; car il tarit dans sa source la production nationale, en dérobant à la main-d’œuvre ses éléments. Il est funeste s’il s’agit d’objets manufacturés : car il donne à certaines industries qui ne sont pas nées vraiment viables un encouragement ruineux et trompeur. Et puis, que signifie cette protection à l’ombre de laquelle il arrive si souvent au génie national de s’assoupir ? Est-ce un pouvoir bien intelligent que celui qui, au lieu de pousser l’industrie avec l’aiguillon, la retient avec des lisières ? Tout tarif appelle des représailles. Tout produit étranger que nous repoussons de nos ports ferme les ports des autres pays à un produit indigène. Le système prohibitif ne saurait donc favoriser ceux-ci qu’à la condition de ruiner ceux-là. Un droit trop élevé sur les fers est une atteinte presque directe portée à la prospérité des contrées qui produisent du vin. Que les maîtres de forges applaudissent : les vignerons pousseront des cris de détresse. Admirable genre de protection que celui qui met aux prises tous les intérêts ! Touchante intervention que celle qui décuple l’anarchie !

Voilà ce qui se dit de part et d’autre. Éternelles redites ! Relativement parlant, les premiers ont raison. En thèse absolue, ils ont tort. Que faire ? L’embarras de la décision a fait naître une théorie mixte qui semble prévaloir aujourd’hui. On s’accorde assez généralement à reconnaître que, vu les nécessités d’une situation dont on ne saurait sortir en un jour, il faut maintenir du système prohibitif ou protecteur tout ce qui peut en être maintenu ; mais qu’il faut, en vue de l’avenir, en retrancher tout ce qui peut en être retranché. Cette troisième opinion, en apparence fort raisonnable, est au fond assez puérile, et, dans les termes où on le pose, le problème est tout à fait insoluble.

Voici le fait : ce qui doit être mis en question, ce n’est pas le système prohibitif, c’est le principe de libre concurrence. Tant que la libre concurrence sera maintenue, le système prohibitif, ou, si l’on veut, protecteur, restera comme une nécessité fatale.

Et qu’on ne crie pas au paradoxe ; car comment, je le demande, a-t-on pu en venir à regarder un régime de douanes comme une chose utile, bienfaisante, et, dans certains cas, indispensable ? La réponse est facile. Il a fallu protéger certaines industries indigènes contre la supériorité naturelle des industries étrangères rivales. Mais n’aurait-il pas mieux valu que ces industries indigènes ne fussent pas nées ? Sans doute, puisqu’elles sont venues au monde dans des conditions défavorables, puisqu’elles ne peuvent se maintenir que par le tribut qu’elles lèvent sur tous les consommateurs nationaux, puisqu’elles ne vivent qu’a la condition de sucer, pour ainsi dire, le sang de toutes les autres industries ? Pourquoi donc sont-elles nées ? Demandez-le au principe de la liberté d’industrie.

Il est évidemment dans les conditions de cet antagonisme universel, fruit amer de notre ordre social, que toute chose soit tentée, bonne ou mauvaise ; que toutes les sphères soient envahies, qu’elles puissent ou non contenir ceux qui s’y précipitent. La concurrence est un régime de hasard ; elle pousse naturellement à une production aveugle ; elle encourage l’imprévoyance ; elle absout d’avance toutes les témérités ; fille de l’individualisme, elle est mère de l’esprit d’aventure. Faut-il s’étonner si, sous son empire, se sont produites tant de conceptions folles, et si, dans le mouvement désordonné qu’elle imprime à l’activité de chacun, tant d’industries ont été essayées qui ne devaient pas l’être ? Voilà le mal, et voilà ce qui a fait d’un système de douanes une nécessité véritable. Une fois l’édifice bâti, alors même qu’il l’aurait été follement, il faut bien le soutenir pour qu’il n’écrase personne sous ses ruines !

L’intervention de l’État, par le moyen des douanes, des prohibitions, des tarifs, serait-elle nécessaire, si cette intervention s’exerçait à priori par le moyen d’un régime industriel sagement et vigoureusement organisé ? Il est clair que non.

Qu’on se place, par exemple, au centre du système que nous avons proposé : le problème des douanes reçoit à l’instant une solution aussi simple que féconde. En effet, introduire dans le travail le principe d’association, établir entre toutes les industries indigènes un vaste système de solidarité, ne serait-ce pas couper court à toutes les entreprises insensées que le caprice ou l’égoïsme individuel engendrent, et qu’il faut ensuite protéger aux dépens de tous les intérêts légitimes ? Nous appelons l’attention de nos lecteurs sur ce point, qui nous paraît assez nouveau : le meilleur, le seul moyen de détruire la concurrence que les étrangers viennent nous faire sur nos marchés, c’est de détruire la concurrence que nous nous y faisons nous-mêmes les uns les autres ; ou, en d’autres termes, le meilleur, le seul moyen d’obtenir, sans des bouleversements affreux et des troubles mortels, la liberté du commerce, c’est de remplacer par un régime d’association et de solidarité ce qu’on a si faussement décoré de ce beau nom :

La liberté de l’industrie.

« Votre système, nous a-t-on dit, ne tend-il pas à introduire dans l’industrie des règles disciplinaires qui enlèveraient à la liberté de l’individu tout son ressort et toute sa fécondité ? L’application de votre système n’a-t-elle pas pour résultat nécessaire, en tuant la concurrence, d’amortir l’activité humaine qu’elle aiguillonne si fortement ? En d’autres termes, que deviennent, dans votre système, la liberté, cette source de toutes les jouissances, et l’émulation, cette source de tous les progrès ? »

Quoi ! notre système attaque la liberté, lorsqu’au contraire il émancipe cette nombreuse foule de journaliers qui s’agitent aujourd’hui sous le poids d’une condition pire que le servage ! Le saint-simonisme disait : « l’État propriétaire ; » c’était l’absorption de l’individu. Mais nous disons, nous, « la société propriétaire. » Différence énorme, et sur laquelle nous ne saurions trop vivement insister.

