Orient

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Orient
Revue des Deux Mondes5e période, tome 31 (p. 432-433).


ORIENT


Orient ! tu dormais au fond de mes pensées,
Équivoque, secret, odorant et subtil,
Dans le kiosque où touche aux lampes balancées
La main sèche d’un Aladin au noir profil !

Tes mille et une nuits de parfums et d’étoiles
T’avaient fait ce sommeil de sultane au jardin,
Et je te regardais sans écarter les voiles
Où ton visage obscur attendait le matin.

Assis en l’ombre bleue attentive aux fontaines
Où la tulipe est droite au bord des bassins frais,
J’écoutais longuement, perle des nuits sereines,
La voix du rossignol aux pointes des cyprès.

Mais, comme ta beauté voluptueuse et grave
Qui a le goût des fruits et le parfum des fleurs,
Comme tes pieds posés aux faïences que lave
Le jet d’eau qui s’irise aux feux des sept couleurs.

Je savais tes ardeurs et tes amours jalouses
Et le rusé lacet et le sabre coupant
Qui changent aux cous nus des perfides épouses
Les grains de leurs rubis en gouttes de leur sang.

Car si, dans le parfum des jasmins et des roses,
Et sur la douce soie et les tapis tissés,
Ta langueur, Orient, s’étire et se repose,
Un redoutable éclair luit en tes yeux baissés.

Que la colère coure en tes veines brûlantes
Et te voici debout soudain, et tes talons,
Habitués longtemps aux marches indolentes,
Pressent le flanc fougueux des ardens étalons !


Adieu, les longs loisirs et la sieste divine,
Ta paresse se cambre en orgueil frémissant,
Comme la lune ronde au ciel qu’elle illumine
Se contracte, amincie, et s’aiguise en croissant !

Et tu passes alors en mes rouges pensées,
Non plus mystérieux, subtil et le corps oint
D’essence précieuse et d’huile parfumée,
Mais l’étrier au pied et l’étendard au poing.

Et je te vois alors, sous le turban de guerre
Dont la coiffe d’acier te protège le front,
Regardant, devant toi, saigner dans la poussière
La tête du vaincu, qui pend à ton arçon………

La double vision à mes yeux évoquée
Tourmente tour à tour mon esprit incertain,
Tandis qu’au minaret de la blanche mosquée,
Guttural et criard, chante le muezzin.

Il fait sombre déjà sous les larges platanes
De la petite place ombragée où je suis,
Et j’écarte parfois d’un geste de ma canne
Un chien jaune qui rôde et dont le croc blanc luit ;

Dans le ciel clair encore à travers le feuillage
Les martinets aigus croisent leurs cris ailés
Et dans la tasse étroite où glisse leur image
Mon café refroidit auprès du narghilé.

La rue en pente va vers l’échelle prochaine
Et, de la Corne d’Or où mon caïque attend,
Je verrai se lever, courbe et visible à peine,
La Lune, sur Stamboul où règne le Croissant !

Henri de Régnier.