Orgueil et Préjugé (Paschoud)/6

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Traduction par anonyme.
J. J. Paschoud (1p. 41-57).

CHAPITRE VI.

Les dames de Longbourn se présentèrent chez celles de Metherfield, qui ne tardèrent pas à rendre la visite dans toutes les formes. Les manières attrayantes des Miss Bennet charmèrent de plus en plus Mist. Hurst et Miss Bingley, et quoiqu’on trouvât que la mère étoit intolérable, et qu’on ne pouvoit faire la conversation avec les sœurs cadettes, on exprima cependant le désir de faire plus ample connoissance avec les deux aînées. Elisabeth, qui leur trouvoit toujours beaucoup de hauteur, ne pouvoit les goûter. La préférence qu’elles accordoient à Jane, venoit du sentiment qu’elle avoit inspiré à leur frère ; ce sentiment étoit évident pour tout le monde, et il étoit évident aussi pour Elisabeth que Jane cédoit à l’attrait qu’elle avoit senti pour lui au premier abord ; qu’elle étoit par conséquent au commencement d’une inclination ; mais Elisabeth espéroit que l’on ne s’en doutoit pas, parce que Jane avoit une grande force d’âme, un caractère égal et une constante sérénité qui la garantiroit des soupçons des médisans ; elle en parla à son amie Miss Lucas.

— C’est très-bien, répondit Charlotte, de pouvoir en imposer au public, mais c’est quelquefois un désavantage d’être si réservée. Si une femme cache son affection avec le même soin à celui qui en est l’objet, elle peut perdre l’occasion de le fixer, et ce sera alors une bien légère consolation pour elle de penser que le monde est dans la même ignorance que lui. Il entre tant de reconnoissance ou d’amour-propre dans presque tous les attachemens, qu’il n’est pas prudent d’en abandonner un à lui-même, c’est-à-dire au seul pouvoir de l’amour. Une légère préférence est assez naturelle, mais il y a peu de gens capables d’aimer vivement sans être payés de retour. Sur dix exemples, il y en a neuf où une femme réussit mieux, en montrant plus de sentiment encore qu’elle n’en éprouve. Bingley distingue votre sœur, il n’y a pas de doute, mais il n’ira pas au-delà de la simple préférence, si elle ne l’encourage pas, en lui laissant voir ce qu’elle éprouve pour lui.

— Mais elle l’encouragera autant que son caractère peut le lui permettre, et d’ailleurs, si moi je vois le sentiment qu’elle a pour lui, il faudroit qu’il fût bien simple pour ne pas le découvrir aussi.

— Souvenez-vous, Elisa, qu’il ne connoît pas le caractère de votre sœur aussi bien que vous.

— Cependant si une femme qui a de l’amour pour un homme ne fait pas tous ses efforts pour le lui cacher, il doit bien enfin s’en apercevoir. — Peut-être s’en apercevra-t-il s’il la voit assez souvent pour pouvoir l’étudier. Mais quoique Jane et M. Bingley se rencontrent fréquemment, ce n’est jamais long-temps de suite, et comme c’est en société, ils ne peuvent pas s’entretenir toujours ensemble. Plus Jane pourra attirer son attention, mieux elle réussira. Lorsqu’elle sera sûre de lui, elle pourra alors l’aimer tant qu’elle voudra.

— Votre plan seroit bon, s’écria Elisabeth, s’il ne s’agissoit que d’avoir envie de se marier, et je vous assure que je l’adopterois si je ne voulois qu’épouser un homme riche, ou enfin avoir un mari quelconque. Mais ces idées là n’occupent point Jane. Elle n’a aucun dessein, elle n’est pas même certaine du degré de préférence qu’elle lui accorde, et s’il est fondé. Elle ne le connoît que depuis quinze jours ; elle a dansé à Meryton avec lui ; elle l’a vu en visite à Metherfield, et a dîné trois ou quatre fois avec lui ; ce n’est réellement pas assez pour qu’elle puisse connoître et juger son caractère.

— Non pas comme vous présentez la chose, si elle n’avoit fait que dîner avec lui, elle auroit pu seulement découvrir s’il avoit un bon appétit, mais vous oubliez qu’ils ont aussi passé trois ou quatre soirées ensemble, et cela fait beaucoup.

— Oui, les quatre soirées les ont mis à même de savoir réciproquement s’ils aiment mieux le commerce que le vingt-et-un ; mais pour ce qui est des traits caractéristiques de l’un et de l’autre, je ne crois pas qu’ils aient été fort développés.

— Je souhaite de tout mon cœur, dit Charlotte, que Jane soit heureuse, mais je crois qu’elle auroit autant de chances de bonheur si elle l’épousoit demain que si elle étudioit son caractère pendant un an. Le bonheur dans le mariage est absolument une chose du hasard. Que les deux parties connaissent parfaitement leurs défauts réciproques, et que même d’avance elles soient parfaitement d’accord, cela n’assure pas le moins du monde leur félicité. Les défauts, qui ne sont souvent que de légères différences, vont toujours en augmentant, et deviennent par la suite si opposés qu’ils peuvent occasionner mille désagrémens aux deux époux. Le mieux seroit encore de connoître aussi peu que possible les défauts de la personne avec laquelle on doit passer sa vie.