Notre système menace la liberté ? Pourquoi ? Comment ? Tous les membres de l’atelier social ne sont-ils pas libres ? Ne sont-ils pas mis à l’abri de toute espèce d’arbitraire par les statuts qui régissent l’atelier, statuts ayant une forme et puissance de loi, statuts qui établissent, sur la condition des ouvriers, sur la part qui leur est due dans la production, sur la répartition des bénéfices, des principes que nul ne saurait violer impunément, parce que la force publique est là pour les faire respecter ? Il n’est pas jusqu’à la hiérarchie établie dans l’atelier social qui ne soit un hommage rendu à la liberté, puisqu’elle repose sur l’élection et ne donne à l’inférieur d’autres supérieurs que ceux qu’il croit de son intérêt de reconnaître pour tels. Et n’est-ce point pratiquer dans le sens le plus large le culte de la liberté, que de créer une organisation telle que chacun soit assuré d’y trouver du travail et la récompense légitime de ce travail ?

Vous parlez de liberté ? C’est au nom de la liberté, de la liberté vraie, c’est au nom du respect que la société doit à chacun de ses membres, que nous protestons, nous, contre l’ordre social actuel, et contre les mille tyrannies qu’engendre la concurrence.

Car, qu’est-ce que l’esclave ?

Allons au fond des choses, et ne jouons pas sur les mots, comme feraient des sophistes ou des rhéteurs.

L’esclave, c’est celui qui est en peine de son vêtement, de sa nourriture et de son gîte ; c’est celui qui dort sur les marches d’un palais inhabité.

L’esclave, c’est le pauvre qu’on punit pour avoir tendu la main à la pitié du riche ; c’est l’homme sans asile qu’on arrête pour s’être appuyé sur la borne.

L’esclave, c’est le malheureux que la faim condamne au vol, en attendant que la société le condamne au bagne.

L’esclave, c’est le père qui envoie son jeune fils respirer l’air des filatures malsaines ; c’est le fils qui envoie son vieux père mourir à l’Hôtel-Dieu.

L’esclave, c’est l’enfant du pauvre, qui entre dans un atelier à six ans ; c’est la fille du pauvre, qui à seize ans se prostitue.

Les esclaves, ce sont ceux qui écrivent sur leur bannière : Vivre en travaillant, ou mourir en combattant, et qui, cela fait, combattent et meurent.

Vous parlez de liberté, champions intrépides de l’ordre social actuel ? Mais que vous répondent les colons quand vous osez mettre en question l’esclavage aux colonies ? « Nos nègres sont plus heureux que vos journaliers ; » et ils vous prouvent cela !

La concurrence, selon vous, aiguillonne fortement l’activité humaine ? Oui, j’en conviens ; mais de quelle sorte et dans quel but ? Chacun est irrésistiblement poussé par elle à ruiner son voisin. L’activité dont il s’agit ici est celle qui se déploie sur les champs de bataille. La concurrence ne fait, par sa nature même, le bonheur des uns qu’en faisant le malheur des autres. Elle encourage un fabricant à inventer une machine ; mais, grâce aux brevets d’invention, cette machine devient aussitôt, entre les mains de l’inventeur, une massue avec laquelle il écrase tous ses rivaux.

Un procédé industriel est découvert, qui tend à abréger le travail de l’homme ; est-ce là le résultat obtenu ? L’heureux possesseur du procédé nouveau sait trop bien à quelles conditions il lui sera donné de vaincre ses concurrents : il n’abrège pas le travail de ses ouvriers, et en renvoie un grand nombre, qui, en vertu de ce progrès, sont exposés à mourir de faim. Tel est le prix auquel la concurrence met le progrès. Elle n’excite l’esprit d’entreprise et de perfectionnement qu’en donnant à la cupidité les ailes et la rapacité du vautour.

Encore si ce mobile, tout vicieux qu’il est par essence, agissait sur chacun des membres dont la société se compose ! Mais, pour un combat, il faut des armes ; pour la concurrence, il faut des capitaux. Les journaliers se trouvent donc jetés en dehors du mouvement que crée la concurrence. Ainsi, chez les uns, émulation poussée jusqu’à la frénésie ; chez les autres, absence complète d’émulation, et même d’espoir : voilà l’état de choses qu’on ne craint pas de maintenir, au nom du progrès et de la liberté !

Entrez dans un atelier moderne, vous y verrez ; quelques hommes dont l’amour du gain surexcite l’activité ; et, au-dessous d’eux, des centaines d’hommes qui, vivant au jour le jour, n’ont aucun bénéfice en vue, et peuvent à peine faire sur un salaire modique des économies que dévoreront le premier chômage ou la première maladie. Pour ces malheureux, qu’est-ce que l’émulation ? car enfin ils ne combattent même pas ceux-là ; ils servent d’armes de combat.

C’est avec les pauvres que les riches se font la guerre.

Les mots dont on a le plus abusé dans le monde sont, sans contredit, les mots émulation et liberté, le dernier surtout. Ne serait-il pas bien tenons de le définir ? La liberté, c’est la faculté laissée à l’homme de se développer selon les lois de sa nature. Eh bien ! la liberté, ainsi entendue, existe-t-elle, dans notre ordre social, pour la majorité des citoyens ? La concurrence, nous l’avons déjà prouvé, crée à la société une situation violente qui a pour conséquence inévitable d’imposer aux ouvriers un travail excessif et continu. L’excès et la continuité du travail manuel laissent sans emploi les ressorts de l’intelligence et dépravent la sensibilité. Est-il possible que la vit intellectuelle et le sentiment moral ne s’éteignent pas dans les grossières préoccupations d’un labeur qui dure douze, treize, et quelquefois quatorze heures par jour ? Et quel labeur ! L’extrême division du travail, qui, dans une société bien organisée, serait d’une utilité incontestable pour tous, l’extrême division du travail a engendré l’homme machine.

Donc, si, pour une partie de la société, la concurrence est un aiguillon, elle constitue pou la partie la plus nombreuse un véritable système d’étouffement.

Qu’espèrent ceux qui, ne voulant pas de réforme sociale, s’écrient niaisement : « Il faut instruire le peuple ? » Cela signifie apparemment qu’il faut écrire pour le peuple des livres et des journaux qu’il n’a pas le temps de lire, alors même qu’il aurait de quoi les payer ! cela signifie qu’il faut contraindre le pauvre à envoyer ses enfants à l’école, lorsqu’il en est réduit à avoir besoin de leur travail pour ne pas succomber sous les charges de la paternité !

En supposant que le journalier pût dérober à ses travaux manuels assez de loisir pour ne pas négliger d’une manière complète le soin de son perfectionnement intellectuel et moral, on nous accordera bien que, dans l’état actuel des choses, son instruction ne saurait être, dans tous les cas, que fort élémentaire. L’instruction ne profite pas à l’homme quand elle ne fait que loger quelques idées toutes formées dans son entendement et quelques faits dans sa mémoire ; elle lui profite lorsqu’elle le porte à agir sur lui-même par la méditation, car alors l’homme, en s’instruisant, se développe ; mais une instruction très-imparfaite n’est pas seulement inutile, elle est dangereuse.

« En Angleterre, dit M. Edelestand Duméril dans un livre intitulé Philosophie du budget, il y avait en 1821 la dix-septième partie de la population dans les écoles, et l’on y punissait proportionnellement plus de crimes que dans le pays de Galles, qui n’en instruisait que la vingtième partie. En Prusse, le nombre des crimes semble, dans quelques provinces, en raison directe du nombre des élèves, On en comptait en 1816, sur dix mille habitants ;

Dans les provinces
De Saxe 1492 Et il y eut, en 1817,
un criminel sur
506
De Wesphalie 1394 639
De Poméranie 1030 1403
De Posen 327 2197

Ces chiffres sont remarquables ; et, quelque dédain que l’on professe pour la statistique, il faut bien tenir compte des chiffres lorsqu’ils se trouvent en si parfait accord avec la logique. Rendre l’homme du peuple mécontent de sa situation, éveiller dans son âme des mouvements jaloux, lui inspirer une ambition qui, ne pouvant se satisfaire, se change en fureur, et ouvre à son esprit une carrière qu’il ne pourrait parcourir sans s’égarer, tels sont les résultats que doit naturellement produire, dans l’ordre social actuel, toute instruction à peine ébauchée, ou dirigée selon les principes sur lesquels cet ordre social est fondé.

Revenant donc au système que nous avons proposé, nous lui trouvons d’abord cet avantage que, loin de détruire l’émulation, il la rend commune à tous et la purifie. Les membres de l’atelier social étant appelés à profiter également des succès de l’association, il n’en est pas un seul parmi eux qui puisse manquer de stimulant. L’intérêt personnel est ainsi conservé pour mobile à l’activité humaine ; et, comme il devient inséparable de l’intérêt général, il perd tout ce qu’il a aujourd’hui d’odieux et d’antisocial, sans rien perdre de ce qu’il a d’énergique.

D’un autre côté, plus d’obstacles, dans ce système, au développement moral et intellectuel du travailleur, quel qu’il soit ; car toute découverte scientifique qui n’amène pas dans l’atelier social un surcroît de bénéfice, y amène un surcroît de repos, et vient offrir au travailleur le loisir de cultiver son intelligence. Il serait superflu de faire observer que, dans un régime qui assure et agrandit de jour en jour l’existence du travailleur, père de famille, il n’y aurait plus lieu à ensevelir vivantes, dans une manufacture, de pauvres créatures de sept ou huit ans qui ont besoin d’air, de mouvement et de liberté. L’atelier alors ne ferait plus, comme aujourd’hui, fermer l’école !

Ceci nous conduit à examiner une autre objection que voici :

« Vous voulez, d’une part, diminuer pour l’ouvrier le temps du travail ; de l’autre élargir le cercle des jouissances. Ces deux résultats paraissent contradictoires. Le travail du peuple diminuant, les bénéfices généraux ne sauraient augmenter. »

C’est une erreur. Même en admettant que l’ouvrier travaillât seulement sept heures par jour, la somme des bénéfices à répartir se trouverait considérablement accrue :

1o Parce que l’ouvrier, travaillant pour lui-même, ferait avec zèle, application et rapidité, ce qu’il ne fait aujourd’hui qu’avec lenteur et répugnance ;

2o Parce qu’il n’y aurait plus dans la société cette foule d’êtres parasites qui vivent aujourd’hui du désordre universel ;

3o Parce que le mouvement de la production ne s’accomplirait plus dans les ténèbres et au milieu du chaos, ce qui entraîne l’encombrement des marchés, et a fait dire à de savants économistes que, dans les États modernes, la misère provenait de l’excès même de la production ;

4o Parce que, la concurrence disparaissant, nous n’aurions plus à déplorer cette incalculable déperdition de capitaux, laquelle résulte aujourd’hui des ateliers qui se ferment, des faillites qui se succèdent, des marchandises qui restent invendues, des ouvriers qui chôment, des maladies qu’enfantent chez la classe laborieuse l’excès et la continuité du travail, de tous les désastres, enfin, qui naissent directement de la concurrence.