— Vous me faites rire, Charlotte, mais vous ne me persuadez point, vous ne voudriez pas vous-même agir ainsi. »

Toute occupée à observer les soins de M. Bingley pour sa sœur, Elisabeth étoit loin de soupçonner qu’elle fût elle-même devenue un objet d’intérêt pour son ami. M. Darcy avoit d’abord eu de la peine à convenir qu’elle fût jolie ; il l’avoit considérée avec indifférence au bal ; depuis lors, il ne l’avoit regardée que pour la critiquer, mais il n’eût pas plutôt prouvé à ses amis qu’il n’y avoit pas un trait de sa physionomie de remarquable, qu’il commença à trouver que la belle expression de ses yeux noirs lui donnoit l’air fort spirituelle ; à cette découverte en succédèrent plusieurs autres également mortifiantes. Quoique l’œil de la critique lui eût fait voir plus d’un défaut dans la parfaite régularité de sa taille, il étoit forcé de reconnoître que sa tournure étoit svelte et agréable, et en dépit de la décision qu’il avoit prise que ses manières n’étoient pas celles du grand monde, leur grace et leur enjouement le séduisoient. Elle ignoroit complètement tout cela, et il n’étoit encore à ses yeux qu’un homme qui ne se faisoit aimer nulle part, et qui ne l’avoit pas trouvée assez jolie pour la faire danser.

Il commença à désirer de la connoître davantage, et afin de parvenir à lui parler, il prenoit part à la conversation qu’elle avoit avec les autres. Ces avances attirèrent enfin son attention, c’étoit chez sir Williams Lucas où il y avoit beaucoup de monde. « À quoi pensoit M. Darcy, disoit-elle à Charlotte, d’écouter ainsi ma conversation avec le colonel Forster ?

— C’est une question à laquelle M. Darcy peut seul répondre.

— S’il recommence encore, je lui laisserai voir ce que je pense. Il a un regard très-satyrique, si je ne commence par être impertinente moi-même, je finirois par avoir peur de lui.

Il se rapprocha d’elle peu de momens après, sans paroître avoir l’intention d’entrer en conversation. Miss Lucas défia alors son amie d’oser lui parler, ce qui provoqua Elisabeth, elle se retourna, et lui dit : — Ne pensez-vous pas, Monsieur Darcy, que je parlois fort bien lorsque je tourmentois le colonel Forster pour qu’il nous donnât un bal à Meryton ?

— Du moins, avec beaucoup de chaleur, c’est un sujet sur lequel les jeunes dames sont toujours très-pressantes.

— Vous êtes sévère pour nous.

Ce sera bientôt son tour d’être attaquée, pensa Miss Lucas. — Je vais ouvrir le piano, Elisa, et vous savez ce qui en arrivera.

— Vous êtes une singulière créature, sous l’apparence d’une amie ! toujours me faire jouer et chanter devant tout le monde ! si ma vanité s’étoit tournée du côté de la musique, vous auriez été inappréciable ! mais j’aimerois mieux ne pas en faire devant des gens qui sont accoutumés à entendre les artistes les plus distingués. Cependant Miss Lucas persistant, elle ajouta : Allons, puisque vous le voulez, il le faut.

Son exécution étoit agréable quoique peu brillante ; après un ou deux morceaux de chant, et avant qu’elle eût eu le temps de répondre aux sollicitations des personnes qui désiroient l’entendre encore, elle fut remplacée au piano avec empressement par sa sœur Mary, qui ayant le plus travaillé pour acquérir des talens et de l’instruction, étoit toujours impatiente de les montrer. Mary n’avoit ni dispositions, ni génie, et la vanité qui lui avoit donné beaucoup d’application, lui avoit donné aussi un air pédant et satisfait qui auroit nui à de plus grands talens que les siens. Elisabeth, sans affectation, sans prétentions, avoit été écoutée avec beaucoup de plaisir, quoiqu’elle fût loin d’être aussi forte que sa sœur. Après un long concerto, Mary fut charmée d’avoir à mériter de nouveaux éloges, et joua des airs irlandais et écossais à la demande de ses sœurs cadettes, qui avec les Miss Lucas et quelques officiers, se mirent à danser dans le fond du salon.

M. Darcy étoit dans une muette indignation de cette manière de passer la soirée qui excluoit toute espèce de conversation. Il étoit trop occupé par ses réflexions pour faire attention à sir Williams Lucas qui étoit près de lui ; jusqu’à ce qu’enfin ce dernier lui adressa la parole.