« Mais, dans votre système, l’État serait, sinon entrepreneur d’industrie et spéculateur, au moins régulateur du marché. Les prix seraient-ils réglés aussi convenablement qu’ils le sont par le seul fait de la concurrence ? »

À cela nous répondons que la concurrence ne règle absolument rien, dans le vrai sens du mot, La concurrence fait de tout marché un guet-apens. Grâce à son capricieux empire, tantôt le producteur est forcé de vendre à perte, tantôt le consommateur est impitoyablement rançonné. On a prétendu que la concurrence servait à établir un rapport exact entre les exigences de la production et les besoins de la consommation. Rien de plus faux. Supposons que plusieurs messageries en concurrence exploitent nos grandes routes. Cette concurrence déterminera un certain chiffre pour le prix des places. Mais s’il arrive que, sur trois entreprises de messageries, deux succombent par l’effet de la lutte, voilà qu’aussitôt les voyageurs devront payer triple impôt. En d’autres termes, les besoins seront restés les mêmes, tandis que les exigences auront changé.

Qu’imaginer de plus tyrannique et de plus absurde ?

Au reste, pour juger de la régularité que la concurrence introduit dans les relations du producteur et du consommateur, il suffit d’observer que sous son influence presque tous les produits ont fini par être falsifiés, même ceux qui concernaient la vie et la santé de l’homme. Si bien que le commerce est devenu une effroyable science de mensonges…et, pour trancher le mot, une interminable série de vols impunis. Ainsi donc, tout se réduit à savoir si, dans la fixation de la valeur des choses, l’examen ne vaut pas mieux que le hasard, la règle que l’arbitraire, la loi que l’anarchie.

« La solidarité que votre système établit entre tous les membres de la société ne menace-t-elle pas la famille, en conduisant à l’abolition de l’héritage ? »

Si l’existence de la famille était indissolublement liée au principe de l’hérédité, nous concevrions l’objection ; car il est certain qu’en poussant la société à vivre sur un capital collectif, nous fondons un état de choses où l’abolition de l’hérédité devient, sinon nécessaire, au moins possible.

Mais s’est-on bien rendu compte des causes qui ont fait jusqu’ici regarder comme absolument connexes la question de la famille et celle de l’hérédité ? Que, dans l’ordre social actuel, l’hérédité soit inséparable de la famille, nul doute à cela. Et la raison en est précisément dans les vices de cet ordre social que nous combattons. Car, qu’un jeune homme sorte de sa famille pour entrer dans le monde, s’il s’y présente sans fortune et sans autre recommandation que son mérite, mille dangers l’attendent ; à chaque pas il trouvera des obstacles ; sa vie s’usera au sein d’une lutte perpétuelle et terrible, dans laquelle il triomphera peut-être, mais dans laquelle il court grand risque de succomber. Voilà ce que l’amour paternel est tenu de prévoir. Le père de famille qui ne chercherait pas à amasser un capital pour ses enfants, dans une société telle que la nôtre, jouerait évidemment leur avenir à la loterie. La famille, dans une société semblable, a donc pour condition nécessaire l’hérédité. Mais changez le milieu où nous vivons ; faites que tout individu qui se présente à la société pour la servir soit certain d’y trouver le libre emploi de ses facultés et le moyen d’entrer en participation du capital collectif ; la prévoyance paternelle est, dans ce cas, remplacée par la prévoyance sociale. Et c’est ce qui doit être. Pour l’enfant, la protection de la famille ; la protection de la société pour l’homme !

On avait dit aux saint-simoniens : « Sans hérédité, pas de famille. » Ils répondirent : « Eh bien ! détruisons et la famille et l’hérédité. » Les saints-simoniens et leurs adversaires se trompaient également en sens inverse. La vérité est que la famille est un fait naturel, qui, dans quelque hypothèse que ce soit, ne saurait être détruit ; tandis que l’hérédité est une convention sociale que les progrès de la société peuvent faire disparaître.

Eh quoi ! il serait dans l’essence des choses, il serait conforme aux lois de la nature qu’un fils pût être amené à compter avec impatience les jours de l’homme qui lui a donné la vie ! Elle serait inhérente à l’essence de la famille, une condition qui permet cet abominable rapprochement : « Un tel est riche, il vient de perdre son père ! » Non, non. Vous calomniez la nature en la rendant responsable de ce qui n’est qu’une nécessité des vices de votre ordre social. Vous outragez la sainteté de la famille en subordonnant d’une manière absolue son existence au maintien des lois d’une civilisation corruptrice et corrompue.

Le pauvre qui, aujourd’hui, n’a rien à laisser à ses enfants, le pauvre a-t-il une famille ? Répondez. S’il en a une, la famille, même dans l’impur milieu où nous sommes, peut donc jusqu’à un certain point exister sans l’hérédité ? S’il n’en a pas, justifiez vos institutions, et hâtez-vous… La famille ne saurait être un privilége !

Tout est admirable et touchant dans l’existence de la famille, si on la considère uniquement au point de vue de l’éducation donnée à des êtres qui ne peuvent encore se suffire. Et, sous ce rapport, elle est le nécessaire fondement de la société. Mais allez au delà, conduisez la famille jusqu’à l’hérédité, aussitôt vous voyez entre l’intérêt social et l’intérêt domestique se creuser un abîme.

Ce que le principe d’hérédité donne à l’un ne l’enlève-t-il pas à l’autre ? N’accorde-t-il pas à celui-ci droit de paresse ? N’arrache-t-il pas d’avance à celui-là les instruments indispensables à son intelligence et à son activité ? Quand les riches criaient aux nobles : « Qu’avez-vous fait ? vous vous êtes donné la peine de naître ; » les nobles n’auraient-ils pas pu répliquer, en s’adressant aux riches par héritage : « Et vous ? »

Résumons-nous sur ce point. La famille et l’hérédité ne sont inséparables que d’une manière relative et dans un certain ordre social. La famille vient de Dieu ; l’hérédité vient des hommes. La famille est, comme Dieu, sainte et immortelle ; l’hérédité est destinée à suivre la même pente que les sociétés, qui se transforment, et que les hommes, qui meurent.

Toutefois, et jusqu’à ce que la société actuelle soit transformée, le principe de l’hérédité dans les familles ne saurait être trop vivement soutenu. Sa suppression, si elle précédait la réforme de l’ordre social tout entier, donnerait naissance à de grands désordres, et serait un grand malheur. Nous avons expliqué pourquoi ; nous n’insisterons pas là-dessus davantage.

Il ne nous reste plus qu’à repousser le reproche banal auquel s’expose quiconque ose s’élever contre les préjugés de son époque. « Vous êtes un utopiste, » ne manquera-t-on pas de nous dire ; Ah ! vraiment ?

La science économique et politique est une science de faits : ceci est incontestable. Mais quel est le véritable rêveur, le véritable utopiste ? Est-ce celui qui, à telle époque donnée de l’histoire, ne tient compte que des faits qui existent, mais dont la durée est manifestement impossible, ou celui qui s’attache principalement aux faits qui n’existent pas encore, mais dont l’apparition est inévitable et imminente ? Toute la question est là. Voici une maison dont les murs se lézardent de toutes parts : croyez-vous être un homme pratique, parce que vous vous obstinez à y rester, au risque d’être enseveli sous ses ruines ?

Ceci posé, quels sont les faits dont se compose l’histoire contemporaine ?

Dans l’ordre moral, lutte de toutes les intelligences, ou scepticisme ;

Dans l’ordre social, lutte de tous les intérêts, ou concurrence illimitée ;

Dans l’ordre politique, lutte de tous les pouvoirs, ou anarchie.

Une société qui peut être décrite de la sorte est-elle durable ? N’est-ce pas là cette maison dont les murs de toutes parts se lézardent ?

Au reste, dans le sein même du parti que nous combattons, il n’est pas un homme intelligent qui ne commence à comprendre la nécessité d’une vaste réforme sociale ; que dis-je ? d’une réforme sociale basée sur les principes qui sont exposés dans ce livre. Dans un article publié par la Revue des Deux Mondes, et sorti de la plume de M. de Carné, nous lisons[24].

« Les considérations sur lesquelles s’appuie l’école qui réclame avec une énergie sans cesse croissante l’organisation du travail sont dignes assurément de l’attention la plus sérieuse ; car les bons esprits ne peuvent manquer d’être frappés des obstacles que rencontrent dans leur marche les idées placées, voici à peine quelques années, au-dessus de toute controverse… Qu’arrive-t-il, en effet, dans la pratique ? Personne ne l’ignore, et chacun en gémit, sans découvrir un remède pour des plaies que chaque année rend plus profondes… Quoi d’étonnant si, en présence de tant de douleurs, des esprits hardis s’efforcent de régulariser ce qui leur apparaît comme un chaos ? L’intervention de l’État entre les chefs d’atelier et les travailleurs ; la limitation de la liberté du travail opérée comme celle de la liberté politique elle-même, dans un haut intérêt social ; la sollicitude de la puissance publique appelée à proportionner la production aux besoins et aux débouchés, pour prévenir, par une intervention éclairée, des déceptions et des désastres ; enfin, le droit international réglant et limitant la concurrence des forces industrielles comme il limite déjà celle des forces militaires ce sont là des idées qui n’ont rien d’étrange en elles mêmes, mais qu’il est au moins singulier de voir répandre en Europe par les publicistes de l’école républicaine, comme la conséquence extrême de leur principe. »

Nous pourrions répondre à M. de Carné que ce qu’il trouve singulier n’a rien que de fort simple ; que l’école vraiment démocratique n’a jamais professé les étroites et anarchiques doctrines du libéralisme ; que le catéchisme du laissez-faire n’a jamais été qu’à l’usage de ceux qui possèdent aujourd’hui le pouvoir, et qui ne l’ont conquis qu’après avoir passé quinze ans à prêcher la religion du désordre. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Nous ne citons l’article de M. de Carné que pour l’opposer à ceux qui seraient tentés de nous appeler des utopistes. Poursuivons :

« Il n’est pas un écrit émané des hommes de quelque valeur dans le parti radical où cet ordre d’idées ne se produise, et dans lequel vous n’aperceviez des efforts visibles pour transformer l’élément politique par l’élément industriel. La guerre à la concurrence est un mot d’ordre aussi accrédité aujourd’hui dans les rangs du parti démocratique que la guerre aux privilèges lors du mouvement de 89, et le bon marché est devenu l’idée la plus antipathique à une école qui ne prévoyait pas à coup sûr, il y a dix ans, où la conduiraient, et des déceptions nombreuses, et les faits nouveaux dont elle s’efforce de s’emparer pour se refaire une popularité perdue. »

Il y a dix ans, l’école démocratique se formait à peine, et tout ce que M. de Carné a dit des prétendues doctrines de la démocratie d’il y a dix ans n’est applicable qu’à l’école libérale, laquelle est aujourd’hui aux affaires, et à qui, certes, on ne saurait faire honneur d’une conversion née de déceptions nombreuses et de faits nouveaux ; car cette école-là vit encore sur ses vieilles erreurs, et c’est avec d’incroyables pauvretés qu’elle affiche la prétention de gouverner le monde. Notons bien que M. de Carné reconnaît à nos idées la puissance de créer à ceux qui les soutiennent une grande popularité ! Après avoir cité la définition que nous avons donnée du bon marché (voir à la page 77). M. de Carné ajoute :

« Ce passage résume d’une manière assez complète la théorie économique dont les esprits réfléchis ne peuvent manquer de suivre les développements avec une curieuse attention. Des disciples de Say pourraient sans doute objecter à M. Louis Blanc que le système de la concurrence et de la liberté commerciale ne saurait être jugé si vite, et qu’il est impossible de le condamner en dernier ressort sur des applications incomplètes et au milieu des résistances que lui opposent encore la plupart des gouvernements européens. »