— Quel charmant amusement pour les jeunes gens, Monsieur Darcy ! Après tout, il n’y a rien comme la danse ; je la considère comme un des premiers degrés de la civilisation dans les sociétés policées.

— Certainement, Monsieur, elle a aussi l’avantage d’être fort en usage dans les sociétés les moins policées. Les sauvages dansent aussi.

Sir Williams sourit légèrement. — Vos amis dansent à ravir. Après une courte pause, voyant Bingley se joindre au groupe des danseurs : je ne doute pas, M. Darcy, que vous ne soyez vous-même adepte dans cet art ?

— Vous m’avez vu danser à Meryton, je crois, Monsieur.

— Oui, en vérité, et ce spectacle m’a procuré un plaisir infini ! Vous dansiez souvent à St.-James sûrement ?

— Jamais, Monsieur.

— Ne pensez-vous cependant pas que ce seroit honorer à la cour ?

— C’est un honneur que je ne fais nulle part, lorsque je puis m’en dispenser.

— Vous avez une maison à Londres, je suppose ? M. Darcy s’inclina.

— J’avois eu une fois l’idée de m’établir à Londres ; j’aime passionément la bonne société, mais je n’étois pas sûr que cet air-là convînt à la santé de Lady Lucas.

Il s’arrêta pour attendre une réponse, mais son interlocuteur n’étois pas disposé à lui en faire une. Dans ce moment, Elisabeth passoit près d’eux. Sir Williams, enchanté de l’idée de faire une chose qu’il croyoit très-polie, l’arrêta, et lui dit : ma chère Miss Elisa, pourquoi ne dansez-vous pas ? M. Darcy, vous me permettrez de vous présenter cette jeune dame, comme un partner fort agréable ; vous ne pouvez me refuser de danser, quand la beauté est devant vous ; et prenant la main d’Elisabeth, il vouloit la donner à Darcy, qui quoiqu’extrêmement surpris, ne la recevoit pas sans plaisir, lorsqu’elle la retira brusquement et dit à sir Williams : En vérité, Monsieur, je n’ai pas le moindre désir de danser, et je ne venois point vous demander un partner.

M. Darcy lui demanda alors d’un air fort sérieux de lui faire l’honneur de danser avec lui, mais ce fut en vain ; Elisabeth étoit décidée, et Sir Williams, malgré tous ses efforts, ne put parvenir à ébranler sa résolution.

— Vous dansez si bien, miss Elisa ! il est cruel de me refuser le plaisir de vous voir ! Quoique M. Darcy n’aime pas cet exercice, il ne feroit aucune difficulté de nous obliger pendant une demi heure.

— M. Darcy est rempli de politesse, dit Elisabeth en souriant.

— C’est vrai, mais en reconnoissant le motif qui le feroit agir, nous ne pourrions pas nous étonner de sa complaisance ; car, qui pourroit refuser une telle danseuse !

Elisabeth lança un regard malin sur M. Darcy, et s’en fut. Sa résistance ne lui avoit point fait de tort dans l’esprit de M. Darcy, il pensoit à elle avec complaisance, lorsqu’il fut abordé par Miss Bingley.

— Je parie que j’ai deviné le sujet de votre rêverie ?

— Je ne le crois pas.

— Vous pensez combien il seroit insupportable de passer plusieurs soirées de cette manière, et dans une pareille société. Je suis tout-à-fait de votre avis, jamais je n’ai été plus fatiguée, plus ennuyée, du bruit, de la nullité, et cependant de l’importance de tous les gens. Combien je donnerois pour entendre vos observations sur eux !

— Votre conjecture est entièrement fausse, je vous assure ; mon esprit étoit plus agréablement occupé. Je réfléchissois sur le plaisir que peuvent faire deux beaux yeux qui parent la figure d’une jolie femme.

Miss Bingley fixa les siens sur lui et le pria de vouloir bien lui dire qu’elle étoit la dame qui avoit le bonheur de lui inspirer de telles réflexions.

— Miss Elisabeth Bennet.

— Miss Elisabeth Bennet ! s’écria Miss Bingley, je suis stupéfaite. Y a-t-il long-temps qu’elle est votre favorite ? Quand pourrai-je vous faire mon compliment, je vous prie ?

— C’est absolument la question que je pensois que vous me feriez. L’imagination des femmes est si prompte ; qu’elle s’élance de l’admiration à l’amour, et de l’amour au mariage ; en un instant ; je savois que vous me féliciteriez.

— Mais vraiment si vous parliez sérieusement je regarderois la chose comme arrangée. Vous aurez une charmante belle-mère ! Je pense qu’elle demeurera toujours à Pimberley avec vous ?

Il l’écoutoit avec une parfaite indifférence, pendant qu’elle s’amusoit à parler ainsi : tranquilisée par son air calme qui lui persuadoit qu’il n’y avoit rien de réel dans cette plaisanterie, elle continua à déployer son esprit sur ce sujet.