Si des disciples de Say nous objectaient ce que M. de Carné leur met dans la bouche, nous leur ferions observer que les maux de la concurrence s’aggravent et se multiplient en raison même de l’extension qu’elle prend ; que ceci est un fait incontestable ; qu’on ne saurait par conséquent arguer, en faveur de la concurrence, des applications prétendues incomplètes qu’on en fait. Nous les prierions en outre de remarquer qu’ils confondent mal à propos la concurrence et la liberté commerciale ; que ce sont deux choses fort distinctes ; que la cause de la concurrence et celle de la liberté commerciale ne sont pas le moins du monde liées l’une à l’autre ; que, tout au contraire, la concurrence existant, la liberté commerciale est impossible. Mais la polémique nous entraine, et nous oublions dans quel but nous avons cité l’article de la Revue des Deux Mondes. M. de Carné expose rapidement notre système, celui qui est développé dans l’excellent ouvrage de M. Adolphe Boyer[25], et celui qui est indiqué dans le livre intéressant de M. Buret sur la misère des classes laborieuses en France et en Angleterre. Puis, rappelant que la propagande démocratique se poursuit en France sous plusieurs formes, et arrivant à la catégorie dans laquelle il range les trois livres qu’on vient de citer, il dit :

« Un gouvernement prévoyant et éclairé arrachera aux hommes que peut égarer la tentation d’en abuser les idées mêmes qui font leur force au sein des masses ; il prendra l’initiative de certaines mesures que lui seul peut appliquer avec discernement et sans péril. Lorsque, l’année dernière, des milliers d’ouvriers parcouraient dans un calme menaçant les rues de la capitale ; lorsque, dans des jours de paix et de prospérité commerciale, ils interrompaient le cours de leurs travaux pour débattre, sous l’ardente excitation des partis, les questions les plus complexes, le premier devoir du gouvernement fut de dissiper par la force une émeute d’autant plus dangereuse qu’elle s’ignorait elle-même ; mais à ce devoir accompli a dû en succéder un autre. Il faut que le pouvoir pose à son tour les problèmes posés par les factions. Il doit se demander jusqu’à quel point il peut intervenir dans la seule forme de l’activité nationale, livrée sans règle comme sans contrôle à toutes les chances des événements et de la fortune. Pourrait-il exercer une salutaire médiation entre l’ouvrier et le chef d’atelier, relativement aux conditions du travail ? Serait-il en droit de limiter la concurrence à la mesure véritable des besoins et des débouchés ? Lui serait-il interdit de protéger l’honneur et le crédit de la France sur les marchés étrangers par une surveillance exercée à l’exportation de nos produits ? Enfin, lorsque l’édifice de la société nouvelle repose sur l’unité centralisée et sur l’action administrative, ce double principe peut-il rester sans nulle application aux intérêts les plus nombreux et les plus faciles à émouvoir ? Le principal résultat qu’aient à retirer les hommes sérieux de l’examen des théories démocratiques, c’est assurément la ferme intention de mettre de telles questions à l’étude, pour les résoudre autrement que par l’axiome tout négatif d’une école économique à laquelle l’avenir réserve de sévères leçons. »

Ce langage est-il assez clair ? sommes-nous assez vengés de tous ces hommes sans talent qui, mesurant la vérité à leur taille, déclarent impraticable tout ce qu’ils sont hors d’état de comprendre, et traitent d’utopies inutiles à combattre ce qu’ils sont trop ignorants pour discuter, bonnes gens toujours chargés d’un bagage de mots qu’ils prennent et donnent fièrement pour des idées, esprits stériles qui insultent à la fécondité ?

Et vous, monsieur, qui ne vous piquez pas de professer pour les idées d’un parti qui n’est pas le vôtre ces dédains imbéciles, par quel excès d’injustice pouvez-vous flétrir du nom de factieux les hommes d’étude qui font ce que, selon vos propres aveux, le pouvoir devrait faire ? Ainsi, nous sommes des factieux, et pourtant vous proposez au pouvoir de s’emparer de nos idées pour les appliquer ! Nous sommes des factieux, et vous avouez, non-seulement que les maux dénoncés par nous sont réels, incalculables, mais que nous en avons indiqué la véritable cause, et proposé, jusqu’à ce jour du moins, les remèdes les plus sûrs ! Vous conseillez naïvement au pouvoir de nous arracher nos idées ! Le conseil est admirable ; mais nous osons mettre le pouvoir actuel au défi d’en profiter : d’abord, parce que les hommes d’État d’aujourd’hui sont trop médiocres pour tenter quelque chose de grand et de hardi ; ensuite, parce que les intérêts auxquels ils sont asservis sont trop aveugles pour sonder la bêtise de l’oppression.

Il est vrai que les avertissements ne leur manquent pas. Nous avons écrit les premières lignes de ce livre au bruit des charges de cavalerie exécutées presque à notre porte. Nous avons continué sous l’impression de nouvelles qui nous montraient le port de Mâcon ensanglanté et l’ordre régnant à Clermont, au milieu des ruines encore fumantes de la guerre civile ! Est-ce que nous sommes condamnés à voir se reproduire éternellement ces scènes de deuil ? Est-ce que ces appels farouches à la haine seront toujours les seuls qui aient pouvoir de se faire entendre ? Pour prévenir, la police ; pour réprimer, le canon. Ah ! c’est trop, c’est trop ; et pourtant ce n’est pas assez. Mitrailler les insurgés vivants ; morts, les insulter… cela ne suffit pas, croyez-moi ; et tant que la science ne sera point opposée à l’esprit de révolte, l’émeute sera comme un tonneau des Danaïdes qu’il faudra sans cesse remplir avec du sang.

C’est à rapprocher toutes les classes de la société, à leur faire comprendre que leurs intérêts sont solidaires, à les unir dans un noble sentiment de concorde et de fraternité, que consiste le devoir de tout homme sincèrement attaché à son pays. Mais que valent ces recommandations, dans un régime qui tend d’une manière irrésistible à en détruire l’effet ? C’est donc sur les vices de ce régime que nous devons porter nos regards. Et quel plus honorable, quel plus fécond sujet d’études ! Mais non : on ne saurait s’émouvoir au spectacle de tant de douleurs, on ne saurait en désirer le terme, en étudier l’origine et la filiation, en décrire la nature, en chercher le remède, sans être un rêveur, un utopiste, sans être mis à l’index par les hommes pratiques. Hélas ! la sagesse de ces hommes pratiques n’est pas si grande qu’elle ne reçoive de temps en temps de cruels démentis. Et ces démentis, qui les donne ? la guerre civile.

Quelques mots encore sur ce sujet. Qu’aurait-on dit d’un homme qui, dans les derniers jours du règne de Louis XV, aurait tenu le langage que voici :

« Vous voyez quel est le pouvoir de l’Église ! À peine venu au monde, l’homme la trouve auprès de son berceau ; enfant, elle le façonne à son gré ; adulte, elle le fait époux et lui permet d’être père ; mourant, elle recueille son dernier souffle ; mort, elle l’ensevelit ; mis au tombeau, elle le poursuit dans les mystères d’une autre vie, et s’empare de son âme pour en faire aux vivants un sujet d’espérance où de terreur. Elle domine la conscience du roi comme celle du mendiant. Son empire se fait, reconnaître par ceux-là même que ses préceptes n’ont point subjugués : toute alcôve souillée a son crucifix et tout boudoir son prie-dieu. Architecture, statuaire, peinture, œuvres du génie, merveilles des arts, tout cela sert à marquer dans la société, le passage et la souveraineté de l’Église. Et comment détruire une influence dont les racines tiennent à toutes les parties infimes du cœur humain, une influence créée par tant de siècles asservis à la même croyance ? Le pouvoir spirituel de l’Église est donc bien grand ; mais il ne l’est pas plus que son pouvoir temporel. Sous Louis XIII, la France fut gouvernée par Richelieu, un prêtre ; sous Louis XIV enfant, par Mazarin, un prêtre ; sous Louis XIV vieillard, par le père Letellier, un prêtre ; sous le régent, par le cardinal Dubois, un prêtre ; aujourd’hui, sous Louis XV, elle est gouvernée par le cardinal de Fleury, toujours un prêtre. Quant aux richesses du clergé, elles sont immenses : il possède dans le Cambrésis quatorze cents charrues sur dix-sept cents ; dans la Franche-Comté[26], plus de la moitié des biens appartient aux moines bénéficiaires ; neuf mille châteaux, deux cent cinquante-neuf mille métairies ou fermes, cent soixante-treize mille arpents de vignes, voilà ce qui sert de base en France à la puissance matérielle de l’Église, dont les revenus annuels peuvent être évalués à douze cent vingt millions[27].

« Eh bien ! encore quelques années, et cette force immense aura disparu. Le principe de la liberté de conscience remplacera l’autorité morale de l’Église ; on ne croira plus à sa parole ; ses traditions seront officiellement conspuées, et ses membres recevront un salaire en échange de leurs grands biens, devenus la propriété de l’État.

« Vous voyez quel est le pouvoir de la royauté ! Ses folies suffisent pour prouver jusqu’où va sa force. Louis XIV a impunément ensanglanté la France ; le régent l’a mise impunément au pillage, et c’est impunément que Louis XV la déshonore. Si la maison civile du roi est portée à vingt-cinq millions[28] ; si le jeu du roi absorbe seul des sommes qui feraient vivre des milliers de pauvres ; si les spéculations personnelles[29] du roi produisent des famines factices qui mettent le peuple au désespoir ; si le roi exerce à son profit les plus monstrueux monopoles ; s’il est permis au roi d’enrichir ses courtisans et ses maîtresses en faisant élever ou baisser, selon ses fantaisies, le prix des grains[30] ; si le roi est assez pourvu de domaines de toute sorte pour donner à madame de Pompadour la terre de Crécy, le château d’Aulnay, le château de Bellevue, le château de Menars, la terre de Saint-Remy, l’hôtel d’Ëvreux, l’Élysée-Bourbon, l’Ermitage ; si le roi est assez pourvu d’argent pour payer deux millions cinq cent mille francs[31] les faveurs de madame Dubarry, courtisane échappée aux bras d’un mousquetaire ; si le roi rit de la pudeur de nos femmes et lève d’impurs tributs sur la virginité de nos filles ; ces exactions, ces ignominies, ces scandales qu’on ose à peine blâmer à voix basse, ne montrent-ils pas tout ce que la royauté puise en France de témérité et d’orgueil dans l’ignorance du peuple, la bassesse des gens de cour, le prestige du trône, la puissance des baïonnettes et l’influence des traditions ?

« Eh bien ! encore quelques années, et vous assisterez au spectacle de la royauté humiliée, insultée, enchaînée, mise en question. Une assemblée de bourgeois lui demandera compte de ses actes ; des robins la recevront assis et la tête couverte ; ses maîtres de cérémonie seront traités comme des laquais, et ses ministres comme des serviteurs du peuple, jusqu’à ce qu’un jour vienne (jour terrible) où on la fera monter sur un échafaud, sans même lui permettre ce qu’on permet au dernier des criminels… ; car les suprêmes paroles de cette royauté tombée en la puissance du bourreau s’éteindront dans un roulement de tambours.

« Vous voyez quel est encore le pouvoir de la noblesse ! Appuyée d’un côté sur le trône, elle l’est de l’autre sur le clergé. Les fonctions publiques lui sont exclusivement réservées ; c’est elle qui possède les emplois de cour ; c’est elle qui jouit de toutes les pensions ; c’est elle qui remplit le cadre des officiers de l’armée ; c’est de son sein que sont tirés les grands officiers de la maison du roi, lesquels ont l’exorbitant privilège de vendre les charges subalternes et d’en garder le prix. Elle a, pour s’enrichir, les prestations, les redevances, les corvées, les mainmortes, des servitudes personnelles de toute espèce. Elle chasse : le paysan qui en fait autant va aux galères[32]. Investie des droits de haute, moyenne et basse justice ; elle a fourches patibulaires, piloris et carcans ; et ce n’est que depuis peu de temps que les sentences pour crime capital sont revues par les cours supérieures. Telle est sa puissance dans les campagnes, qu’elle fait atteler des hommes à ses charrettes comme des animaux de labourage, et que, pour empêcher les grenouilles de troubler le sommeil des châtelaines, une foule de malheureux passent la nuit à battre les étangs[33]. Que dire enfin ? Il a été longtemps permis à un seigneur de tuer un vilain, moyennant la somme de cinq sous parisis.

Eh bien ! encore quelques années, et toute cette aristocratie sera mise au néant. Une nuit suffira pour faire crouler tout l’échafaudage du système féodal. Oui, dans cette nuit, la qualité de serf sera effacée du vocabulaire de la langue, les mainmortes seront détruites, les justices seigneuriales abolies, les privilèges pécuniaires anéantis, la vénalité des offices sera supprimée, les dîmes seront déclarées rachetables et les citoyens reconnus admissibles à tous les emplois. Et, chose merveilleuse ! ces réformes dirigées contre la noblesse, c’est par elle qu’elles seront accomplies : elle-même prononcera son arrêt et scellera irrévocablement sa ruine[34].

« Ce n’est pas tout. L’industrie est aujourd’hui soumise au régime des jurandes et des maîtrises.

« Eh bien ! par la plus soudaine, la plus profonde de toutes les révolutions, le principe de la concurrence illimitée sera proclamé.

« Si bien que de toute la société d’aujourd’hui, dans quelque temps il ne restera rien, absolument rien. »

Encore une fois, je le demande, qu’aurait-on dit de l’homme qui, quelques années avant 1789, aurait tenu cet étrange langage ? On l’aurait certainement appelé un homme à théories, un rêveur généreux, un utopiste, un fou, que sais-je ? Il aurait dit vrai cependant, et ceux qui l’auraient accusé de folie auraient fait preuve en cela d’imprévoyance et d’aveuglement.

Les partisans du nouvel ordre social se trouvent précisément aujourd’hui dans la position de cet homme. Et certes, entre le régime actuel et l’application de nos idées, la distance est infiniment moindre qu’entre la société qui existait la veille de 1789 et celle qui exista le lendemain.


  1. Voir l’article intitulé : question des banques, dans le numéro de la Revue du Progrès du 1er décembre 1839.
  2. Nous ne devons pas oublier à ce sujet que, notre livre ayant été saisi, le Siècle, qui en avait combattu les doctrines, s’est élevé contre la poursuite avec la plus grande énergie. Il n’en fallait pas tant sans doute pour que la chambre des mises en accusation fit bonne et prompte justice de l’erreur du parquet ; mais nous n’en devons pas moins des remercîments au rédacteur en chef du Siècle, M. Chambolle, pour le noble et fraternel appui qu’il nous a prêté en cette circonstance.
  3. Les journaux qui jusqu’ici ont discuté notre projet sont :le Siècle, le Constitutionnel, le Charivari, la Phalange, la Revue de l’Aveyron et du Lot, le Globe, la Revue du 19e siècle, le Commerce, le Journal du Peuple, la Revue des Deux-Mondes, l’Atelier, le Journal des Débats.
  4. Voir le Journal des Débats, numéro du 21 août 1844.
  5. Voir le Commerce, no du 3 août 1841.
  6. Voir le Commerce, no déjà cité.
  7. Revue de l’Aveyron et du Lot, no du 1er mars 1841.
  8. Revue de l’Aveyron, no du 1er mai 1844.
  9. Revue de l’Aveyron et du lot, no du 1er mai 1844.
  10. Revue de l’Aveyron et du Lot, no du 8 mars 1841.
  11. Revue de l’Aveyron et du Lot, no du 10 mars 1841.
  12. Revue de l’Aveyron et du Lot, no du 10 mars 1841.
  13. Ibidem.
  14. Revue de l’Aveyron et du Lot, no du 10 mars 1841.
  15. Phalange, no du 25 septembre 1840.
  16. Phalange, no du 23 septembre 1840.
  17. Phalange, no du 23 septembre 1840.
  18. Revue de l’Aveyron et du Lot, no du 15 février 1841.
  19. Constitutionnel, no du 19 décembre 1840.
  20. Globe, 15 mars 1841.
  21. Revue française, no de 1838.
  22. Siècle, no du 22 août 1840.
  23. Siècle, no du 22 août 1840.
  24. Revue des Deux Mondes, numéro du 1er septembre 1841.
  25. De l’État des Ouvriers et de son amélioration par l’organisation du Travail.
  26. Préambule de l’ordonnance du 17 mai 1751.
  27. Lettre du cardinal de Fleury au conseil de Louis XV.
  28. Compte rendu à Louis XVI en 1774. Collection, p. 114.
  29. Soulavie. Décadence de la Monarchie, III, 313.
  30. Lacretelle. Dix-huitième Siècle, IV, 298.
  31. Soulavie. Décadence de la Monarchie, III, 155.
  32. Voir le décret du 4 août 1789.
  33. Discours de Leguen de Kérangel, dans la nuit du 4 août.
  34. Nuit du 4 août 1789.